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Les carnets de Jonathan – épisode 24

chapitre 24

L’avocat

Je traîne ma colère sans fin dans les limbes depuis hier matin, sans pouvoir trouver quiconque à qui me plaindre ou me confier. Martine, ma chère Maman, a disparu comme par enchantement. Mon histoire, sans doute, ne l’intéresse plus. Et puis, je crois que nous n’avons pas grand chose à nous dire. Nous avons été séparés si tôt ! Au début, j’ai trouvé amusant de faire la connaissance d’une mère de mon âge. Mais cet engouement n’était, hélas, qu’un leurre. Si elle n’a, en effet, vécu que vingt-six années sur terre, comme moi, il ne s’agissait pas des mêmes années, et le fossé qui nous sépare aujourd’hui est bien plus large que celui que la vie creuse ordinairement entre deux générations qui partagent le même toit. Il me semble également qu’elle a déjà passé tant de temps entre les deux mondes que les vicissitudes du quotidien des vivants ne lui font plus ni froid ni froid. Jeannou, malgré mes tentatives désespérées, me reste, elle aussi, inaccessible, alors que j’aurais tant besoin de son humour de gavroche pour me dérider. Encore que nos dernières rencontres n’aient pas été des plus drôles, mais elle n’y est pour rien. J’espère que tout se déroule maintenant pour elle conformément à ses vœux.

Ce n’est pas que mon nouvel univers soit vide, notez. Sur ce point particulier, Martine ne m’a pas menti. Il traîne, autour du Manoir, un faune étrange de fantômes lugubres, tellement enfermés sur eux-mêmes qu’ils paraissent ne même pas m’apercevoir. Pourtant, dans l’état dans lequel je me trouve, je crois que je me confierais à n’importe qui. La rapidité avec laquelle mes deux protégées m’ont été enlevées m’a laissé sans réactions. J’étais là, pourtant, au-dessus du perron, quand les tristes exécuteurs des basses œuvres républicaines les ont emmenées. Océane fut très digne, au point que c’est sur le visage du gendarme, et non sur le sien, que se lisait la honte, quand il lui a passé les menottes. Cécilia était sage et silencieuse, tenant de sa petite main la jupe de sa mère. Juste avant d’embarquer dans le fourgon, nos regards se sont croisés, et j’ai pu lire alors dans ses yeux d’enfant la douleur que lui causait la trahison de cet ange en qui elle avait mis toute sa confiance. Je ne souhaite à aucun homme de rencontrer un regard d’une telle intensité. Il ne doit pas exister chose plus terrible à supporter que le regard d’enfant de la confiance trahie. J’ai baissé les yeux pour ne pas voir s’en aller le fourgon.

J’aurais pu intervenir, bien sûr. Au point où j’en suis, que me reste-t-il à perdre ? J’aurais pu voler dans les plumes des perdreaux, et provoquer une belle pagaille dans la basse-cour. Mais pour quel résultat ? Jamais, depuis ma mort, je ne me suis senti aussi inutile et impuissant qu’à ce moment là. Je crois que cette fois, j’ai vraiment pris conscience que les affaires des vivants ne regardent pas les morts. Il ne me reste plus qu’à compter sur mon père pour les sortir de là. J’aimerais bien savoir où il se trouve, celui-là, en ce moment ! C’est toute l’histoire ma vie, ça. Jamais là quand on a vraiment besoin de lui. Il devait rentrer hier. Il y avait alors, sans doute, encore quelque chose à faire. Mais à en croire les pandores, mes deux petites canadiennes ont dû être transférées à Paris ce matin, et à l’heure qu’il est, elles doivent croupir dans une prison pour femmes de la capitale. Pourvu qu’au moins, on ne les ait pas séparées !

*********

Océane et Cécilia n’ont pas été séparées, pas plus qu’elles ne sont en prison. Encore que… S’il faut être parfaite­ment honnête, nous dirons qu’elles sont en résidence obliga­toire et surveillée, dans un camp de transit pour immigrants clandestins. Les choses ont été rondement menées. Dénon­cées par de Courcy, conformément aux instructions que lui a données son employeur canadien, la mère et la fille ont été, le jour même, arrêtées par les forces de l’ordre, en vertu d’une loi exceptionnelle votée par le parlement pour défendre le terri­toire national contre l’invasion des hordes barbares venues voler le travail dont les français ne veulent pas. Et un peu les allocations sociales, aussi. Elles ont passé la première journée sans surveillance à la préfecture du département, dans une espèce de salle d’attente dont tout délinquant réel, même débutant, n’aurait eu aucun mal à s’éclipser, mais Océane n’est décidément pas de cette veine là. Par deux fois, dans la jour­née, on leur a amené une paire de sandwiches, assez peu adaptés au régime nutritionnel normal d’une petite fille, mais que Cécilia, avec l’aide de sa mère, a mangé sans rien dire. Par deux fois, également, un petit bonhomme falot, trop gras et mal fagoté est venu leur poser des questions afin de remplir sa liasse de formulaires Cerfa. Océane a répondu à toutes les questions. Il faut bien que tout le monde vive, non ? Puis on leur a alloué une chambre pour la nuit, dans un hôtel voisin. La Bretagne n’est pas confrontée au problème de l’immigration clandestine de façon suffisamment cruciale pour que soit créé un hébergement spécial. Elle a par conséquent recours à la réquisition. Un factionnaire a monté la garde dans le couloir, jusqu’au petit matin. Elles ont alors eu droit à un petit déjeuner, avant qu’une voiture de la gendarmerie ne vienne les prendre pour les emmener à Paris. Après six heures de route, elles ont été livrées comme des colis au personnel de réception d’un centre de regroupement d’immigrés clandestins, en attente d’expulsion. Depuis, elles attendent, sans rien faire, au milieu d’une foule bigarrée, tant par les vêtements que par les couleurs de peau. Jamais, même au Canada, Océane ne s’est sentie aussi amérindienne qu’aujourd’hui. Elle est paria parmi les parias d’une société qui crève de trop manger, et qui se bat pour avoir plus encore. Pendant que Cécilia participe, timide­ment, aux jeux de ses petits compagnons d’infortune, Océane s’enferme dans ses pensées. Elle se prépare à se battre en­core contre l’adversité qui, depuis la disparition de Jonathan, la poursuit inlassablement de ses vicieuses assiduités, ne lui laissant, de temps en temps, que quelques semaines pour souffler, et pour reprendre espoir. Elle songe, avec tristesse, à la renaissance avortée de Jacques Réminiac, qui va sans doute retomber dans son lent suicide à cause de cet échec. Ils sont pourtant passés bien près de la réussite, si elle en croit l’excitation qui habitait le grand homme lors de son coup de fil de la veille, juste avant que ne débarquent les gendarmes. Elle y a cru. Elle a voulu y croire, une fois de plus. Mais son histoire, décidément ne laisse guère de place au bonheur. Elle regarde Cécilia jouer, sagement assise par terre, et puise dans son désir de la protéger un restant d’énergie, pour affronter un futur qui s’annonce bien sombre.

********

Jacques a regagné le Manoir. Il a conduit sans dire un mot sa vieille voiture jusqu’au garage, puis a laissé à Maurice le soin de l’y ranger, le temps d’aller faire un brin de toilette. Il a ensuite retrouvé le couple Martinez dans la cuisine où Marie, malgré des yeux rougis par les larmes qu’elle verse sans presque discontinuer depuis vingt-quatre heures, a préparé un solide en-cas. Mais personne, aujourd’hui, n’a vraiment d’appétit. Jacques, plus pour lui que pour eux, refait le récit de son périple québécois, comme s’il s’agissait de se convaincre que ce coup du sort ne peut être qu’un cauchemar engendré par la peur de gagner cette guerre qu’entraîne nécessairement la proximité du but. Puis il abandonne ses deux vieux serviteurs et s’enferme dans son bureau, comme il l’a fait après les disparitions successives de Martine et de Jonathan. De là, il appelle le notaire, mais tombe sur son facétieux répondeur. Cette fois-ci, son vieil ami est véritablement absent. Il enregistre alors un laconique message qui décrit sobrement la situation et raccroche. Enfin, il se prend la tête entre les mains et se met à attendre.

********

Ma chère mère me surprend au moment précis où je m’apprête à rejoindre mon père dans son bureau. Depuis son retour au Manoir, je bous de ne pas pouvoir le rencontrer seul. Et voilà que lorsque la situation se présente enfin, elle débar­que sans crier gare.

– ” Alors Jonathan, tout va comme tu le désires ?

– Martine, regarde-moi bien en face et repose ta question, s’il te plaît.

– Donc, il y a un problème.

– C’est le moins que l’on puisse dire !

– Je peux savoir ?

– Si tu n’avais pas disparu sans crier gare, tu saurais.

– Diable, c’est que ça a l’air sérieux ! Tu me racontes, où il faut que je pose des questions ?

– Océane et Cécilia ont été emmenées par les gendar­mes.

– C’est fâcheux.

– Comment ça, fâcheux ? C’est une vraie catastrophe, oui.

– Mon pauvre enfant, tu dramatises tout. Les gendarmes ne sont pas des tortionnaires, que je sache. Il ne peut rien leur arriver de bien grave.

– Mais tu ne comprends donc rien ? Elles vont être renvoyées au Québec, comme immigrées clandestines, et vont, là-bas, retomber dans les griffes de Dali !

– Je pense que mademoiselle di Stéphano aura d’autres chats à fouetter, dans les semaines qui viennent.

– Que veux-tu dire ?

– J’ai accompagné ton père, lors de son voyage, et je peux t’affirmer qu’il a fait du bon travail. Ta Dali est potentiel­lement en bien fâcheuse posture. Je pense même qu’elle est cuite, si tu me pardonnes cette expression.

– D’abord, ça n’est pas ma Dali. Et ensuite, comment fais-tu ?

– D’abord, “ça” l’a été. Et ensuite, comment je fais quoi ?

– D’abord, peut-être, mais c’est fini depuis suffisamment longtemps pour qu’on n’en parle plus. Et ensuite, comment fais-tu pour voyager ainsi ?

– Écoute, je te propose d’essayer de ne traiter qu’une question à la fois, sinon on n’arrivera à rien.

– D’accord.

– Je commence donc ! En ce qui concerne cette demoi­selle, je trouve que tu as une attitude un peu désinvolte, mon garçon. S’il n’y avait jamais rien eu entre cette jeune femme et toi, nous n’en serions pas là aujourd’hui.

– Admettons. De toute façon, on ne peut pas revenir en arrière. Quant au travail effectué par Papa, à quoi veux-tu qu’il serve, maintenant ? C’est trop tard, tout est foutu.

– Quel langage ! Et quel défaitisme ! Peux-tu me dire ce que risquent tes petites protégées, exactement, à part un rapide aller-retour pour leur pays d’origine ?

– Premièrement, je te rappelle que, de mes petites proté­gées, pour reprendre ton expression, l’une est ta petite-fille. Deuxièmement, en vertu des nouvelles lois votées en France pour lutter contre l’immigration clandestine, toute personne expulsée de France pour y avoir séjourné de façon indue est condamnée à ne jamais pouvoir y revenir. Ce qui signifie, en clair, que si Océane et Cécilia montent dans un avion pour le Canada dans ces circonstances, elles ne pourront jamais plus revenir en France.

– C’est un détail que j’ignorais. Mais a-t-il vraiment une grande importance ? Si Dali di Stéphano n’est plus en mesure de les ennuyer, ne seront-elles pas plus heureuses dans leur pays qu’en exil ?

– Je suis persuadé du contraire, mais il est vrai que cette opinion n’engage que moi. Quoi qu’il en soit, elles ne seront plus libres de revenir, même pour une courte visite. Et ça, c’est de nature à faire mourir Papa.

– Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Où vas-tu ?

– J’ai besoin de lui parler.

– Jonathan ! Combien de fois faudra-t-il que je te rappelle que cette histoire ne te concerne pas !

– C’est étrange, il y a cinq minutes à peine, tu prétendais que j’en étais responsable. Allez, salut Martine, faut que j’y aille. Tu m’expliqueras un autre jour le truc que tu emploies pour te balader. »

********

Maître Leclerc rentre d’une soirée passablement fatiguante. A son âge, on se passerait volontiers de ce genre de corvées mondaines, mais madame Leclerc n’est pas octogé­naire, elle, loin s’en faut. Elle est même, pour quelques mois encore, plus proche de la quarantaine que du demi-siècle, et supporterait difficilement de vivre coincée dans ses pantoufles auprès d’un mari gâteux. D’ailleurs, c’est pour son dynamisme et sa joie de vivre qu’elle a épousé le notaire. Il aurait mauvaise grâce à l’oublier, d’autant qu’elle est une épouse parfaite, à tous points de vue. Il accepte donc de bon cœur ces quelques sorties mensuelles, et s’amuse des mines atterrées que provoquent ses réparties un peu lestes chez les gens de son âge. Il est content, malgré tout, de retrouver ensuite le calme de son appartement, et goûte en général par anticipation, dès l’ascenseur, le bonheur de se glisser sous la couette.

Tout en déboutonnant son gilet, et en défaisant son nœud papillon, véritablement noué à l’ancienne, il passe, par habitude, le nez à la porte de son bureau, avant de se préparer à rejoindre son épouse au lit. Une petite lampe rouge clignote sur le répondeur téléphonique, indiquant qu’une personne, au moins, ne s’est pas laissé démonter par son original accueil. Étonné, le vieil homme déclenche l’appareil, qui lui livre dans toute sa sécheresse le message de son ami. Maître Leclerc est un homme décidé. Il rejoint aussitôt sa femme, lui demande de lui préparer une valise pour quelques jours, pendant qu’il prendra une douche rapide. Elle ne s’étonne de rien et obtempère, connaissant suffisamment son mari pour savoir qu’il ne sert à rien de l’interroger. Il lui racontera tout à son retour, s’il en ressent l’envie. Quelques instants plus tard, la valise est prête. Le notaire, rasé de près malgré l’heure, s’isole un court instant dans son bureau, d’où il passe un rapide appel téléphonique. Puis il rejoint son garage, et réveille sa vieille voiture pour lui faire prendre la route de la Bretagne. Si tout se passe bien, il arrivera au Manoir pour le petit déjeuner.

********

Je n’ai jamais vu mon père dans cet état. Il paraît avoir pris vingt ans en quatre jours. Le teint gris, le cheveu en bataille, le rictus amer, les rides profondes entre les sourcils, les yeux rougis, s’unissent pour donner de lui l’image d’un vieil homme complètement désabusé que l’espoir a abandonné. J’ai toujours trouvé que mon père manquait d’humanité, et je découvre, aujourd’hui, que cette humanité est innée chez tout être, et que seule l’attitude sociale derrière laquelle nous nous abritons est capable de la masquer. Quand disparaît ce système de défense, à l’abri des regards indiscrets, le plus sévère des hommes redevient un être fragile et nu, dans son humanité. L’homme avachi sur son bureau n’est pas le père austère avec qui j’ai partagé pendant tant d’années une incommunicabilité réciproque. C’est le père que j’aurais sans doute voulu rencontrer plus tôt, celui à qui j’ai envie de parler, celui de qui j’ai envie de recevoir des réponses. Il est moins beau que l’autre sans doute, il a moins de prestance. Et alors, la belle affaire vraiment ! Celui-là, je lis déjà dans son pauvre regard qu’il me comprend. Il n’a rien à prouver, rien à enseigner, mais tout à partager.

“- Salut P’pa. Tu n’as pas l’air en grande forme, dis donc.

– C’est toi Jonathan ?

– Ben oui, qui veux-tu que ce soit ?

– Je n’avais donc pas rêvé, la première fois ?

– Non, tu n’avais pas rêvé.

– C’est complètement fou, ça. Alors, tu es un…

– Fantôme ? Ouais, si tu veux. Les choses sont en fait un peu plus compliquées. Disons que je fais un court séjour pour essayer de nettoyer un peu le b…azar que j’ai laissé derrière moi.

– Ça, j’avoue que…

– Stop ! Je n’étais au courant de rien. On n’en parle pas, sinon on va encore s’eng… se disputer, ce qui ne sert à rien. Partons de la situation telle que nous la connaissons tous les deux, et raconte-moi un peu ce qui t’a fait rester si longtemps absent.

– J’ai fait aussi vite que j’ai pu, je te l’assure. Et même si je m’en étais tenu au plan originel, je serais rentré trop tard.

– Trop tard pour les empêcher de les emmener, sans doute, mais peut-être pas pour les récupérer.

– Tu te leurres, mon garçon. Personne, en France, ne peut grand chose contre l’administration. C’est une énorme incongruité qui se nourrit de son propre immobilisme au point d’opposer à tous, aujourd’hui, une inertie qui semble infinie. Même les hommes politiques les plus puissants s’y sont cassé les dents, alors moi, tu penses ! Les rouages de la machine se sont mis en branle, rien ne pourra plus les arrêter. Nous ne sommes pourtant pas passés bien loin du succès. Je pense que Dali di Stéphano ne se remettra pas du piège que je lui ai tendu, avec l’active complicité de ton ami Jean.

– Ainsi c’est donc Jean qui a repris le flambeau ?

– Oui c’est lui. Il a contacté Dali quelques semaines après ta disparition, et elle lui a demandé de prendre ta place. Au début, Jean pensait n’assurer qu’un intérim. Et puis, Dali ayant fait faire des recherches, il a appris ta mort. Ça lui a filé un coup, tu sais.

– Je m’en doute. Sacré P’tit Jean. Au fond, c’est bien que ce soit lui qui continue. C’est vraiment un boulot dans ses cordes.

– D’autant qu’il va pouvoir s’affranchir de Dali, maintenant.

– Explique.

– Plus tard. Dis-moi d’abord une chose. Je viens de passer quelques semaines à me frotter à ton passé, et une chose m’intrigue. Pourquoi as-tu cloisonné ta vie de cette manière ? Jean, qui prétend que tu le considérais comme son petit frère ne connaît Océane que par tes récits, et elle ne sait même pas qu’il existe. Seul, le vieux Georgie parait réellement te connaître.

– Je n’ai pas d’explication à tout ça. A vrai dire, je n’y ai jamais pensé. Je crois que j’avais tout bêtement peur de m’engager, en amour comme en amitié.

– Admettons. On ne peut plus y changer grand-chose de toute manière.

– C’est dommage. Maintenant que tu m’y fais penser, je crois que j’aurais aimé qu’ils se rencontrent tous les deux.

– Il n’est peut-être pas trop tard.

– Que veux-tu dire ?

– Océane et Cécilia sont inéluctablement condamnées à retourner à Québec, et elles ne pourront plus revenir en France. Jean pourrait nous servir de correspondant là-bas, et prendre soin d’elles en notre nom. Qu’en penses-tu ?

– J’en pense qu’une fois de plus, tu jettes l’éponge trop vite. Elles n’ont pas encore quitté la France, P’pa, et je préfére­rais que P’tit Jean vienne ici, au Manoir, pour faire leur connaissance.

– Le moins que l’on puisse dire, c’est que tu es plutôt buté, pour un mort.

– Très drôle !

– Mets-toi bien dans le crâne que l’on ne peut plus rien pour Océane et Cécilia maintenant, à moins d’organiser une sorte de commando suicide et de prendre d’assaut une à une toutes les prisons de la capitale.

– Tu vois bien qu’il existe une solution !

– Tu parles d’une solution !

– Ce que je veux dire, c’est que tant que le dernier coup n’est pas joué, on ne peut connaître le vainqueur. S’il existe une solution, même stupide, rien ne prouve qu’elle soit unique.

– Tu as une idée ?

– Peut-être, mais j’aimerais que tu trouves tout seul. Réfléchis un peu.

– A quoi joues-tu, Jo ? Si tu as une idée, fais m’en part, et mettons là à exécution.

– C’est un peu plus complexe que tu sembles l’imaginer, mon cher père. Je suis mort, tu te souviens ? Les morts ne doivent pas se mêler des affaires des vivants.

– Qui le saura ? Personne !

– Si, toi.

– La belle affaire !

– Quand tout ça sera fini, pour peu que nous y arrivions, il faudra que tu m’oublies.

– Parce que tu crois que…

– Je veux dire, que tu oublies que nous avons communi­qué par-delà la mort. Ces trucs là, tu sais bien que ça n’existe pas. Si je te donne ma solution, et que tu passes ensuite des années auprès de mes petites canadiennes, il ne se passera pas de journée sans que tu ne songes à cette soirée.

– Et quand bien même. Je sais tenir ma langue. Personne n’en saura jamais rien.

– Personne ici, peut-être. Mais là-haut, ils ne seront pas dupes, alors, mon grand voyage, je peux me l’accrocher ou je pense.

– Parce que c’est ainsi que ça marche.

– Franchement, je n’en sais rien. Je crois que j’en ai déjà trop fait. Mais on ne sait jamais. Il reste peut-être un espoir.

– Écoute, si tel est le cas, je te comprends, et je veux bien essayer de jouer le jeu. Mais je ne sais vraiment pas par quel bout prendre le problème.

– Quand j’étais gosse, tu m’as appris un jour une chose qui m’a, ensuite servi toute ma vie.

– Laquelle ?

– Souviens-toi. C’était un dimanche. Je devais avoir une douzaine d’année, et je séchais lamentablement face à une dissertation à rendre le lendemain. Comme d’habitude, tu t’étais enfermé dans ce bureau, et c’est Marie qui me faisait faire mes devoirs. Mais la pauvre Marie n’était guère plus inspi­rée que moi. Nous tournions sans fin la phrase de l’énoncé dans nos têtes vides, sans trouver la moindre idée pour commencer à dérouler le fil d’une quelconque pensée. Et puis tu es descendu prendre ton thé. Tu te rappelles dis ?

– Pas précisément. J’ai l’impression d’entendre la descrip­tion assez banale d’un dimanche ordinaire de l’époque. Il m’est tout de même arrivé plusieurs fois de venir au secours de Marie quand elle n’était plus capable de vérifier tes devoirs.

– C’est exact. Seulement, cette fois là, tu ne m’as pas donné d’idée, ou de solution toute faite. Tu m’as fait monter dans ce bureau, tu m’as installé à ta place, et, tout en marchant de long en large, tu m’as donné une méthode.

– Une méthode ? Du diable si je m’en souviens !

– Elle était pourtant bien, cette méthode. Je m’en suis servi toute ma vie, dès que j’avais un problème à résoudre, qu’il s’agisse d’une dissertation, ou d’une décision à prendre.

– Tu peux me rafraîchir la mémoire ?

– Ouais. Tu m’as dit, je cite : premièrement, posons-nous la bonne question. Quelle est-elle ? Là, je t’ai relu l’énoncé du devoir. Alors tu as continué : que veut dire la phrase que tu viens de me lire ? M’as-tu demandé. Comme je ne répondais pas, tu as poursuivi : reprenons, un à un, les mots qui compo­sent cette phrase, et cherchons les sens qu’ils peuvent prendre. De cette analyse, naturellement, naîtront les bonnes questions. Puis tu as décortiqué le texte, mot à mot, avec moi. Sans rien dire d’autre, et tu m’as laissé rédiger, là, sur ce bureau. Ça a été ma première vraie bonne note de Français.

– D’accord. Posons-nous la bonne question. Quelle est-elle ? Comment faire pour empêcher qu’Océane et Cécilia ne soient renvoyées au Québec ?

– Faux ! Cette question, c’est la définition de ton impasse. tu vas tourner en rond d’une solution impossible à une idée ridicule. Il faut remonter encore plus loin.

– Mais où, bon sang, veux-tu me faire remonter ?

– A l’origine du problème. Quel est le problème ?

– L’expulsion de France de ta fille et de sa mère.

– Gagné. Quelle est alors la bonne question ?

– Je ne vois pas.

– Pourquoi sont-elles expulsées ?

– C’est stupide. Elles sont expulsées parce que leurs papiers ne sont plus en règle et que nous vivons dans un monde de dingues !

– Tu te laisses emporter. Ce n’est pas ainsi que tu trouve­ra la réponse. Tu ne remontes pas encore assez loin. Pourquoi sont-elles expulsées ?

– Je viens de te le dire !

– Remonte encore.

– Elles sont expulsées parce que ce sont des étrangères en situation irrégulière.

– Bien. Décomposons cette phrase, qui comporte deux idées. La seconde, c’est qu’elles sont en situation irrégulière. Elle n’existe que parce que la première existe. Ce sont des étrangères. Si nous faisons disparaître cet aspect de la question, le problème n’existe plus.

– J’ai du mal à te suivre.

– C’est pourtant simple, il suffit d’écouter. Si Océane et Cécilia cessent d’être des étrangères, elles ne peuvent plus être en situation irrégulière, et donc, on ne peut plus les expul­ser.

– Belle démonstration, en vérité. Si tu songes à une natu­ralisation, je préfère te prévenir tout de suite que tu peux faire une croix dessus. C’est une procédure qui demande un temps certain, et qui est inaccessible aux délinquants. Or, pour dire les choses crûment, Océane, aux yeux de la loi française, est une délinquante.

– Et si je ne songe pas à une naturalisation ? N’existe-t-il donc aucun autre moyen d’obtenir la nationalité française ? Pour ma part, j’en vois au moins trois.

– Trois ? Et lesquels, bon sang ?

– Comment font les étrangers en situation irrégulière qui veulent rester en France ? Allons, fais un petit effort. On en parle régulièrement dans les journaux et à la télévision. Il existe même de véritables réseaux qui organisent ce trafic.

– Tu veux parler des mariages blancs.

– Blancs ou pas, peu importe. C’est le mot “mariage” qui est important.

– Et qui veux-tu que nous trouvions pour épouser Océane, en si peu de temps ?

– Je ne sais pas, moi. Un veuf, sans enfant, qui souhaite­rait égayer un peu sa solitude.

– Non mais tu vas bien ? Tu l’imagines, cette gamine, mariée à un homme qui pourrait être son père ?

– Depuis le temps qu’elle le cherche, son père !

– Et tu me vois, moi, me pavaner au bras d’une jeunesse, devant la bourgeoisie du coin. J’aurais l’air fin !

– Tu ne crois pas que tu forces un peu le trait, là ? Océane a passé la trentaine, et tu n’es pas encore sexagé­naire. L’écart existe, c’est vrai, mais il n’est pas aussi large que tu sembles le croire.

– De toute manière, c’est impossible. Le temps de publier les bans, elle sera déjà arrivée au Canada. Et puis, je suppose que des dispositions législatives interdisent le mariage aux étrangers qui se sont fait pincer.

– Je ne suis pas juriste, mais je veux bien admettre que cette remarque paraît frappée au coin du bon sens. Abandon­nons donc cette idée. Ce n’est pas très important, il reste encore deux possibilités.

– Je ne vois toujours pas.

– Je vais être sympa avec toi, et mettre ça sur le compte de la fatigue du voyage. Si je te dis que l’une des caractéristi­ques d’Océane, c’est d’être née de père et de mère inconnus, qu’est-ce que ça t’inspire ?

– Je sais cela, et ça ne m’inspire pas grand chose.

– Même si tu replaces cette information dans le contexte de notre discussion ?

– Attends un peu. Père et mère inconnus plus nationalité française égale… Adoption !

– Par exemple.

– Tu voudrais que j’adopte Océane ?

– Qu’en penses-tu ?

– Je ne sais pas trop. Il faut que je réfléchisse. D’un côté, Cécilia deviendra ainsi officiellement ma petite fille, et il n’y aurait aucun sous-entendu à l’installation définitive d’Océane au manoir. Ça ne me semble pas sot, à condition qu’Océane accepte.

– Et pourquoi refuserait-elle ?

– Tu dois savoir aussi bien que moi que ton amie est dotée d’un tempérament, comment dire…

– Fort ?

– Le mot est simple, mais il convient assez bien. Donc, si elle estime qu’elle n’est pas en droit d’accepter, ou qu’il s’agit d’un sacrifice de ma part, elle refusera cette solution, et rien ne saura la faire changer d’avis.

– Il suffirait de lui dire que c’est la seule solution existante pour que Cécilia rentre dans ses droits.

– Tu as raison. C’est exactement ce qu’il faut lui dire.

– Ben non.

– Comment ça, non ?

– Ça ne peut pas marcher.

– Et pourquoi donc ?

– Pour les raisons qui rendent également le mariage impossible, mon cher père. L’administration, grande consommatrice de temps et de papiers.

– C’était trop beau. J’y ai vraiment cru un moment. Alors ?

– Alors, il reste la dernière solution.”

********

La vieille Jaguar fait crisser le gravier de l’allée en venant se garer devant le perron du Manoir. Le notaire en sort, frais comme une rose malgré presque cinq cents kilomètres de route, avec, dans la main droite, un pochon de papier plein de croissants encore tièdes, cueillis en passant juste à l’ouverture de la boulangerie du village. Malgré l’heure matinale, la maisonnée est déjà debout, et Maurice vient accueillir les visiteurs avant même que maître Leclerc n’ait eu le temps de sonner. Jacques arrive sur ses talons.

– “ Maître Leclerc ! Vous avez un don de divination, mon cher, je m’apprêtais justement à vous appeler.

– J’ai pris la route aussitôt après avoir écouté le message que vous avez laissé sur mon répondeur. La situation est critique, Jacques, il va falloir agir très vite.” lui répond le notaire en brandissant son sac de croissants. Jacques l’en débarrasse, et dit :

– “ Vous devez être éreinté, après une nuit de route. Venez prendre un café. Mais, auparavant, verriez-vous, mon cher ami, un inconvénient à me présenter la personne qui vous accompagne ?

L’homme, qui s’est jusque là tenu derrière le notaire, fait un pas de côté pour se rendre visible. Il paraît avoir, tout au plus, une quarantaine d’années, et présente un visage avenant, aux yeux pétillants d’intelligence.

– Ah, c’est vrai, où ai-je la tête ? Jacques, je vous présente maître Leclerc, avocat. Et oui, C’est l’aîné de mes enfants. Jérôme, je te présente mon vieil ami, Jacques Réminiac.

– Enchanté de faire enfin votre connaissance, monsieur.

– Moi de même, maître.

– Appelez-moi Jérôme, je vous en prie. J’entends parler de vous depuis mon enfance.

– Dites-moi donc, maître Leclerc père, je vous connaissais trois filles, mais j’ignorais que vous aviez également un fils !

– Jérôme est l’unique enfant que j’ai eu de mon premier mariage, et il a vécu avec sa mère après notre séparation. Comme je vous sais ennemi du divorce, et que c’est une histoire qui date d’avant notre rencontre, je n’ai pas éprouvé le besoin de vous en parler, c’est tout. Pouvons-nous espérer nous sustenter, maintenant ?

– Mais oui, bien sûr, venez.

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