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Les carnets de Jonathan – épisode 23

chapitre 23

Retour en france

Le notaire fait les cent pas dans le hall de l’aérogare, et trahit ainsi une nervosité rare chez lui. Il prend particulièrement l’affaire à cœur, car il la sent cruciale pour l’avenir de son ami. S’ils réussissent, c’est sûr, Jacques retrouvera définitivement son entrain, et cette joie de vivre que peu sont capables de déceler sous son apparence austère, mais que le notaire apprécie en connaisseur, goûtant tout particulièrement la capacité qu’a le grand homme à prononcer les énormités les plus incongrues sans se départir de son air de ne pas y toucher. Le vieil homme doit ainsi à Jacques les plus grands fous rires de sa vie, moments d’une joie intense encore décuplée par l’étonnement feint de son ami devant ces brusques accès d’hilarité. Ces séances manquent cruellement à maître Leclerc qui, lucide sous son masque d’insouciance, sent bien que s’il veut rire encore, il vaut mieux ne pas traîner. Il sait aussi, hélas, qu’un échec plongerait inéluctablement son ami dans un désespoir sans fond, une tristesse aussi inexorable que muette, que maître Leclerc redoute d’autant plus qu’il l’a déjà croisée.

Jacques lui a téléphoné, la veille, en milieu de journée, heure de Paris, c’est à dire au petit matin à Québec, pour lui indiquer simplement qu’il décalait son voyage de retour de vingt-quatre heures, avec pour seule explication le fait que le projet était un peu plus complexe que prévu à monter. Maître Leclerc a cru sentir de l’excitation dans la voix du grand homme, mais n’était-ce pas seulement une impression, un espoir ténu auquel il cherche désespérément à s’accrocher, comme un naufragé à son épave ? Calme de nature, peu sujet aux crises d’anxiété, le notaire se reconnaît à peine quand il croise son replet reflet dans le miroir d’une vitrine. Une voix langoureuse comme une poupée gonflable vient, par-dessus le marché, d’annoncer que le vol de Jacques aurait une demi-heure de retard. Râlant d’impuissance, le notaire en profite pour acheter le dernier numéro du Canard Enchaîné. L’étalage des turpitudes, réelles sans doute, mais surtout bien mises en scène, des notabilités du pays, réussit d’ordinaire à le divertir. Aujourd’hui, rien n’y fait, et la feuille à peine ouverte est grossièrement repliée et fourrée sans ménagement dans une poche de son imperméable, charge à madame Leclerc de l’en débarrasser ultérieurement.

Le vol Air Canada, en provenance de Montréal, arrive enfin. Jacques est l’un des tout premiers passagers à débarquer, privilège des clients de la classe affaire. Le notaire, coincé dans la zone d’attente, doit encore ronger son frein plusieurs interminables minutes avant que son ami puisse récupérer son bagage, et franchir le contrôle douanier. Durant tout ce temps, le vieil homme essaie de lire sur le visage de Jacques une quelconque expression, mais c’est en pure perte. La distance qui les sépare encore est trop importante pour sa vue déficiente. Quand le grand homme se présente devant lui, le notaire se crispe. Le visage de son ami est soucieux, tendu. Ils se serrent la main, et aussitôt maître Leclerc demande :

– » Quelque chose ne va pas, Jacques ?

– J’ai faim ! » répond l’autre, l’air terrible.

– » Comment donc, on ne sert plus à manger, dans ces oiseaux là ?

– Vous voulez parler de ces victuailles dont on peut légitimement se demander si elles ne sortent pas directement de la même machine à injecter le plastique que le plateau qui les supporte ? Je n’appelle pas ça manger, maître, surtout quand on sait qu’à l’arrivée, on peut compter sur ce somptueux carnet d’adresses que vous tenez serré dans la poche intérieure droite de votre veston. »

A ces mots, le notaire part d’un gigantesque éclat de rire. Il s’est, une fois de plus, laissé berner par Jacques, et apprécie aujourd’hui doublement la situation. Si son ami le chambre de cette manière, c’est que tout va bien. Mais avant d’avoir la moindre nouvelle d’outre-Atlantique, maître Leclerc sait qu’il lui faut accepter de jouer le jeu jusqu’au bout. Il extrait donc le fameux carnet de la poche en question, et sélectionne avec soin l’adresse d’un de ces restaurants qu’ils affectionnent tous deux. Puis il embarque son ami dans la vieille Jaguar, et prend le chemin du cœur de Paris.

Il leur a fallut une heure pleine pour atteindre le havre de gastronomie sélectionné, puis pour passer leur commande, et se faire servir un apéritif léger destiné à les faire patienter, avant qu’enfin Jacques, taquin, daigne se mettre à table, au sens figuré, cette fois. Il trace à grands traits son épopée des trois derniers jours, joue sur les silences pour ménager le suspense, s’arrête un long moment sur la description de ses six correspondants avant d’admettre que l’idée de départ qui a sous-tendu son action ne débouche que sur une voie de garage, compte tenu de l’absence de l’élément-clé dont ils avaient tous deux négligé l’existence. Il laisse un bon moment encore macérer le notaire, qui pourtant sent que le cul-de-sac n’est qu’apparent, en lui décrivant, avec force détail, son entrevue avec les Clémenceau, jusqu’au réveil de ce bon Georgie. Il prend encore son temps pour expliquer comment il a pris contact avec Jean Valjean, nouvel arrivé dans l’histoire, qui coordonne maintenant le système initialement créé par son fils. Puis enfin, le hors d’œuvre expédié, l’entrée chaude fumant dans les assiettes, il raconte son entrevue avec le jeune homme en question.

– » C’est un jeune homme étrange que ce Jean Valjean. Il porte son nom à merveille. On a véritablement l’impression qu’il a déjà vécu longtemps, quand pourtant ses poils de barbe sont aussi fins et clairsemés que vos cheveux, mon cher Al.

– Jacques, s’il vous plaît !

– Qu’y a-t-il ? Je ne vais pas assez vite, à votre goût ?

– Non, il ne s’agit pas de cela, et j’apprécie, au contraire, le talent que vous déployez pour me faire saliver, mais…

– Mais ?

– J’aimerais que vous cessiez de m’appeler ainsi.

– C’est que, si je crois ce que m’en a dit Océane, c’est vous qui avez souhaité…

– C’est exact, mais j’aurais souhaité que ce diminutif lui soit, comment dire, réservé. Il a, dans sa bouche, une sonorité agréable, et qui contribue à me rajeunir. En revanche, quand vous l’employez, j’ai l’impression d’être l’Auguste, dans un duo de clowns.

– Et je serais donc, moi, le clown blanc.

– Il y a de ça, en effet.

– Maître, je vous promets solennellement de faire mon possible pour ne pas l’oublier. Il est vrai qu’à nos âges, on s’accommode d’une certaine respectabilité.

– C’est tout à fait cela. Ne sommes-nous pas grand-père, vous et moi ?

– Vous avez raison. J’aurais maintenant mauvaise grâce à l’oublier, puisqu’il s’agit, en ce qui me concerne, d’un choix délibéré. Puis-je poursuivre maître ?

– Je vous en prie, mon cher Jacques.

– Merci bien. Je vous disais donc que ce Jean Valjean donne l’impression d’avoir beaucoup vécu. Il a, notamment, un extraordinaire talent d’auditeur.

– Que voulez-vous dire par là ?

– Je veux dire qu’il sait écouter. Les jeunes gens ont une inclination naturelle à vouloir en remontrer aux anciens que nous sommes, et parlent à tort et à travers pour monopoliser l’oreille de leur auditoire. Lui fait montre, au contraire, d’une grande attention, n’interrompant son interlocuteur que pour faire préciser tel ou tel point du récit. Il incite à la confidence, et je me suis trouvé très vite désarmé devant lui. En moins d’une heure, je lui avais tout raconté, de A à Z, sans qu’il ait besoin de me pousser. Je m’étais pourtant préparé à cet entretien, me fondant sur l’idée qu’il fallait, dans un premier temps au moins, rester sur la réserve, car j’ignorais à quel point il était engagé auprès de Dali di Stéphano. Il était, après tout, un ennemi potentiel de taille. Mais une fois devant lui, plus rien. Je crois avoir été un négociateur habile, vous en avez souvent été témoin. Et voilà que devant ce gamin, qui doit tout au plus avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, j’étais comme un débutant qui se jette à l’eau avec naïveté, et livre sans calcul l’intégralité de ses atouts en une seule fois. Quand je me suis rendu compte de cette faiblesse inhabituelle, j’aurais du me sentir mortifié. Et bien, même pas. Tout, dans son attitude, dans son regard, dans son sourire, aussi, indiquait que j’avais eu raison de parier sur la confiance. J’y ai beaucoup réfléchi depuis, et bien qu’il m’en coûte de l’admettre, je crois que si j’avais essayé d’agir autrement avec lui, il m’aurait roulé dans la farine.

– Voilà un bien étrange jeune homme, en vérité.

– Et ce n’est pas fini. Une fois mon récit achevé, je restais là, silencieux, à attendre sa réponse. Il me fit patienter un bon moment, à marcher doucement de long en large dans le petit salon que l’hôtel avait mis à notre disposition. Puis, à son tour, il se mit à parler. Il me fit un long récit, et me dévoila tout un pan de sa vie que d’ordinaire, il préférait taire. Je vous résume les faits, car je n’ai pas son talent de conteur. Je me limiterai donc aux éléments essentiels du récit, ceux qui expliquent sa décision finale. Ce jeune homme, maître, est une sorte de génie de la peinture, mais un mauvais génie. Il possède un talent exceptionnel pour copier, mieux encore, pour peindre « à la manière de », pour reprendre son expression. Il sait mieux que quiconque décortiquer ce qui constitue le coup de patte d’un artiste, et recréer, à partir d’une tache de peinture sur une toile, le mouvement qui l’a fait naître. Il sait analyser le type de pinceau, ou de couteau, qu’a employé l’artiste, et retrouve assez facilement la nature des pigments et des liants qu’il a utilisés. Il réussit, ainsi, à se mettre dans la peau de n’importe quel peintre, et peut alors, à la demande, produire aussi bien un Matisse qu’un Degas, voire un Van Gogh, un Géricault ou un Delacroix, et je ne parle bien entendu que des artistes que je connais. Ce don, hélas, se double d’un sérieux handicap. Le gamin est incapable de s’inventer un style personnel. Sorti de ses imitations, il n’a, en effet, aucune inspiration, ce qui lui interdit de faire la carrière que justifierait pourtant sa technique parfaite. Son talent particulier, pourtant, a fini par attirer l’attention, et il a cédé sans vraiment résister aux sirènes de la fortune, à défaut de pouvoir profiter des trompettes de la renommée. C’est ainsi qu’il s’est mis à fabriquer des faux, pour le compte d’un gros marchand d’art véreux, un américain qui a su lui donner l’impression d’exister. S’il n’avait travaillé qu’à petite échelle, en copiant uniquement des artistes disparus, des cotes moyennes, l’affaire aurait sûrement pu durer. Mais vous connaissez les américains, n’est-ce pas. Ils n’en ont jamais assez. Les commandes étaient toujours plus importantes, les cotes des peintres copiés plus élevées, jusqu’au jour où il a livré un tableau censé avoir été peint par un artiste anglais au nom imprononçable, toujours vivant, et très avare de sa production. Le bonhomme a porté plainte, et avant d’avoir eu le temps de comprendre ce qui se passait, Jean Valjean s’est retrouvé en prison. C’est là que, suivant des cours de dessins, plus par désœuvrement que pour préparer une éventuelle reconversion, vous en conviendrez avec moi, il s’est lié avec son professeur, qui n’était autre que Georgie Clémenceau. Georgie a parlé de lui à Jonathan, avec qui il venait de se lier, et mon garçon s’est mis à jouer les visiteurs de prison. Une très profonde amitié s’est nouée entre ces deux jeunes gens. Plus que cela même. Jonathan s’était trouvé un petit frère, quelqu’un qui avait enfin besoin de lui, et qui avait le pouvoir de casser sa solitude. Jean, de son côté, s’est attaché à ce garçon qui, pour le plaisir, venait passer plusieurs heures en prison, chaque semaine. Ils parlaient d’art, bien sûr, mais aussi de filles, de musique moderne, de politique, tombant le plus souvent d’accord sur tout. Tenez, il m’a même appris que Jonathan était très entiché d’Océane, mais qu’il ne s’en doutait pas !

– Que voulez-vous dire ?

– Et bien, je vous l’ai dit, Jo lui parlait régulièrement de tout et de rien, des petits faits qui émaillent une vie quotidienne. Et, d’après ce jeune homme, Océane était très présente dans ces discussions. Il m’a précisé, toutefois, que Jonathan ne parlait pas de sa compagne comme s’il avait existé entre-eux une passion romantique, mais plutôt comme si elle avait été, déjà, un élément intangible de son univers.

– Tiens donc.

– Mais je m’éloigne de notre sujet. Notez quand même, mon cher maître, à quel point le récit de ce jeune homme fut complet, car je vous rappelle que je n’ai posé aucune question. C’est étrange, mais j’en ai plus appris, sur mon fils, en deux heures de temps, qu’en vingt-six années de vie auprès de lui. Bref, à sa sortie de prison, Jo était là, et lui a mis le pied à l’étrier, en lui confiant une partie de la rédaction des fameuses chroniques. Il me faut préciser ici que personne n’était au courant, pas plus Océane que Dali. Seul, Georgie se doutait de quelque chose. A la disparition de Jo, le gamin s’est trouvé dans une situation difficile, d’autant qu’il ne connaissait pas les pourvoyeurs de copie. Jo lui apportait les papiers, et ensemble, ils les mettaient en forme. Au bout de quelques semaines, il a pris le taureau par les cornes, et a suivi Dali di Stéphano à la sortie de son travail, jusqu’à chez elle. Là, il est parvenu à lui parler. La jeune femme a d’abord eu grand peur, car elle a cru avoir affaire à un maître chanteur. Mais elle a vite compris le parti à tirer de cette rencontre, d’autant qu’ayant récupéré les carnets de Jonathan de la façon que vous savez, elle possédait, elle, le moyen de retrouver ses fournisseurs de matière première. C’est ainsi que mademoiselle di Stéphano, avec l’aide de Jean Valjean, a remis le réseau sur pied. Je vous passe les détails de l’organisation. Sachez simplement que tout est effectivement cloisonné, et passe par un système de boites aux lettres perfectionné, qui protège l’anonymat de tous. Il ne connaît pas les nègres de base, et les nègres de base ignorent tout de lui. Ils touchent une somme forfaitaire pour chaque compte-rendu, et lui est payé à la pige. Le système lui permet de vivre, chichement, mais honnêtement, du moins, en ce qui le concerne.

– Vous présentez les choses comme s’il n’y avait guère d’espoir d’en inverser le cours, pourtant…

– Pourtant ?

– Je gage, à voir votre mine réjouie, que le jeune homme en question s’est laissé convaincre de passer dans notre camp.

– Mieux que cela, maître, mieux que cela. Lors de mon exposé, je n’avais en effet pas eu le temps de lui présenter l’idée que nous avions eue de constituer un cartel de rédacteurs autonomes, afin de détrôner l’usurpatrice. Et voici que ce jeune homme, spontanément, se met à m’expliquer que la situation, si elle le nourrit, lui pèse. Il a conscience d’être un bon critique d’art. Il est même persuadé qu’il a trouvé sa voie. Mais l’artiste qui sommeille en lui se contente difficilement de l’anonymat auquel le contraint le système, d’autant que la personnalité particulière de Dali di Stéphano n’est pas faite pour lui plaire, et que son inculture crasse, en matière d’art, l’horripile au plus haut point. Il rêve d’écrire sous son nom, et m’explique que s’il avait la possibilité de rencontrer ceux qu’il nomme les vendangeurs, il leur proposerait un contrat d’association, afin de s’affranchir de la tyrannie de leur employeur. Avouez qu’on ne pouvait rêver mieux !

– J’avoue, mon cher Jacques, j’avoue, non sans me demander dans quelle mesure vous n’enjolivez pas un peu le récit.

– Allons maître, qu’allez-vous imaginer là ?

– Passons. Finissez votre histoire, je vous en prie, afin que je vous raconte la mienne avant de vous accompagner à la gare.

– A dire vrai, j’en ai pratiquement terminé. Je lui ai expliqué notre projet de cartel, qui l’a aussitôt emballé, et lui ai confié les coordonnées de ses six associés potentiels. Il doit maintenant les réunir, et mettre au point un modus operandi qui tienne la route, avant de demander audience au directeur du journal, et de lui mettre le marché en main. Ou bien il vire Dali, et confie officiellement au Cartel la rédaction de la chronique, ou ils cessent de fournir au journal la matière première dont il a désespérément besoin. Je me suis engagé, pour ma part, à financer le premier mois d’activité de leur association, afin de leur fournir les moyens de contraindre la direction à plier, si tant est qu’elle veuille faire montre de mauvaise volonté.

– Il ne nous reste donc plus qu’à attendre.

– En croisant les doigts.

– Combien de temps pensez-vous qu’il lui soit nécessaire pour parvenir à ses fins ?

– Je pense que nous aurons une réponse avant un mois.

– Un mois, c’est long !

– Que voulez-vous ? On ne peut faire marcher l’orchestre plus vite que la musique. Tant que la direction du journal ne percevra pas la dimension réelle du danger qu’elle court, elle peut résister.

– C’est exact, mais je ne peux m’empêcher d’être inquiet tout de même.

– Allons donc, mon cher maître. Que voulez-vous qu’il arrive pendant ce temps-là ? Si nous nous débrouillons bien, c’est le laps de temps qui nous sera nécessaire pour feindre de mener à bien notre négociation avec l’adversaire, non ?

– Justement, il me faut vous rendre compte de ma dernière conversation téléphonique avec de Courcy.

– Je vous écoute.

– Le bonhomme a eu du mal à toucher son correspondant, mais il y est finalement parvenu. Ils sont d’accord pour nous livrer le projet de protocole, et nous laissent une semaine de réflexion.

– Vous voyez bien, voici déjà une semaine gagnée. Plus que trois !

– Je vous trouve bien optimiste, mon ami, cela ne vous ressemble guère.

– C’est que j’ai de bonnes raisons de croire que Dali di Stéphano ne devrait pas nous poser de problèmes, du moins , tant qu’elle n’aura pas eu vent de l’attaque qu’elle va subir.

– Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ?

– Je n’affirme pas, je suppose. Jean Valjean m’a confié qu’il a bien étudié le comportement de cette jeune et désagréable personne. Trois semaines par mois, approximativement, elle papillonne de réception en vernissage, et sort beaucoup, afin de soigner son image de personnage mondain. La quatrième semaine, elle s’enferme pour faire croire qu’après avoir moissonné les informations nécessaires, il lui faut travailler à la rédaction finale de sa chronique mensuelle. Pendant les trois premières semaines, elle n’a guère le temps de penser à autre chose qu’à ses mondanités. Elle ne peut devenir dangereuse pour nous, par désœuvrement, que pendant le temps durant lequel elle est sensée rédiger. Or Jean m’a confié qu’il vient d’effectuer une livraison. Par conséquent, nous pouvons vraisemblablement faire traîner l’affaire durant les trois semaines qui viennent sans qu’elle nous oppose trop de résistance. Il faut espérer que cela suffira.

– Sinon ?

– Sinon, nous aviserons. Il n’est quand même pas sorcier de trouver une raison valable pour décaler une signature de huit jours que diable !

– Si vous le dites !

– Mon Dieu, maître Leclerc, je ne vous reconnais guère aujourd’hui. Vous êtes sinistre, mon bon ami, ce n’est pas dans votre nature

– Excusez-moi, Jacques, je suis désolé. Vous avez sûrement raison. Mais j’ai quand même un sombre pressentiment.

– Allons donc, dans un mois, au plus tard, nous en rirons ensemble.

– Je l’espère Jacques, je l’espère. »

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Jacques a beaucoup réfléchi durant le voyage de retour. Sa grande carcasse est tellement engoncée dans les sièges de la SNCF, qui paraissent avoir été conçus pour des passagers moyens dont la taille ne doit pas excéder un mètre soixante-quinze les jours de pluie, qu’il lui est impossible de faire grand chose d’autre. Même la lecture est pénible dans de telles conditions. Comble de malchance, il n’a pas réussi à attraper un T.G.V. direct, et doit subir la litanie des gares qui jalonnent le trajet de retour vers le Manoir : Chartres, Le Mans, Laval, Vitré, Rennes, Lamballe, Saint-Brieuc, avant d’atteindre Guingamp. Chaque arrêt ajoute encore à la longueur d’un voyage qui lui paraît d’autant plus interminable qu’il brûle d’annoncer à Océane la fin du cauchemar. Il est conscient, pourtant, qu’il y a loin, encore, de la coupe aux lèvres, et règle, en pensée, les innombrables détails dont la parfaite réalisation est seule capable de transformer en succès pratique l’idée qui, au départ, se présente dans la nudité de sa pure théorie. En solide pratiquant d’un cartésianisme de bon aloi, il décortique les étapes du processus de création du cartel, ou plus précisément de « Cartel », puisque Jean Valjean, emballé par l’idée, a accepté d’en faire le nom du groupe. Il analyse les difficultés présentées par l’enchaînement des étapes, et leur trouve une, voire plusieurs solutions, qu’il archive aussitôt, à leur place, dans sa mémoire, sans ressentir le besoin de prendre la moindre note. De temps en temps, il récapitule le système dans son intégralité, afin de s’assurer de la cohérence de l’organisation. Puis il reprend sa réflexion à l’endroit où il l’avait laissée, quelques minutes plus tôt. Il lui arrive quand même, parfois, de laisser dériver ses pensées au gré de la succession des paysages qui défilent derrière la vitre contre laquelle il s’appuie. Mais ces escapades intellectuelles ne durent jamais plus d’une ou deux minutes, avant qu’il ne marque son impatience d’un léger soupir, et ne replonge dans son univers d’organigrammes, de plans et d’objectifs à court et moyen termes. La voix d’un agent, rendue nasillarde par la piètre qualité des haut-parleurs, annonce enfin l’arrivée à Guingamp. Contrairement à sa conduite habituelle, Jacques se lève aussitôt, rassemble ses affaires, enfile son manteau, et se dirige à grandes enjambées vers l’extrémité du wagon. La main sur la poignée, il scrute le quai par la porte vitrée en attendant l’arrêt complet du convoi, espérant découvrir les silhouettes gracieuses de ses petites protégées flanquant celle, un peu voûtée maintenant, de Maurice. Las, l’homme est seul, un peu à l’écart des autres personnes venues chercher l’un des leurs, qui se tiennent elles-mêmes en arrière d’un premier rideau composé de voyageurs prêts à embarquer pour le far-west breton. Maurice a la tête basse, et tourne une vieille casquette entre ses mains noueuses. Le train s’arrête dans un épouvantable grincement de ferraille martyrisée, et Jacques aussitôt saute lestement sur le quai, organisant déjà en pensée le résumé qu’il va faire à son chauffeur, avant de pouvoir entreprendre le récit intégral de son voyage devant la maisonnée au grand complet. Pourtant, en arrivant devant le vieil homme, il sent immédiatement que quelque chose ne tourne pas rond. Maurice, en effet, paraît soulagé de revoir son patron, mais personne n’oserait pour autant prétendre qu’il présente la riante physionomie d’un homme heureux. Il offre à Jacques, bien au contraire, le faciès d’un homme tourmenté par un drame qu’enfin il va pouvoir partager. Jacques ne s’y trompe d’ailleurs pas, et plutôt que d’attendre du vieil homme, qui le regarde sans bouger avec des yeux de chien battu, qu’il se décide enfin à parler, il prend les devants :

– « Et bien, Maurice, on dirait que le ciel vous est tombé sur la tête. Que vous arrive-t-il ?

– Oh, il ne s’agit pas de moi, monsieur Jacques !” Répond le vieil homme d’une voie éteinte.

– “ Il est arrivé quelque chose à Marie ?

– Non monsieur, pas à Marie.

– Alors à qui, enfin, Maurice, parlez. Est-ce… Cécilia ? ”

Le vieux, pour toute réponse, se contente de baisser piteusement la tête, comme un gardien pris en flagrant délit d’inattention. Jacques, conscient d’avoir élevé la voix, et attiré ainsi l’attention des personnes alentours, saisit le bras de Maurice et l’entraîne vers la sortie de la gare. Dans sa tête se succèdent à grande vitesse les hypothèses les plus tragiques au sujet de sa petite fille. Est-elle morte, blessée, a-t-elle été enlevée, et pour quelle raison…? Pas un instant, il ne songe que le drame que Maurice, qu’il traîne toujours par la manche de sa veste, est encore incapable de lui raconter, peut être lié a l’affaire en cours. Ils parviennent enfin à la voiture, dont Jacques prend le volant sans ménagements. Maurice, toujours silencieux, s’installe sur le siège du passager avant.

-” Maintenant que nous sommes seuls, allez-vous enfin me dire ce qui est arrivé à Cécilia ?”

Maurice paraît terrorisé par la physionomie du grand homme, dont les mâchoires crispées sculptent les faisceaux musculaires des joues, conférant à son visage déjà austère une apparence minérale inquiétante. Le vieux parvient à peine à bredouiller :

– “Pas seulement à Cécilia, monsieur Jacques.

– Enfin, Maurice, va-t-il me falloir vous arracher les mots de la bouche, un par un, pour parvenir enfin à savoir ce qui se passe ?

– Ce sont les gendarmes, monsieur Jacques, ils sont venus à la maison.”

A ces mots, le grand homme sent son cœur se glacer. Par deux fois les gendarmes lui ont rendu visite au Manoir, depuis qu’il s’y est installé. Par deux fois seulement. Et, à chacune de leur visite, c’est une partie de sa vie qui s’en est allée. Les mains crispées sur le volant, il attend désormais que Maurice poursuive, sans plus chercher d’aucune façon à le faire accélérer, l’inéluctable arrivant toujours bien assez vite. Son visage a déjà repris l’expression de détachement qu’on lui a connu après la mort de Jonathan, et qui faisait alors dire à Marie que monsieur Jacques n’appartenait plus tout à fait au monde des vivants. Mais Maurice, le regard toujours baissé, poursuit son récit à petite allure.

– “Ils sont arrivés hier matin, monsieur Jacques, juste après votre appel téléphonique. On était tous là, tranquilles, à finir le petit déjeuner, et puis ils ont débarqué, avec leurs papiers du juge, et ils les ont emmenées, sans qu’on puisse rien faire. Ils leur ont juste laissé le temps de prendre quelques affaires, et ont obligé mademoiselle Océane à mettre des menottes.”

Au cours du récit, le visage de Jacques, peu à peu, a changé d’expression.

– » Une minute, Maurice ! Qu’êtes-vous exactement en train de m’expliquer ?

– Ben, que les gendarmes sont venus au Manoir pour chercher mademoiselle Océane et la petite Cécilia, hier matin.

– Dieu soit loué !

– Ah, ben ça ! On peut dire que vous prenez les choses du bon côté, m’sieur Jacques ! » Le ton qu’emploie Maurice hésite entre la surprise et la réprobation. Mais, chez le grand homme, le contrecoup de la peur s’exprime avec colère, et c’est d’une voix redoutable, que Maurice n’a pas souvenir d’avoir jamais entendue, qu’il reprend :

– » Évidemment, que je prends ça du bon côté, bougre d’andouille. A voir la tête d’enterrement que vous faisiez, il y a un instant, je les ai crues mortes. La gendarmerie française n’est pas la Gestapo, que je sache, elles ne seront pas maltraitées. Si leur situation n’a rien d’enviable, elle n’est pas irréversible. Alors maintenant, reprenez votre calme, et racontez-moi l’affaire dans tous ses détails, pendant que je ramène la voiture à la maison. »

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