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Les carnets de Jonathan – épisode 14

chapitre 14

les carnets de Jonathan

L’aurore brumeuse enveloppe les rues de Québec d’un voile d’ouate glacée, dernière trace d’hiver au cœur d’un prin­temps qui tarde à annoncer la belle saison. Le détective remonte en frissonnant le col de son imperméable, vérifie d’un réflexe professionnel que la lourde porte de verre de l’immeu­ble s’est correctement refermée derrière lui, puis rejoint en sifflotant la puissante berline européenne qui l’attend, placide, le long du trottoir, narguant les lourdes limousines américaines de la finesse de sa robe aristocratique, que n’ont pas trop abîmée les transformations dues aux règlements de sécurité en vigueur sur le nouveau continent. La voiture, c’est son unique passion, à cet homme, sa seule vraie raison de vivre. Plus jeune, il a disputé de nombreuses courses, en amateur, avec succès, parfois, mais il s’est vite rendu compte qu’il n’avait pas l’étoffe d’un champion. Alors il est devenu collectionneur. Au hasard de ses enquêtes, il furète de-ci, de-là, à la recherche d’une ancienne star du bitume endormie dans un coin de hangar, ou sous une bâche, au fond d’un garage. Cette chasse le passionne bien plus que celle qu’il exerce à titre professionnel, uniquement destinée à lui fournir les moyens d’assouvir son rêve. C’est à cause de lui qu’il a quitté la police pour se lancer dans le privé, plus aléatoire, mais potentiellement plus rémunérateur. Sa décision fut prise le jour où, faute de moyens suffisants, il dut laisser derrière lui une fabuleuse Hispano. Cette voiture, qui aurait pu être la première, et serait toujours la plus belle, de sa petite collection, il lui arrive encore de la croiser, au détour d’un cauchemar, toujours le même, qui le voit, impuissant, assister à la transformation de la sublime en l’un de ces monstrueux « rods » nickelés dont sont friands les américains. C’est que notre détective a la passion classique. L’homme n’aime que les voitures européennes : françaises de l’âge d’or, mais surtout allemandes, italiennes et anglaises, et uniquement les modèles de luxe, fabriqués en petites séries. C’est à elles qu’il songe en se glissant voluptueusement derrière le volant de sa dernière Jaguar. La seule voiture récente de sa collection, celle qu’il utilise pour le travail, quand celui-ci n’exige pas qu’il se fonde dans l’anonymat d’une foule qui roule sans même sans rendre compte. Il égrène dans sa tête les noms magiques : Aston-Martin, Mercedes, Bentley, Maserati, Delahaye… Il procède ainsi chaque fois que la tension nerveuse devient trop forte, et lui donne envie de tout envoyer balader, de cracher enfin à ses clients ce qu’il pense de leurs problèmes sordides, de leurs histoires tordues, de leurs combines douteuses. Mais il ne faut pas. Comment, sinon, pourrait-il prendre soin de ses belles d’acier ? Que n’endure-t-il pas pour elles, tout de même ? Il vient de passer près de vingt-quatre heures non stop avec Dali di Stéphano, sans jamais prononcer un mot plus haut que l’autre, ce qui constituerait un exploit pour n’importe qui, et donc a fortiori pour un homme d’action de sa trempe. Car ce qui ne devait être qu’une courte visite professionnelle, hier matin, s’est transformé en journée de cour pour favori poudré, et il faut avouer que c’est pour lui l’exemple type du contre-emploi. C’est pourtant en toute innocence, si tant est que l’innocence existe, dans ce fichu métier, qu’il a demandé qui était ce monsieur Réminiac, qui débarquait dans l’affaire sans y avoir été invité. Il revoit la scène tout en glissant sa voiture dans la circulation fluide du petit matin.

La jeune femme laisse passer un long silence. Mais il prend bien garde de ne pas le rompre. Il veut savoir. Pas par curiosité, loin s’en faut. A titre personnel, il n’en a rien à faire, de ce type. Mais sur le plan professionnel, c’est une autre histoire. Pour pouvoir continuer à collectionner ses jouets de luxe, il lui faut beaucoup d’argent. Les traîne-savates, on les compte par dizaines dans la confrérie, il ne tient pas à en rejoindre la cohorte geignarde qui mendie les affaires minables à la sortie des commissariats de quartier. Lui ne donne que dans la clientèle haut-de-gamme. Mais ces gens là se connaissent tous entre-eux. C’est son meilleur vecteur promotionnel, pour l’instant, parce qu’il n’a jamais failli. Qu’il commette une erreur, une seule, et le vecteur pivotera de cent-quatre-vingt degrés pour devenir la cause de son inéluctable déchéance. C’est pour cela qu’il traque sans pitié le moindre grain de sable susceptible de faire se gripper la machine. C’est pour cela qu’il a besoin de savoir qui est ce Réminiac, et pourquoi mademoiselle di Stéphano a réagi de la sorte à l’énoncé du patronyme. Alors il attend, patelin, souriant. L’autre est fine mouche. Elle tient aussi longtemps que possible sans répondre. Il a presque l’impression de voir tourner ses petites cellules grises en sur-régime, à la recherche d’un mensonge solide à lui servir. Mais rien ne vient. Alors la jeune femme botte en touche.

– » J’accepte finalement votre invitation à dîner. A condition que ce soit chez moi. Je vous sais célibataire, et je connais suffisamment le quartier où vous habitez pour n’avoir pas envie de m’enterrer chez vous.

– Je pensais qu’un restaurant…

– Nous serons mieux chez moi pour discuter de notre affaire en paix. Je vous dirai alors qui est monsieur Réminiac, bien que je ne le connaisse pas ! En attendant, j’ai du travail à faire. Non, ne partez pas. Je passe la journée dehors. Je suis sûre que vous rêvez de m’accompagner. Le temps de passer deux ou trois coups de fil, et je suis à vous. Si vous voulez boire un verre, n’hésitez pas, le bar est caché par le grand ta­bleau moderne, juste derrière. Pour moi, ce sera un bourbon, sec et sans glace. Merci.

Deux-trois coups de fil, tu parles. Elle l’a fait lanterner près d’une heure et demie, en jetant de temps à autre un petit coup d’œil par-dessus ses lunettes, pour mesurer le degré de cuisson du pigeon. Elle a dû être déçue. Le bonhomme est solide, sur le plan mental. Il s’est installé aussi confortablement que possible dans son succédané de fauteuil, a croisé les jambes, sorti un quotidien de sa mallette, un cure-dents de sa poche de poitrine, et s’est absorbé dans sa lecture. Ou plutôt, il a donné l’impression de lire. En fait, il laisse son esprit vagabonder d’une affaire en cours à l’autre, imaginant de nouvelles combinaisons, soupesant les hypothèses, hiérarchisant les décisions à transmettre à ses collaborateurs, ou au secrétariat. Il peut heureusement compter sur une mémoire de toute première qualité, ce qui l’autorise à ne jamais rien noter sur son agenda. Il fait semblant, parfois, pour donner à son interlocuteur un signe d’attention, et donc d’importance. Car s’il n’a jamais suivi de cours de psychologie, il sait d’instinct que ce qui compte, pour un client, n’est pas tant l’attention qu’on lui porte que celle qu’on semble lui porter. Aussi est-il toujours très attentif, distribuant ses marques d’intérêt de façon suffisamment appuyée pour plaire sans risquer, néanmoins, de tomber dans une flagornerie douteuse. Le cas présent est un peu différent. Dali le considère comme sa chose, et veut le lui faire sentir. Il est prêt à jouer. Il exerce un métier dans lequel il faut souvent payer de sa personne de façon moins agréable. D’autant qu’il a jaugé la souris, et pourrait parier l’une des voitures de sa collection qu’elle le balancera rapidement, dès que se sera estompé l’attrait de la nouveauté. Il sait aussi qu’il n’est pas question de rompre le premier ; cette tigresse ne le lui pardonnerait pas, et se répandrait en insinuations destructrices au travers de la ville. Quand elle lui donnera son congé, il faudra résister un peu, pour lui prouver qu’elle compte beaucoup pour lui, mais pas trop, pour ne pas l’énerver en paraissant faible, car elle s’en voudrait alors de lui avoir cédé. Il sait tout cela, l’homme. Et il s’en fiche. Ce sont les contraintes du service commandé. En revanche, il n’est pas question de laisser les ovaires de la dame lui casser l’enquête. Ce serait pire que tout. Or, s’il se laisse dominer de façon trop manifeste, cette peste siliconée lui donnera bientôt des conseils sur la meilleure manière de faire son boulot. Il va falloir la jouer en finesse : chevalier servant, avec juste un brin d’obséquiosité en public, mais mâle avant tout en tête à tête, et maître du jeu en ce qui concerne le travail. Il ne s’inquiète pas trop, il a l’habitude. Il n’y a aucune raison de traiter celle-ci différemment des autres clientes de la jet-society, qui constituent son terrain de chasse exclusif. Pas question de les passer à un collaborateur quelconque, celles là. Trop dangereux à manipuler. Celle-ci se croit très forte, tant mieux. Elle n’en sera que plus facile à manœuvrer. La preuve ? Il vient juste de tourner la dernière page de son journal quand elle décide qu’elle l’a assez fait lanterner. Elle ne s’est même pas rendue compte qu’il a déjà repris la main. Elle se lève. Il la regarde, l’air interrogateur. D’un signe de tête, elle lui indique la porte. Il plie soigneusement son journal, le range dans la mallette, s’extrait souplement du siège et se dirige vers le portemanteau, dont il décroche une fourrure superbe qu’il pose sur les épaules de la jeune femme venue le rejoindre. C’est parti pour la tournée des popotes. En l’occurrence trois vernissages, une conférence de presse, et un peu de « shopping », dans les galeries de la ville. Ils s’arrêtent une petite heure pour manger un morceau ridiculement diététique et horriblement cher dans un bistrot très à la mode. Elle lui laisse l’addition, qu’il portera naturellement sur la note de frais, puis ils continuent à déambuler l’après-midi durant dans les ateliers des artistes qui montent, parce qu’elle le veut bien. C’est du moins ce qu’elle semble penser. Elle parle sans discontinuer de tas de trucs inconsistants, produisant une sorte de mauvaise philosophie de l’art contemporain, manifestement fière d’elle, de son savoir, et de son brillant sens de l’analyse, et il acquiesce avec la même constance, et une patience qui semble coulée dans un inaltérable alliage. Il ne connaît rien à l’art, qu’il soit moderne ou ancien, mais n’a aucun mal à n’en rien laisser paraître, tant la jeune femme est douée pour assu­rer à la fois les questions et les réponses. Enfin, l’excursion se termine par quelques courses dans une alimentation chinoise, afin de faire une « petit pique-nique à la maison ». Ils se sont installés face à face, assis par terre, autour de la table du salon. Babillage sans importance jusqu’au dessert. La jeune femme se lève alors, prépare le café, et, pendant qu’il coule, va passer une tenue d’intérieur. Il débarrasse rapidement la table pendant ce temps là, et s’installe dans un fauteuil confortable pour l’attendre. Il veut son explication avant la partie de jambes en l’air. Elle ne s’y trompe d’ailleurs pas, et s’assied dans l’autre fauteuil, sa tasse à la main. Les préliminaires sont terminés, on passe aux choses sérieuses.

– » Comme je vous l’ai dit ce matin, je ne connais pas ce monsieur Réminiac, chez qui la petite conne s’est réfugiée. Je veux dire par là que je ne le connais pas physiquement. Je ne l’ai jamais rencontré, nous ne nous sommes jamais téléphoné, ni écrit. Je pense même qu’il ignore jusqu’à mon existence. Enfin, il l’ignorait, car nous pouvons penser que la peste lui aura parlé de moi. Vous allez donc être horriblement déçu, mon cher, je ne peux donc rien vous apprendre de bien utile sur ce monsieur.

– Je suis, bien entendu, persuadé du contraire.

– Je vous assure que je ne le connais pas.

– La réaction que vous avez eue lorsque j’ai prononcé son nom, ce matin, de surprenante devient alors incompréhensible.

– Je n’ai parlé que du bonhomme, pas de son nom. Pour vous expliquer comment j’ai rencontré ce nom pour la première fois, il me faut remonter bien loin en arrière, et vous dévoiler une partie de ma vie que j’aurais préféré garder cachée. Enfin, puisqu’il le faut. »

La jeune femme se tait un long moment, et profite de la pause pour goûter à son café avec des mines de chatte, sans pour autant cesser d’observer son interlocuteur, cherchant sans doute un quelconque signe d’énervement dans son attitude. Peine perdue, il boit lui aussi le breuvage odorant en paraissant tirer grand plaisir de sa dégustation. Elle reprend alors.

– » Il y a quelques années de cela, je me suis entichée d’un jeune artiste sans grand talent, mais beau, et surtout très effronté. Ce garçon s’appelait Jonathan Réminiac. C’est tout.

– Il n’y a rien là-dedans qui justifie le secret.

– Je n’ai jamais parlé de secret. J’ai simplement signalé que je préférais que l’on n’en parle pas. C’est très différent. Mais comme je sens que vous ne serez pas satisfait par cette courte introduction, je vous livre la suite de l’histoire. Un jour donc, Jonathan m’accompagnait à un vernissage chez un besogneux quelconque de l’art académique. J’avoue que je ne trouvais guère d’intérêt à sa peinture, mais ça faisait plaisir à mon jeune ami, qui appréciait le travail du bonhomme, par ailleurs prof aux beaux-arts, si je me souviens bien. C’est lors de cette soirée que j’ai rencontré l’autre garce pour la première et dernière fois. Je ne lui aurais d’ailleurs accordé aucune attention si elle ne m’avait pas piqué Jo à cette occasion. Voilà pourquoi, mon cher, je préfère que l’on oublie l’épisode. Je n’ai pas l’habitude de me faire planter de la sorte, et par une gamine insipide, qui plus est.

– Vous me dites que vous n’avez jamais revu la demoi­selle en question. Comment se fait-il, alors, qu’elle vous ait volé ? Et quoi ?

– Je vous l’ai dit, je n’ai pas l’habitude d’être traitée avec autant de désinvolture. Mais si Jonathan, en tant qu’homme, m’était après tout assez indifférent, il travaillait pour moi, assu­rant les piges sur les expos ou les artistes de moindre impor­tance. Il me fournissait ainsi la matière première d’un certain nombre de mes papiers. Or, les pigistes de qualité sont rares. Nous avions donc conclu un pacte, lui et moi, sans qu’elle en sache rien. Il continuait à travailler pour moi, et, de mon côté, je les laissais vivre leur vie de tourtereaux. Et puis un beau jour, plus de nouvelles. Jonathan avait disparu. Je me suis rensei­gnée, discrètement, et j’ai appris qu’il ne vivait plus avec elle, et qu’elle n’en avait aucune nouvelle. Comme j’ai un peu plus de moyens qu’elle, j’ai cherché plus loin, et j’ai fini par décou­vrir qu’il s’était tué en voiture, en France, à l’occasion d’une visite qu’il faisait à son père, au moment des fêtes de Noël. Puisque le pacte que nous avions conclu tous les deux était rompu par son décès, rien ne m’empêchait plus de m’intéresser à la gamine. Or, il se trouve qu’elle grenouillait dans l’art, elle aussi. Sans aucun talent, mais avec persévérance. Croyez-le si vous voulez, mais on se mettait même à commencer à parler d’elle comme d’une très bonne illustratrice de livres pour en­fants. La chère petite avait, paraît-il, une sensibilité parfaite­ment adaptée à cette cible particulière. Je t’en foutrais, oui ! De la sensiblerie, tout au plus. Mais vous savez comment sont les gens : un joli minois, deux ou trois bons papiers, et on vous fa­brique une vedette, de nos jours. Seulement là, je tenais ma vengeance. Il ne m’a pas fallu bien longtemps pour la démolir, sa réputation toute neuve. Tant et si bien que pour survivre, et nourrir le rejeton que Jo avait eu le temps de lui fabriquer avant de disparaître, elle en était réduite à poser nue pour des gens de moins en moins artistes, et de plus en plus obsédés. Un jour, elle en a eu marre, et a téléphoné au journal pour deman­der à me voir. J’étais absente, bien entendu, et ma secrétaire d’alors, qui n’avait guère de cervelle, lui a donné un rendez-vous. Quand j’ai découvert la chose, j’ai bien évidemment décidé de lui poser un lapin. J’ai donc donné les ordres en conséquences, et, lorsqu’elle s’est présentée, elle a été introduite dans mon bureau, seule. J’avais expressément stipulé qu’on devait la laisser attendre une heure, avant de lui dire que je venais d’appeler et qu’il m’était impossible d’assurer le rendez-vous. Mais ça n’a pas été nécessaire, elle a filé en douce à peine un quart d’heure plus tard, en emportant les fameux documents que j’avais imprudemment laissé traîner dans mon secrétaire.

– En quoi consistent ces documents ?

– Ce sont les piges de Jonathan, rassemblées dans deux carnets de cuir.

– C’est tout ?

– Oui c’est tout ! Qu’attendiez-vous d’autre ?

– Ma foi, je n’en ai aucune idée, quelque chose de plus conséquent. Elle ne peut pas vous faire grand mal, avec ces carnets. Pourquoi mobiliser mes services, et la poursuivre jusqu’en France pour si peu ?

– Détrompez-vous, mon cher. Elle pourrait faire courir le bruit que je n’écrivais pas mes chroniques moi-même. Et dans notre milieu, un bruit qui court, même s’il n’est pas fondé, enfle vite, au point de provoquer parfois l’amputation de la partie malade. Ce que je veux éviter à tout prix.

– Bien, bien, bien. J’y vois plus clair à présent. La demoi­selle serait donc réfugiée chez le père de son ex-petit copain. Que décidez-vous pour la suite des opérations ?

– Je n’en sais encore rien. Mais je suis persuadée, » ajoute-t-elle en se levant et en se dirigeant vers lui, « que vous saurez aider la nuit à me porter conseil. »

Le détective se lève aussi. Elle l’attrape alors par la cravate pour le conduire vers la chambre à baiser.

-« Quelle salope, tout de même. » Ne peut-il s’empêcher de penser en se laissant faire. « Avec un adversaire de cet acabit, la vie n’a pas dû être rose tous les jours, pour la petite Monplaisir. »

Tard dans la nuit, entre deux assauts, il réussit à lui faire adopter sa ligne de conduite, ce qui lui permet d’effectuer une prudente retraite stratégique aux premières lueurs de l’aube. Il ne se sent pas d’attaque pour affronter tout de suite une nouvelle journée avec l’Ogresse, surnom que Dali portera désormais dans ses notes de travail internes.

Roulant maintenant bien au chaud dans sa limousine, enfin détendu, il construit pas à pas les étapes suivantes de l’opération.

«««««

Le Manoir, le 17 mai.

Chers vous deux,

Voici ce qui sera je pense ma dernière lettre de France, où pourtant je commençais à me plaire, et à croire que mes ennuis prenaient fin. Mais il est écrit que Dali di Stéphano ne cessera jamais de me poursuivre. Me voici maintenant accusée de vol, ce qui m’empêche d’obtenir les papiers nécessaires pour rester travailler ici. Il me faut donc envisager de rentrer au pays, en sachant que la police m’attendra sans doute à la descente de l’avion. Si encore je pouvais laisser Cécilia derrière moi, le temps de régler cette ridicule affaire, il n’y aurait que demi-mal, mais monsieur Réminiac, que je croyais devenu mon ami, semble dans cette affaire prendre le parti de l’adversaire. Je doute donc qu’il accepte de garder la fille d’une « voleuse » sous son toit, quand bien même elle serait sa propre petite-fille, ce qu’il se refuse toujours à accepter. Dire que j’ai eu pitié de cet homme, dont j’analysais la froideur comme un système de défense dressé contre l’adversité qui le poursuit. Quelle sotte j’ai été. Je crois qu’il est plutôt un être sans cœur, dont le principal souci est de sauvegarder à tout prix sa petite tranquillité de hobereau d’opérette. Quand je pense que je réprimandais Jonathan, quand il me décrivait son père comme un glaçon si froid que même le bourbon n’arriverait pas à le réchauffer ! Une fois de plus, c’est lui qui avait raison. D’ailleurs, comment un être aussi doué pour la critique d’art que pouvait l’être Jonathan aurait-il pu se tromper dans l’analyse d’une personnalité, quelle qu’elle soit ? J’aurais mieux fait de le croire. Ça n’aurait sans doute pas arrangé mes affaires, mais ça m’aurait au moins évité une désillusion supplémentaire. Tant pis, le mal est fait. Il me faut maintenant affronter l’avenir, et je vous avoue que je ne sais vraiment pas comment m’y prendre. Mais je songe tout à coup que vous ne connaissez pas les événements qui ont conduit à cette situation, puisque, malgré l’amitié que vous m’avez toujours témoignée, je ne vous avais pas mis dans la confidence. L’histoire va devenir de notoriété publique, autant que vous l’appreniez par ma plume. Au moins serais-je sûre, ainsi, que vous en connaîtrez ma version, celle que Jacques monsieur Réminiac n’a pas daigné écouter.

Tout a commencé lors du vernissage de l’exposition de Georgie. Vous vous souvenez sûrement que c’est à cette occasion que j’ai fait la connaissance de Jonathan, qui avait alors laissé tomber Dali pour moi. Ce que j’ignorais, c’est que Jo n’était pas seulement son petit ami. Il travaillait pour elle. Au départ, il m’a simplement dit qu’il couvrait un certain nombre de manifestations pour son compte, et lui fournissait ainsi matière à rédiger les chroniques qui l’ont rendu célèbre. Il faut croire qu’elle accordait une certaine importance à ce travail, puisque Jonathan m’a avoué, quelques semaines après notre rencontre, qu’il avait passé un deal avec elle, d’après lequel elle s’engageait à le laisser tranquille, côté vie privée, en échange de quoi il continuerait à l’approvisionner en matière première. C’était, m’a-t-il alors expliqué, la seule solution pour éviter que cette tigresse ne déclenche un esclandre. Ce n’est que bien plus tard, peu avant son départ pour la France, que Jonathan m’a précisé les conditions de ce travail. En fait, Dali di Stéphano n’a jamais écrit elle-même une seule de ses chroniques. Il paraît qu’elle en est incapable, tant au plan de la critique d’art qu’en matière d’expression écrite. Autant elle a de l’esprit, quand il s’agit de soutenir une conversation, autant elle manque d’inspiration s’il s’agit de rédiger un papier. Pour pallier cette infirmité, elle emploie des nègres, dont Jonathan était le chef de file. En fait, la totalité des chroniques signées Dali ont en fait été écrites par Jo, ses camarades lui fournissant la matière première. Tout le système reposait sur lui. Comme il était très organisé, il avait tout consigné dans deux carnets. Le premier contient le texte initial des chroniques, signées de leur vrai rédacteur, le second rassemble les coordonnées des différents protagonistes de l’affaire, et un organigramme de la répartition des tâches. Jonathan m’a montré ces carnets, mais je n’avais pas besoin de cette preuve pour le croire. J’avais lu ces chroniques mensuelles, comme toutes les personnes qui s’intéressent à l’art au Québec, et quand Jo a craché le morceau, j’ai tout de suite su qu’il disait la vérité. Je retrouvais, a posteriori, son esprit d’analyse, sa façon très personnelle d’approcher les œuvres, jusqu’à son ironie dure ou tendre, suivant les cas. Il fallait vraiment que je sois aveugle pour n’avoir pas deviné plus tôt le fond de l’affaire, alors que je savais, en plus, qu’il travaillait pour elle ! Vous comprenez également quelle panique a dû être la sienne quand elle s’est aperçue de sa disparition. Jonathan lui avait sans doute laissé quelques chroniques d’avance, mais il lui fallait faire vite pour retrouver les coordonnées des rédacteurs restants, et redémarrer le système. C’est à cette époque que mon appartement fut visité. Le désordre n’était pas bien grand, et, bouleversée par la disparition de Jonathan, je ne fis pas en détail l’inventaire des dégâts. Je crus alors qu’on ne m’avait rien pris. Les choses restèrent en l’état jusqu’à la naissance de Cécilia. Je travaillais alors à mes illustrations de livres, et l’on commençait à parler de moi. C’est l’époque que choisit Dali di Stéphano pour se soucier de mon existence, et décider qu’il était temps d’appli­quer l’adage qui veut que la vengeance soit un plat qui se mange froid. Elle a déployé tous les moyens que lui donnait sa situation au service de sa méchanceté, et a démoli, jour après jour, la petite carrière que timidement je commençais à mener. J’ai vu peu à peu toutes les portes se refermer devant moi. Je vous l’avais caché, alors, pour ne pas vous ennuyer, mais il m’a fallu endurer de bien pénibles moments pour réussir à ramener à la maison de quoi nous nourrir, Cécilia et moi. Et puis un jour, j’ai décidé que la coupe était pleine. Après tout, je possédais les carnets de Jonathan ! Puisque Dali voulait la guerre, elle l’aurait. Je me mis à rechercher les fameux carnets dans les affaires que Jo avait laissées derrière lui, mais impossible de remettre la main dessus. C’est alors que l’épisode du cambriolage me revint en mémoire. Je n’y avais pas, à l’époque, prêté attention, mais une seule chose manquait dans l’appartement, après le passage du ou des voleurs : les fameux carnets. J’étais anéantie, vous vous en doutez. Alors que j’avais enfin décidé de me battre, voilà qu’on m’enlevait ma seule arme, et pour tout dire, mon seul espoir. C’est à cette époque que vous m’avez trouvée si « fatiguée ». Je m’en étais sortie par une pirouette, prétextant une solide grippe, si je me souviens bien. La vérité était autre, vous le savez maintenant. Quoi qu’il en soit, la situation ne pouvait plus durer. J’ai donc demandé à être reçue par Dali à son bureau. Sans grand espoir, je l’avoue. A mon étonnement, on me fixa un rendez-vous. Lorsque j’arrivais au journal, on m’indiqua qu’elle n’était pas encore rentrée, et l’on m’introduisit dans son bureau. Au bout de dix minutes, j’en ai eu marre. J’ai commencé à fouiner, et, dans un tiroir, je suis tombée sur les carnets. J’avoue que je n’ai pas réfléchi. Je m’en suis emparée, et j’ai filé comme une…voleuse. Bien sûr, j’avais ces carnets avant elle, mais personne ne le sait. Alors qu’elle a eu tout le loisir de les montrer, fermés, bien entendu, à toutes les personnes qui sont passées dans son bureau. Sans parler de sa secrétaire, qui pourra témoigner qu’arrivée les mains vides, je suis repartie avec des documents. Je suis bel et bien piégée. Dans un premier temps, mon idée était de négocier avec elle les carnets contre ma tranquillité, avec le secours d’un avocat, pour garantir la pérennité du deal. Son coup de force renverse, hélas, les données du problème. Il va sans doute me falloir rendre les carnets pour faire lever la plainte. Je n’aurais plus aucun moyen de me défendre, alors, et même si je reste en France, elle aura toute latitude pour travailler auprès de ses confrères à m’empêcher de redémarrer ici. Je m’en rends bien compte, maintenant, tout est de ma faute. Quand on possède une arme contre un ennemi de son envergure, il faut l’utiliser tout de suite. J’ai trop attendu, en espérant n’avoir jamais besoin de m’en servir, et j’ai perdu. Il ne me reste plus qu’à attendre qu’elle, ou l’un de ses sbires, prenne contact avec moi pour négocier les termes de ma reddition.

Voilà, vous connaissez maintenant toute l’histoire. Si jamais, par extraordinaire, vous aviez une quelconque sugges­tion à faire pour m’en sortir, elle sera la bienvenue. En atten­dant de vos nouvelles, que j’espère bonnes, je vous embrasse de tout cœur.

Avec toute mon affection,

Océane.

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