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Les carnets de Jonathan – chapitre 22

chapitre 22

cartel

L’Airbus se pose en douceur sur le tarmac. C’est à peine si, de l’intérieur, les passagers ont perçu la légère secousse qui marque la prise de contact entre les roues et la piste. Le pilote inverse la poussée des réacteurs, à moins que peut-être ne s’en charge l’un des nombreux systèmes automatisés de l’appareil. Le ralentissement s’intensifie dans les stridences des turbines, puis, d’un coup, l’effort cesse en même temps que le bruit. Le gros porteur suit son berger à toute petite vi­tesse vers sa zone de déchargement. Les manutentionnaires aussitôt s’affairent autour de sa gigantesque carcasse, ver­rouillant la passerelle qui permettra aux passagers de débar­quer immédiatement au cœur du bâtiment central de l’aéroport, déchargeant les soutes de leurs cargaisons de valises et de sacs, ou refaisant les pleins, déjà, afin que l’avion ne reste pas immobilisé un seul inutile instant.

Jacques reste confortablement assis au fond de son siège, détaillant avec amusement l’agitation de ses congénères qui, après avoir traversé l’Atlantique à plus de neuf cents kilo­mètres à l’heure, cherchent encore à gagner quelques ridicules secondes en rassemblant par avance leur manteau et leur bagage à main, en se dressant à demi, prêts à foncer dans le couloir dès que l’hôtesse le permettra, en affrontant du regard leurs éventuels concurrents des rangées voisines, dans le seul but d’attraper le premier taxi de la file. Décidément, se dit Jacques, l’homo occidentalis est une race à part, qui se caractérise par une frénétique activité dont le principal objet pourrait bien être l’auto-combustion. Plus je vais vite, plus je vais vite, et vice-versa. L’appareil est enfin arrimé, et pendant qu’une partie du personnel de bord ouvre et verrouille les portes, la responsable de cabine donne enfin le signal du départ. Jacques, que personne n’attend, reste encore assis un moment, à contempler l’activité de l’immense aéroport par le hublot qui jouxte son siège. Mais ses pensées sont ailleurs, quelque part du côté de Paris, dans un petit bistrot près des halles.

Le matin même, conformément au programme si précisément établi par Océane, Jacques a déposé son grand sac de voyage en cuir fauve dans la malle arrière de la voiture que Maurice a religieusement sortie du garage. Grâce à un entretien sans faille, la vieille traction achetée lors du retour d’Algérie est toujours fidèle au poste. Elle n’accuse d’ailleurs pas un kilométrage bien important, car, depuis la mort de son épouse, Jacques n’a plus voyagé que pour des raisons professionnelles, presque systématiquement en train. Elle se contente donc d’assurer l’aller-retour à la gare de Guingamp, ce qui ne représente qu’une soixantaine de kilomètres chaque fois.

Dans la serviette de cuir, offerte près de trente ans plus tôt à son époux par Martine, Océane a glissé le dossier qu’elle a constitué pour le voyage de Jacques. S’y trouvent, rigoureu­sement rangés dans des sous-chemises de couleurs variées, ses billets de train, d’avion, ses réservations d’hôtel et de voiture, un plan de Québec constellé de repères divers et la liste des restaurants correspondants, un autre de Montréal, et un agenda dont les seules pages utilisées sont celles qui correspondent justement au voyage. C’est un bel agenda que la jeune femme a trouvé sur le bureau, et qu’elle n’a pu s’interdire de feuilleter, pour constater avec une certaine tristesse que pas un rendez-vous, pas un voyage n’y figurent, pas une ligne manuscrite ne l’a inauguré, preuve supplémentaire de la rigueur de la retraite sociale que s’est imposé Jacques. Optimiste de nature, Océane s’est alors rendue compte que l’agenda en question était rechargeable, et contenait bien les feuillets de l’année en cours. Elle en a aussitôt déduit que Jacques lui-même n’était, au moins inconsciemment, pas certain de l’irréversibilité de sa décision, et a donc décidé de déflorer le papier vierge à cette occasion. Elle a soigneusement porté les heures, les lieux des rendez-vous, et les coordonnées des personnes à rencontrer sur les pages correspondantes, complétant ces informations primaires de remarques plus explicites dans la partie droite des feuilles, réservée aux notes diverses. Ainsi paré, le grand homme peut partir la fleur au fusil, il ne peut rien lui arriver.

Moins d’une heure après son départ du manoir, Jacques a pris un train à grande vitesse, qui l’a déposé à Montparnasse ou « Al » Leclerc l’attendait sur le quai. Le vieux notaire, toujours élégant, serra longuement la main de son ami, comme s’il le retrouvait après une longue séparation. Comme Jacques, gêné, paraissait s’étonner de cette attitude un peu trop appuyée à son goût d’homme pudique, le notaire avait éclaté de rire, et simplement remarqué :

– » Ça y est, mon vieux Jacques, enfin je vous retrouve ! »

Puis il l’avait entraîné à une vitesse que le code de la route réprouve, zigzaguant comme un chauffeur de taxi, jusqu’au petit bistrot repéré la veille, à l’issue de sa conversation avec de Courcy, et dont la cuisine inventive mais copieuse l’avait pleinement satisfait. Là, il lui avait fait un compte rendu fidèle de son échange téléphonique avec le détective, insistant sur l’idée que tout devait être fait pour gagner du temps, afin de donner au plan une chance d’aboutir. Jacques avait admis de bonne grâce qu’il avait sans doute négligé cet aspect de la question, et le notaire s’était senti tout guilleret de constater que leur vieille complicité, si efficace quelques années auparavant pour monter des affaires, était toujours d’actualité. Les deux hommes avaient ensuite revu les différents points du programme de Jacques, échangeant leurs hypothèses quant au déroulement des débats, supputant les chances de succès, échafaudant des réponses aux questions qu’à leur avis les autres ne manqueraient pas de poser. Puis la conversation avait pris des chemins de traverse, et ils avaient évoqué le passé, ressassant comme au bon vieux temps leurs meilleures histoires, en évitant l’un comme l’autre les sujets douloureux. Ils s’étaient de même interdit de tirer des plans sur la comète, et ni l’un ni l’autre n’avaient osé une quelconque allusion à ce que pourrait devenir la vie au Manoir, une fois cette affaire terminée, quelle qu’en soit l’issue. Après le déjeuner, ils avaient continué à deviser de choses et d’autres en déambulant dans le vaste complexe commercial des halles, complètement insensibles à leur environnement, avant qu’enfin maître Leclerc, à qui Jacques donnait malicieusement du « mon cher Al » plus souvent qu’à son tour, sonne l’heure du départ. Insensible sans doute aux hurlements douloureux de la mécanique martyrisée de sa vieille XK150, le vieux notaire avait foncé jusqu’à Roissy comme si une vie en dépendait. Jacques avait eu largement le temps de se plier aux formalités d’embarquement, puis d’acheter quelques revues économiques et de fumer paisiblement une bonne bouffarde avant que son vol ne soit appelé à l’embarquement. Les deux hommes avaient échangé une longue poignée de main, que le naturel du notaire eut spontanément transformé en une chaleureuse accolade s’il n’avait respecté cette pudeur exacerbée qui donnait à ceux qui ne le connaissaient pas intimement l’impression que Jacques Réminiac était un homme froid.

L’appareil s’est vidé de ses plus furieux passagers quand Jacques, enfin, daigne se lever et prendre la direction de la sortie. Il rend à l’hôtesse son sourire et s’engage dans le couloir mobile qui permet de passer directement au cœur du bâtiment central de l’aéroport. Il commence par récupérer son vénérable sac de cuir, avant de gagner le comptoir de l’agence de location de voiture choisie par Océane. Quelques minutes y suffisent pour régler les formalités, et se faire indiquer l’emplacement de parking où l’attend, comme un pachyderme assoupi, l’immense limousine américaine qu’a réservée la jeune femme. Jacques aurait préféré un modèle de taille plus raisonnable, mais Océane a insisté, arguant qu’au Canada, comme aux États Unis, la voiture est un signe important d’appartenance sociale, et qu’à le voir débarquer dans une « trapanelle », pour reprendre son expression, ses interlocuteurs, du portier de l’hôtel aux nègres de Dali, ne manqueraient pas de se méfier. Or, si Jacques classait l’avis d’un portier d’hôtel concernant sa voiture au même rang que celui de Marie à propos de la bourse, il avait dû admettre qu’il n’en allait pas de même avec les jeunes artistes qu’il aurait à convaincre de son sérieux. Il avait donc cédé, mais n’est maintenant pas loin de le regretter en détaillant la quantité invraisemblable de boutons qui orne son tableau de bord. Les loueurs de voitures internationaux sont, par chance, des gens organisés, et il trouve rapidement un guide d’utilisation qu’il étudie avec soin avant d’engager la clé de contact dans son logement, et de prendre la route de Québec.

«««««

-« Pouvez-vous me passer mademoiselle di Stéphano, je vous prie ? »

La voix du détective est suffisamment persuasive pour que la secrétaire hésite à refuser, d’autant qu’elle sait que l’homme, qui a pris soin de se présenter, est « en affaire » avec la tigresse qui lui sert de patronne. Mais elle a des consignes, et les transgresser équivaut ici à un licenciement pour faute professionnelle. Elle répond, sans trop se mouiller, qu’elle va vérifier si mademoiselle di Stéphano est à son bureau. Quel­ques instants plus tard, la voix grave de la chroniqueuse inter­rompt « la lettre à Elise » qui fait office de musique d’attente, ponctuée comme il se doit dans une maison sérieuse de messages en anglais et en français destinés à entretenir la patience du correspondant.

– » Je vous écoute.

– Nous avons des nouvelles de nos amis de France.

– Je me doute que si vous appelez, ce n’est pas pour me parler d’art ! Alors ?

– Le conseil juridique de mademoiselle Monplaisir demande la possibilité d’étudier les termes du texte qui doit la garantir contre toute action ultérieure de notre part.

– Vous m’avez bien affirmé que quel que soit la teneur de cette lettre, nous pouvions faire valoir devant un tribunal cana­dien qu’elle nous avait été extorquée en échange d’un docu­ment primordial nous appartenant, et que, par conséquent, elle ne nous engageait à rien, non ?

– C’est en effet ce que je vous ai dit.

– Alors, où est le problème ?

– Il n’y a pas, à proprement parler, de problème. Mais à mon avis, ils cherchent à gagner du temps.

– Je ne suis pas à quelques jours près. Communiquez-leur la lettre, et reculons notre ultimatum de quarante-huit heures.

– Nous ferons comme vous le déciderez. Toutefois…

– Quoi ?

– Je pense que vous faites une erreur.

– Et pourquoi, je vous prie ?

– D’abord, parce que si nous cédons, ils vont vraisembla­blement demander à négocier certains termes du contrat, et ce n’est plus un délai de quarante-huit heures, mais plutôt une rémission de plusieurs jours, pour ne pas dire de deux semai­nes, qu’ils sont ainsi capables d’obtenir.

– Quelle importance, si nous obtenons ce que nous voulons.

– On cherche rarement à gagner du temps pour le plaisir de faire traîner les choses, mademoiselle.

– Que voulez-vous dire par là ?

– S’ils tergiversent ainsi, c’est, à mon avis, qu’ils ont préparé une contre-attaque, et qu’ils tentent de trouver le temps nécessaire à sa mise en œuvre.

– Pas bête. Quoique je n’imagine pas ce qu’ils ont pu concocter. Vous avez une idée, vous ?

– Pas la moindre, mais je dispose d’assez peu d’éléments.

– Allons donc ! Vous en savez autant que moi. Sincère­ment, je crois que vous vous trompez.

– C’est possible, mademoiselle, ma remarque n’est, après tout, dictée que par une expérience de trente ans.

– Allons, mon cher, ne prenez pas la mouche. Vous savez que je vous fais pleinement confiance pour gérer cette affaire comme vous le jugez bon.

– Que décidons-nous, alors ?

– Que pensez-vous de l’idée qui consisterait à accéder à leur désir, en annonçant néanmoins que les termes de la lettre ne sont pas négociables ?

– Je pense que ça va leur mettre la puce à l’oreille, et qu’ils vont chercher un piège dans notre rédaction.

– Nous sommes tranquilles, puisqu’il n’y en a pas. A ce stade là du moins.

– C’est vrai, mais nous sommes les seuls à le savoir.

– Que préconisez-vous, en ce cas ?

– Je pense qu’il faut refuser, et en profiter pour donner un tour de vis, afin de les faire céder le plus rapidement possible. Le fait qu’ils cherchent à négocier tend à prouver qu’ils sont prêts à se rendre.

– Il ne faut pas être grand clerc pour imaginer qu’une position aussi ferme peut les inciter à se méfier encore davan­tage. Je pense qu’il nous faut trouver un moyen terme.

– C’est à dire ?

– Vous m’avez bien dit que votre correspondant à quel­ques contacts intéressants avec la police française, non ?

– Avec le ministère de l’intérieur, en l’occurrence, oui.

– Voici mon idée. D’une part, nous déclarons être prêts à leur livrer le papier, afin qu’ils l’étudient, et à négocier avec eux d’éventuelles modifications. D’autre part, votre collègue parisien actionne son contact, afin de leur envoyer un coup de semonce. Qu’en dites-vous ?

– L’idée me semble intéressante, mademoiselle, mais il y a un risque.

– Lequel ?

– La police française pourrait ne pas comprendre la notion de coup de semonce, ce qui aurait pour effet de précipiter l’expulsion de mademoiselle Monplaisir.

– Alors ça, je vais vous dire franchement que je n’en ai strictement rien à faire. Au contraire. Plus le coup sera rude, et plus ils deviendront souples.

– A moins qu’ils ne décident de garder les carnets tant qu’elle ne sera pas rentrée en France.

– Je pense sincèrement qu’ils chercheront à lui permettre de quitter le Canada dans les délais les plus brefs, et pour ce faire, il faudra bien qu’ils cèdent. Croyez-vous réellement qu’elle ait envie de tâter de la prison ?

– Non, sans doute, vous avez raison. Je vais faire le nécessaire en ce sens.

– C’est parfait. Tenez-moi au courant s’il y avait quelque chose de nouveau.

– Je n’y manquerai pas. Bonsoir mademoiselle.

– Bonsoir ! »

«««««

C’est déjà la fin de l’après-midi de son deuxième jour de voyage, et Jacques erre dans les rue de Québec au volant de son paquebot à roulettes, à la recherche de la maison des Clémenceau. Il s’est déjà trompé deux fois, et n’est plus très sûr de sa position. Le plan et les explications fournis par Océane ne sont pas en cause, mais le grand homme est préoccupé, et ne se concentre pas assez sur sa navigation. Il ressasse sans cesse sa déception du matin. Tout s’est pourtant aussi bien passé que possible, compte tenu de la situation, et ses interlocuteurs ont été charmants, compréhensifs, et pleins de bonne volonté. Mais comment a-t-il pu négliger un élément aussi important du système ? Et surtout, comment faire pour rattraper la chose, si c’est encore possible ? Il a beau retourner le problème dans tous les sens, il tombe systématiquement sur une impasse, sentiment d’autant plus désagréable qu’il l’éprouve pour la deuxième fois en bien peu de temps. A l’issue du déjeuner, qu’il a quand même tenu à offrir à la petite bande, il serait bien retourné directement à Montréal, pour sauter dans le premier avion, et discuter de l’affaire avec le vieux notaire. Mais il a promis de faire cette visite de courtoisie aux amis d’Océane, et bien que ça ne l’amuse pas, il ne lui viendrait même pas à l’idée de remettre le rendez-vous. Il tombe soudain sur un grand magasin que la jeune canadienne a porté sur le plan comme point de repère. A partir de là, il ne lui faut que quelques instants pour parquer la voiture, sortir de l’arrière le bouquet qu’il a fait livrer à l’hôtel, et s’engager au cœur d’un jardin japonais jusqu’à la porte de la demeure des Clémenceau. Vous verrez, lui avait dit Océane. Ils sont un peu originaux, mais se sont des gens charmants. Pour ce qui est de l’origina­lité, le grand homme est servi. La porte d’entrée ne présente aucune aspérité, ni poignée, ni verrou, ni même de gonds apparents. Seul, un gros heurtoir verdâtre en forme de crapaud en occupe le haut du panneau. Comme il ne semble pas y avoir de sonnette, Jacques saisit l’animal, avec l’intention de le lever pour le laisser retomber sur l’huis. Ce simple mouvement provoque alors une sorte de coassement, et la porte, sans bruit, s’efface presque aussitôt dans le mur. Derrière se tient une femme encore jeune, vêtue d’une longue robe modèle « Katmandou 1972 ». Elle lui tend la main pour l’inviter à entrer.

– » Je vois que vous avez fait connaissance avec le Tigre. C’est le nom que Georgie a donné à son crapaud, mais il serait trop long d’expliquer pourquoi. Vous êtes Jacques, n’est-ce pas°? Bonsoir, je suis Stéphanie Clémenceau. Entrez, et donnez-moi votre veste. Je vais vous débarrasser des fleurs, aussi. Elles sont vraiment magnifiques. Il paraît que dans ces cas-là, il faut bredouiller qu’il ne fallait pas. Ben moi je vous le dis, ça me fait bien plaisir. Allez venez, suivez-moi. »

Abasourdi par la vivacité et la familiarité de la jeune femme, Jacques la suit dans la maison sans même avoir prononcé un mot. Elle l’introduit dans une vaste pièce à vivre, au milieu de laquelle est dressée une table basse. A côté, un vieil homme semble dormir dans un rocking-chair qui oscille doucement. Un gros chat noir est lové en boule sur ses genoux. La jeune femme reprend à voix basse.

– » Je vous présente Georgie, mon mari. Il ne va pas trop fort, en ce moment, alors, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préfère le laisser somnoler un peu. Vous ferez connaissance plus tard. »

Comme Jacques acquiesce, toujours silencieux, Steph poursuit :

– » Je n’étais pas sûre que vous resteriez dîner, alors j’ai prévu un apéritif copieux. Vous connaissez les tapas ? Moi, j’en raffole, mais je n’ai plus guère d’appétit quand il s’agit de passer à table ensuite. Enfin, on va toujours commencer avec ça, et après, on improvisera au besoin. Tenez, mettez-vous là, » conclut-elle en lui désignant un fauteuil bas. « Qu’est-ce que je vous sers ? »

Jacques a opté pour un bourbon allongé. Une fois le service fait, l’hôtesse s’assied par terre, aux pieds de Georgie toujours endormi, et incite son invité à grignoter à son rythme. Puis elle lui demande des nouvelles d’Océane, et des explica­tions sur l’affaire en cours. Jacques, bien que d’un naturel méfiant et réservé, est vite mis à l’aise par la chaleur qui émane de la jeune femme, et qui s’exprime dans chaque détail de la maison. Alors il raconte toute l’histoire, depuis l’arrivée d’Océane au Manoir, jusqu’à son débarquement à Montréal, la veille. Puis il en arrive à sa réunion du matin.

« – Vous comprenez, Stéphanie, les carnets de Jonathan contiennent les noms et les coordonnées des gens qui faisaient véritablement les visites des expositions quand il s’en occupait, et, par chance, ce sont toujours les mêmes person­nes. Océane les a contactés par téléphone, et leur a proposé de me rencontrer afin de parler un peu de toute cette histoire. Ils ont tous accepté, mais en les interrogeant plus avant, Océane s’est vite rendue compte que chacun ignorait l’exis­tence des autres. De fait, ils s’étaient déjà rencontrés, pour la plupart, au hasard de leurs activités, mais ils ne savaient pas qu’ils faisaient ainsi partie d’un véritable réseau. Je les ai donc rencontrés ce matin, tous les six. Ce sont trois garçons et trois filles, qui tous fournissaient des comptes-rendus de visite à Jonathan, qui rédigeait, à partir de ces notes variées, une chronique homogène que Dali di Stéphano n’avait plus qu’à signer.

– Mais quelle était votre idée, en venant jusqu’ici pour les rencontrer ?

– C’est assez simple. Quand nous avons décidé de rendre à mademoiselle di Stéphano la monnaie de sa pièce, j’ai d’abord pensé envoyer des photocopies des carnets à son journal, ainsi qu’à un certain nombre d’autres publications québécoises, accompagnées d’un texte expliquant tout le système. Je pensais ainsi la réduire à néant, et faire du même coup cesser ses attaques à l’égard d’Océane.

– Ça n’aurait jamais marché. Vous ne vous rendez pas compte de ce qu’elle pèse, ici, dans la presse. Avant de réussir un tour pareil, il faudrait obtenir la confiance d’un journaliste qui n’aurait pas peur de s’attaquer à un morceau pareil. Quant à son propre journal, je pense qu’il l’aurait soutenue. Cette chronique est un must qui leur apporte un grand nombre de lecteurs.

– C’est à peu de choses près ce que m’a dit Océane. En France, ça aurait sans doute marché. Il y traîne en effet une certaine catégorie de journalistes qui fait ses choux gras d’histoires de ce genre.

– Ben moi je crois que même en France, vous auriez eu du mal. Parce que même les bêtes les plus immondes se jettent rarement sur les animaux de leur race.

– Vous avez peut-être raison. Quoi qu’il en soit, nous avons changé de tactique, et décidé que, pour détruire Dali di Stéphano au sein même de son journal, il fallait réunir deux conditions. Premièrement, qu’elle ne soit plus en mesure de livrer ses chroniques. Deuxièmement, que quelqu’un d’autre se mette à le faire à sa place. C’est comme cela que nous avons eu l’idée du Cartel.

– Le Cartel ? Qu’est-ce que c’est ?

– Un cartel est le résultat d’une concentration horizontale d’entreprises de même nature, réalisée dans le but de mettre en commun tout ou partie de leurs activités. J’ai trouvé que dans le cas présent, le terme convenait parfaitement. Et puis, ça sonne bien, non ?

– D’accord, ça sonne pas mal. Mais alors, votre idée, c’était quoi ?

– C’est tout bête. Nous avons décidé d’essayer de convaincre les nègres de Dali de constituer une association officielle, et de livrer leurs travaux officiellement, sous une signature commune qui aurait pu être Cartel, justement. Mais ça n’a pas marché.

– Pourquoi, ils n’ont pas voulu vous suivre ?

– Au contraire, ils ont trouvé l’idée très intéressante, et l’éventualité d’être reconnu pour leur travail leur a plu tout autant que l’idée de gagner, enfin, décemment leur vie.

– Alors, où est le problème ?

– C’est Jonathan, le problème.

– Mais, Jacques… Jonathan est mort ça fait trois ans, maintenant.

– Je vous en prie, Stéphanie, ne me regardez pas avec cet air effaré. Je ne suis pas devenu fou. Quand je dis que le problème c’est Jonathan, c’est bien sûr justement de sa dispa­rition, que je veux parler.

– Je ne comprends pas.

– Je ne peux pas vous en vouloir, j’ai mis moi-même assez de temps à comprendre, alors que j’avais toutes les données sous les yeux. Suivez-moi. Quand Jonathan, paresseux, mais intelligent, met son système au point, il y a quatre ou cinq ans, à peu près, il n’a aucune confiance en Dali. Il monte donc son affaire sur le modèle de certains réseaux de résistance, ou de terrorisme, en imposant un cloisonnement très strict. Personne ne connaît personne, et réciproquement. Non seulement les autres ne se connaissaient pas entre eux, mais ils ignoraient même être plusieurs, et ne connaissaient pas plus la destina­tion de leur travail, tant la rédaction qu’en faisait Jo modifiait l’apparence de leurs notes. A sa mort, tout a failli disparaître, bien évidemment. C’est alors que Dali di Stéphano a réussi à mettre la main sur les carnets, dont je suppose qu’elle connais­sait l’existence. Et elle a pu ainsi remonter le réseau, et pren­dre l’affaire à son compte.

– Je ne vois toujours pas où le bât blesse.

– C’est que vous ignorez encore un détail, alors que je n’ai même pas cette excuse. Dali est incapable d’écrire elle-même ses chroniques, quand bien même on lui fournirait les meilleurs comptes-rendus d’expositions possibles.

– C’est donc…

– Que quelqu’un a remplacé Jonathan dans le système, et que cette personne, homme ou femme, est un élément irrem­plaçable de l’organisation puisque c’est elle qui donne son style aux chroniques.

– Et cette personne…

– Seule Dali la connaît. Voilà, vous avez tout compris. C’est raté.

– Ne jetez pas l’éponge si vite, il y a peut-être un moyen de la retrouver.

– J’y pense depuis la fin de la matinée. Mais comment voulez-vous faire ? Nous n’avons que très peu de moyens, et il s’agit de trouver quelqu’un dont nous ne connaissons ni l’âge, ni le sexe, ni l’apparence physique.

– Il doit bien rencontrer Dali de temps en temps, il n’y a qu’à la suivre.

– Ce n’est même pas sûr. Ils peuvent utiliser le téléphone, un fax, ou tout simplement le courrier. Si nous avions les moyens d’investigation de la police, et du temps, nous pour­rions y parvenir, mais là, je ne vois vraiment aucune solution.

– C’est Jean Valjean, votre type ! »

D’un même mouvement, Steph et Jacques se sont tournés vers le vieil homme, qui semble maintenant parfaitement réveillé, et dit de nouveau :

-« Votre type, là, c’est Jean Valjean. »

Jacques, de peur de contrarier l’homme qu’il sait malade, acquiesce gentiment.

– « Oui monsieur Clémenceau. C’est un peu comme Jean Valjean. Il apparaît au moment où l’on s’y attend le moins, mais dans notre cas, il ne résout pas le problème, bien au contraire.

– Vous me croyez plus débile que je ne le suis réellement, jeune homme. D’abord, appelez-moi Georgie, comme tout le monde. Ensuite, écoutez bien ce que je vous dis. J’ai écouté toute votre histoire, l’air de rien. Et je vous le répète, le type que vous cherchez, car c’est un gars, s’appelle Jean Valjean. J’en mettrais ma main au feu.

– Jean ! Mais, comment le sais-tu ? » interroge Stéphanie, interlo­quée.

– » Je ne le sais pas, je le suppose. Je ne connais qu’une seule personne capable de rivaliser avec Jonathan dans la manière de rédiger une critique d’art, et c’est lui. C’est un de mes anciens élèves. Jo et lui s’aimaient bien, ils partageaient la même vision de l’art, et discutaient souvent ensemble. Il est tout à fait possible qu’il ait ainsi pu rencontrer Dali. Je pense même que si une seule personne, à part moi, savait ce que faisait exactement Jonathan, c’est Jean. Ça m’étonnerait qu’il existe, à Québec, un autre type capable de coller d’aussi près au style de Jo. Pour moi, c’est lui, ça ne fait aucun doute. Et puis, on ne risque rien à le rencontrer, pas vrai.

– Parce que vous savez où il vit ?

– Ben dame ! Qu’est ce que vous croyez. Jonathan n’est pas le seul à avoir des carnets. J’ai gardé les adresses de tous mes bons élèves.

– Il faut l’appeler tout de suite.

– Vous ne pourrez pas le joindre ce soir, à mon avis. Il doit déjà être sorti. Demain peut-être.

– D’accord. Nous essayerons demain. Je vais prendre les dispositions nécessaires pour rester encore le temps qu’il faudra. Pourrez-vous l’appeler vous-même, Georgie ? Moi, il ne me connaît pas. »

Mais Georgie a déjà oublié, et s’est rendormi, le chat sur les genoux. Doucement, Stéphanie s’est levée, et a pris la main de Jacques pour le raccompagner. Sur le pas de la porte, elle lui promet :

– » Appelez-moi demain, en milieu de matinée, je connais bien Jean, je vous obtiendrai un rendez-vous. Allez-y maintenant, il faut que j’aille coucher Georgie.

– Merci beaucoup Stéphanie. Vous me rendez l’espoir.

– Bonsoir Jacques.

– Bonne nuit Stéphanie. »

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