Chapitre 27
final
La lumière du jour s’estompe doucement pour laisser place à la lueur complice de la lune et des étoiles. Le ciel est particulièrement clair, bien que la journée ait pu être considérée comme déjà chaude pour une fin de mai en Bretagne nord. Malgré l’heure avancée, une joyeuse tablée n’en finit pas de dîner, confortablement installée dans le jardin. Ils sont tous là, Papa, Marie et Maurice, Maître Leclerc et son fils, ou, si l’on préfère, maître Leclerc et son père, Océane et, trônant au bout de la table, ma petite Cécilia. Tout le monde discute en même temps, et chacun des hommes se lève à son tour afin de vérifier que les dernières grillades ne risquent pas de trop noircir. D’un accord commun, quoique tacite, il a été décidé qu’il n’y aurait ce soir ni domestiques ni invités, mais seulement un groupe d’amis festoyant ensemble pour fêter la famille recrée. Chacun y est allé de son toast, systématiquement alimenté par la réserve de champagne de mon père. A ce rythme-là, il va lui falloir bientôt reconstituer ses stocks. Ils ont mangé au tempo du barbecue, Ils ont parlé, ils ont ri, et ils parlent et rient encore. D’un coup, Maurice se lève, en se tapant sur le front. Il marche rapidement jusqu’à la maison, dans laquelle il disparaît quelques brèves minutes, avant d’en ressortir, une enveloppe à la main. Revenu à la table, il la tend à mon père, qui la décachette puis la lit, avant de demander le silence. L’ayant obtenu, il reprend la lecture de la lettre à voix haute. C’est un courrier en provenance du Québec.
– » Cher monsieur Réminiac,
A peine avez-vous quitté le sol québécois que je me sens déjà obligé de vous rendre compte des événements qui sont arrivés depuis votre départ. Mes camarades et moi avons obtenu notre rendez-vous avec la direction du journal en un temps record. Ces messieurs se sont montrés très intéressés par nos révélations, d’abord, puis par notre proposition de collaboration. On peut dire que vous aviez tapé dans le mille. Comme vous le supposiez, mademoiselle di Stéphano est peu appréciée, même par ses employeurs. Ils ont été ravis à l’idée de s’en débarrasser sans que le tirage du journal risque d’en souffrir. J’ai donc le plaisir de vous annoncer que dès le prochain numéro, la rubrique artistique sera entièrement signée par Cartel. Je précise « entièrement » car, après réflexion avec les copains, nous nous sommes aperçus que nous étions susceptibles d’étendre notre champ d’action à la littérature, à la musique, et au cinéma, sans avoir à recruter beaucoup de monde. Certains des « nègres » du système n’exercent en effet pas dans leur domaine de prédilection, et ne demandent qu’à s’y investir, pour une partie de leur temps. Voilà donc une affaire qui marche.
Mademoiselle di Stéphano a quitté le pays. Je me suis laissé dire qu’elle avait trouvé une place dans une société de production cinématographique un peu particulière, au U.S. Point n’est besoin, je pense, d’en préciser davantage. J’ai eu également la visite d’un détective d’ici. Un personnage assez sympathique, ma foi, tout droit sorti d’un roman de Greene. C’est lui qui fut chargé par Dali d’organiser la traque d’Océane Monplaisir et de sa fille. D’après son récit, je peux vous assurer qu’il ne connaissait pas le fond de l’histoire. Je l’ai un peu éclairé sur les parties manquantes. Il a paru assez satisfait de la conclusion de cette affaire. Il m’a prié de vous faire savoir qu’il était désolé d’avoir été dans le mauvais camp, et présente ses sincères excuses aux demoiselles Monplaisir pour les tracas qu’il a pu leur causer. Il m’a également indiqué qu’il avait mis fin à toute la procédure, et qu’Océane est donc libre de revenir à Québec, pour peu qu’elle en ait encore envie.
Je suis aussi mandaté par Stéphanie et Georgie Clémenceau pour vous transmettre leurs meilleures salutations. Le vieux Georgie va un peu mieux, et se réjouit à l’idée de savoir sa « Goutte de Rosée » heureuse et en bonne santé.
Voilà pour les dernières nouvelles. Je tiens maintenant à vous dire un grand merci, à titre personnel. Votre initiative m’a permis de prendre un nouveau départ dans la vie. J’ai même ressorti mes toiles et mes pinceaux ! Vous avez su ainsi parfaire l’œuvre de Jonathan. Mais ne dit-on pas « tel père, tel fils » ? Je vous resterai éternellement redevable de ce que vous avez, tous les deux, fait pour moi. Aussi, me permettrai-je, par cette lettre, de vous transmettre les sentiments respectueux de celui qui, plus que jamais, se sent aujourd’hui le frère de Jonathan.
Affectueusement votre,
Jean. »
La lecture de la lettre s’est faite dans le plus grand silence, et nul ne se sent, apparemment, le droit de le rompre. Mon père a prononcé les derniers mots avec une émotion non feinte, que partagent Océane, Marie, et Maurice. Le notaire a le nez plongé dans son assiette, et son fils contemple rêveusement la robe de son verre de champagne. C’est lui qui parle enfin. Sans tout de suite relever la tête, il s’adresse à Océane :
– » Après vous être trouvé un père, vous voici maintenant dotée d’un petit frère, ma chère. Quelle performance pour une jeune femme sans famille il y a vingt-quatre heures encore. Il ne vous reste guère maintenant qu’à trouver un mari. »
Océane le fixe avec une intensité telle qu’après avoir levé la tête pour mesurer l’effet de la saillie, il la replonge piteusement dans son assiette, le front rouge de confusion. Mon père et le notaire échangent un regard interrogateur, sans prononcer un mot. Maurice, dont c’est le tour de garde auprès du barbecue, n’a rien remarqué, pas plus que Marie, toute entière occupée à caresser les cheveux de Cécilia qui, sentant venir le sommeil, s’est creusé un nid douillet dans son giron. Au bout de quelques secondes, qui ont dû paraître des siècles à l’avocat, Océane sourit et dit :
– » Ce que vous venez de dire, maître, peut être considéré comme une boutade, assez bonne, ma foi, ou être interprété comme une demande en mariage. Compte tenu de l’ambiance qui règne ce soir, et de la quantité appréciable de champagne que nous avons bue, vous et moi, j’en resterai pour l’instant à la boutade. Si, toutefois, je me trompais dans mon appréciation, je vous accorde le droit de réitérer votre demande, dans un délai que je laisse à votre entière appréciation.
– Je me porte garant de la qualité de l’appréciation de mon fils, ma chère Océane ! » Ne peut s’empêcher de dire alors le notaire, avant de partager avec Jacques un formidable éclat de rire, qui leur interdit de suivre le dialogue qui se poursuit alors entre les yeux de la jeune femme et ceux de l’avocat.
Je suis pour l’instant resté en retrait, afin que Cecilia ne me perçoive pas. Maintenant qu’elle dort, je m’apprête à rejoindre le cercle de famille. Ce n’est pas très sain, je vous l’accorde, mais il s’agit de ma famille, non ? C’est la première fois qu’elle est ainsi réunie, et c’est quand même pour partie grâce à moi que ces gens sont si heureux. N’est-il pas normal que je prenne, moi aussi, ma part de bonheur ?
– » Non, Jonathan, ce n’est pas normal.
– Maman ?
– Tiens, tu ne m’appelles plus Martine ?
– A dire vrai, ça me gêne un peu.
– A ta guise, mon fils.
– Pourquoi dis-tu que je n’ai pas le droit d’être heureux ?
– Mais je n’ai jamais dit ça, Jonathan. Je te souhaite, au contraire, tout le bonheur du monde, de notre monde. Pas du leur. Depuis ton arrivée parmi nous, je t’ai regardé de dépêtrer dans ton nouvel état avec un certain plaisir, et sans aucune inquiétude, contrairement à ta petite camarade Jeannou, qui, comme la plupart des débutants, se faisait un sang d’encre à te voir tutoyer sans arrêt la barrière. Malgré tes intrusions dans le monde des vivants, tu n’as jamais présenté le profil-type du candidat fantôme. Ce ne sont pas les regrets qui te faisaient agir, mais le remords, et l’envie de laisser la place propre avant de partir pour de bon. Tu as été parfait, jusqu’à présent, et tu nous as beaucoup fait rire, mes camarades et moi. Mais maintenant, c’est fini, Jonathan. Tout est en ordre, il te faut reprendre le chemin, le cœur léger. »
Pendant qu’elle parle, je vois l’image de ma mère évoluer tout doucement. Petit à petit, presque insensiblement, elle vieillit sous mes yeux, jusqu’à devenir celle que j’aurais connue, si elle avait vécu, si elle avait pu me conduire vers l’âge adulte. Alors que je n’ai, jusqu’à maintenant, éprouvé pour elle qu’une curiosité amusée, je sens monter en moi un amour infini, l’incommensurable, l’admirable amour d’un petit enfant pour sa Maman. Elle me regarde, en continuant, de sa voix douce et patiente, à m’exhorter au départ, puis disparaît lentement, en se fondant dans la nuée. Je ne suis plus dans le jardin. Je suis de nouveau nulle part, dans un tiède éther d’une éclatante et pourtant douce blancheur. Je suis bien, complètement détendu, quand j’entends soudain :
– » Alors, c’est à c’t’heure-ci qu’t’arrives ? Je commençais à en avoir vraiment marre d’attendre monsieur, moi !
– Jeannou ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
– Gné gné gné gné gné. Je viens de te le dire, banane ! Je me gèle les miches à t’attendre.
– Quel langage !
– Eh ! Oh ! Tu sais ce qu’il te dit, mon langage ?
– Non, et je préfère rester dans l’ignorance.
– Est-ce que tu te rends compte, au moins, que tu es le seul mec qui puisse se vanter de m’avoir fait attendre comme ça ? J’ai même cru un moment que tu allais me poser un lapin.
– Je l’ai cru aussi. Faut dire qu’avec toutes les sornettes et autres balivernes dont tu m’avais abreuvé, je croyais que j’étais devenu fantôme pour de bon, moi.
– Ouais, ben, ça va comme ça. Moi, je me suis contenté de t’apprendre ce que je croyais avoir compris. C’est pas ma faute si je me suis plantée.
– Tu vois, Jeannou, la mort, c’est comme les tracteurs. C’est trop compliqué pour les petites filles !
– Non mais ! Ecoutez-moi ça ! Tu es un vrai salaud, Jonathan. Quand je pense que je me casse le cul pour t’aider !
– Allons, ne t’énerves pas ainsi, tu vas tout gâcher. Il nous reste un bon moment à passer ensemble, non ? Mieux vaut peut-être éviter de se disputer pour un oui ou pour un non.
– Mais t’es pas vrai, comme mec ! Ça va être de ma faute, maintenant.
– Jeannou, je t’adore !
– Vas-y, fiche-toi de moi, maintenant !
– Mais c’est ce que je fais.
– Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pour mériter ça ?
– Y’a qu’à monter le lui demander.
– Jonathan !
– Oui, c’est pourquoi ?
– Laisse tomber !
………….