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Les carnets de Jonathan – épisode 13

Chapitre 13

Explications

Je flotte sans contraintes dans le jardin du manoir. Depuis quelque temps, Jeannou me délaisse, fatiguée des complica­tions qu’entraîne mon compagnonnage. Gérer un zozo comme moi, quand on n’aspire qu’à un transfert sans brutalité dans le douillet cocon de la phase trois, est une corvée à laquelle personne ne l’a préparée. Elle n’y met pourtant aucune mauvaise volonté, bien au contraire. Eût-il été question d’un autre, cela fait longtemps qu’elle aurait cherché, par tous les moyens, à rendre ce tablier de mentor qu’elle trouve trop rêche pour elle. Mais pour moi, je suis sûr qu’elle est prête à faire des heures sup… Elle trouve malgré tout que j’ai bien des scrupules post-mortem, moi qui, sur terre, était le roi de l’insouciance, et se lasse de m’accompagner dans mes spleens, désespérée sans doute de me ramener un jour à la raison. Du coup, je me balade de plus en plus souvent seul sur terre, à la recherche d’impossibles combinaisons qui me verraient, invisible héros, résoudre d’une unique formule toutes les plaies de la terre, ou, au moins, celles qui concernent ma famille, qu’il s’agisse de mon cher père, qu’il faudra bien extraire, de gré ou de force, du marasme dans lequel il patauge avec une morbide délectation, ou de ma fille, à qui il faut que j’assure un avenir solide, avant de m’effacer à jamais. Le tout, c’est de trouver par quelle voie parvenir à mes fins. C’est que j’ai peu d’expérience dans le domaine, moi, qui, de mon vivant déjà, avait une sainte horreur de m’occuper des affaires des autres. Une chose est sûre, si je résous le cas du premier, les affaires de la seconde seront bien engagées. Mais comment voulez-vous faire comprendre à un type aussi têtu que Jacques Réminiac qu’il a tort, surtout quand vous présentez le double handicap d’être le fils qu’il n’a jamais su écouter, et mort depuis trois ans et demi. Il faudrait aussi que je sache pourquoi Océane a fui Québec. Encore que je commence à avoir une petite idée là-dessus. Mais je suis obligé d’avouer que même ce petit début de réflexion n’est pas de nature à engendrer d’un coup une solution parfaite, direc­tement applicable. Alors, en attendant l’idée géniale, voire une intervention du Saint-Esprit, pourquoi pas, ce serait de circons­tance, je flotte dans le jardin, admirant les massifs que Maurice a entrepris de ressusciter.

–  » Bonjour monsieur ! »

Bon Dieu de bois. J’ai failli tomber des nues, tant l’inter­vention m’a surpris. Je me rétablis tant bien que mal pour me trouver face à Cécilia. La tuile quoi. J’essaie pourtant de faire attention à l’éviter, la petite puce. Mais à cet âge là, si vous les quittez des yeux ne serait-ce qu’une poignée de secondes, les mioches se transportent à une vitesse ahurissante d’un endroit où ils étaient bien à un autre, où ils n’ont strictement rien à faire. C’est à croire qu’ils pratiquent la téléportation. Quand je suis descendu sur le jardin, ma gamine était à la cuisine, en train de se faire dorloter par Marie, à grands coups de tartines de confiture et de bol de chocolat. Et la voici, face à moi, une tranche de pain grande comme deux mains d’homme dans la menotte, la tête penchée sur le côté, les yeux plissés, gênée par le soleil de la fin d’après-midi.

–  » Bonjour monsieur », répète la donzelle. « Qui tu es ?

– Bonjour Cécilia.

– Tu me connais ?

– Oui, petite fille. Je te connais.

– Et ma Maman, tu la connais aussi ?

– Oui, je connais aussi ta Maman.

– Qui tu es, toi ?

– Je te le dirai plus tard. Mais avant cela, il faut que tu me répondes : comment me vois-tu ?

– Je ne comprends pas ».

Ça, elle n’avait pas besoin de le préciser, la petite chérie. On lit dans ses grands yeux une incompréhension manifeste, mais qui semble moins provoquée par l’apparence sous laquelle elle me découvre, et que je suis, pour l’instant, incapable d’imaginer, que par ma bête question d’adulte. C’est vrai quoi, on n’a que trop tendance à l’oublier, mais il n’y a rien d’étonnant, pour un petit enfant de trois ans, à rencontrer une espèce de truc qui flotte dans le jardin, qui vous connaît, et qui parle de surcroît. En revanche, ma question lui pose vraiment un gros problème. Elle attend des précisions, la tartine dégouli­nant sa confiture jusque sur la pelouse, où elle constituera sans doute la manne céleste d’une fourmilière.

– » Je vais essayer de t’expliquer. Ce que je voudrais que tu me dises, c’est ce que tu vois, quand tu me parles.

– Ben, je te vois, toi.

– Oui, bien sûr, j’aurais dû y penser. Et je suis comment ? »

Manifestement, ma fille commence à me prendre pour un dingue. C’est rageant de ne pas réussir à obtenir un peu plus de précisions, quant à la perception qu’elle a de moi. Ça m’aiderait peut-être. Je sais, je ne suis pas très habile avec cette petite fille. Je m’en rends bien compte. Mais accordez-moi, au moins, les circonstances atténuantes. C’est mon premier enfant, et je fais sa connaissance plus de trois ans après ma mort, alors je manque d’habitude, forcément. Essayons d’être plus terre à terre.

–  » Comment trouves-tu mes vêtements ?

– Ben, normal quoi.

– Tu aimes leur couleur ?

– Ils sont tout blanc !

– Et mes chaussures ?

– Ben elles sont aussi tout blanc ! »

Ça peut paraître mince, comme description, mais je trouve personnellement que c’est un début prometteur. Poursuivons.

– » Dis Cécilia, tu penses que je vais les salir, mes chaus­sures blanches, si on marche dans le jardin ?

– On peut rester dans les allées.

– Tu as raison. Alors allons-y, tu me montreras les fleurs que tu préfères.

– D’accord. Tu me donnes la main ?

– Si tu veux. »

Je n’ai évidemment pas « bougé ». Pourtant, après s’être consciencieusement essuyé la menotte dans un pli de sa robe, la gamine semble attraper quelque chose à la hauteur de la main d’un adulte, et s’en va vers un gros massif de rhododen­drons. Je continue à flotter à ses côtés, mais il lui semble mani­festement que je l’accompagne en marchand. J’en déduis donc que Cécilia me perçoit comme un être matériel, ce qui ne manque pas de m’étonner. Nous nous arrêtons quelques pas plus loin.

-« C’est celles-là, que je préfère. Bon, tu me dis qui tu es maintenant ?

– Qui crois-tu que je sois ?

– Tu n’es pas Jésus, parce que Jésus, il a une barbe. Mais sans ça, tu es comme lui.

– Comment ça, comme lui.

– Brillant ! »

Encore une nouveauté. Voilà que je brille. Il va falloir que je m’habitue. En attendant, l’image que Cécilia semble avoir de moi ne correspond guère aux descriptions de fantômes qu’il m’a été donné de découvrir, que ce soit dans des romans, dans quelque bouquin ésotérique découvert au hasard d’une biblio­thèque amie, ou dans les films que j’ai pu voir sur le sujet. Il paraît donc acquis que Jeannou se plante, et que Cécilia possède effectivement un don particulier. Ce qui, je vous l’avoue, me réconforte, car s’il est vrai que j’aimerais voir la situation de mes proches plus conforme à l’idée que je me fais d’une vie normale et équilibrée, une errance éternelle me semble cher payer l’obtention toute éventuelle d’un tel résultat. La petite ne me quitte pas des yeux. Il faut que je trouve une réponse. La méthode des jésuites constitue peut-être une voie de salut, sans jeu de mots.

– » Alors, petite Cécilia, si je suis brillant comme Jésus, mais si je ne suis pas Jésus, qui suis-je ?

– Tu es peut-être un ange.

– Tu n’es pas très loin de la vérité.

– Tu es un ange gardien !

– Gagné, petite fille. Je suis ton ange gardien, et celui de ta maman aussi, comme de tous les gens qui vivent dans cette maison. »

J’en fais peut-être un peu trop, mais au diable l’avarice !

– » Qu’est-ce qu’on va devenir, alors, maman et moi ?

– Je n’ai pas le droit de te le dire.

– Mais tu le sais ?

– C’est à dire, pas exactement. Tu comprends, c’est ma première mission d’ange gardien, alors il me reste des tas de trucs à apprendre.

– Ah bon.

– Ne sois pas déçue, petite fille. Je te promets qu’il ne t’arrivera que de bonnes choses, à partir de maintenant. Mais à une condition.

– Quoi ?

– Il ne faut dire à personne que tu m’as vu. Même pas à ta maman. Parce que je n’ai pas le droit de me montrer. Alors, c’est promis ?

– Promis. Dis, tu reviendras me voir ?

– Peut-être, si tu es très sage. »

La porte de la cuisine s’ouvre, et Océane paraît.

– » Cécilia, rentre maintenant, il commence à faire frais.

– J’arrive maman. Au revoir, monsieur l’ange.

– Au revoir, petite Cécilia. »

Alors, je pense très fort que j’ai envie de l’embrasser, ma petite fille. Et Cécilia tend la joue, et rend mon baiser au vide, avec un grand sourire. Puis elle tourne les talons et s’enfuit vers la maison à toutes petites jambes.

-« Ange gardien, qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre !

– C’est toi Jeannou ? Je n’avais pas perçu ta présence.

– Ça ne m’étonne pas, tu étais trop occupé à raconter des sornettes à cette pauvre gosse !

– Et qu’aurais-tu voulu que je lui raconte ?

– Rien. Absolument rien. J’aurais voulu que tu tiennes ta promesse, et que tu fasses en sorte de ne jamais la rencontrer.

– Je te promets que j’ai essayé, mais elle m’a découvert par surprise.

– La belle affaire. Si tu traînais moins dans le coin, ça ne serait pas arrivé.

– Mais je ne viens que parce que tu me l’as demandé, ma chère, tu te rappelles ? Il s’agissait de me dégager, je crois.

– Ouais, ce jour-là, j’aurais mieux fait de me casser une jambe. Mais à t’entendre, il n’y avait aucun risque. Seulement voilà, monsieur veut toujours faire le malin, il ne peut rien faire comme tout le monde. Et par ta faute, tout est foutu mainte­nant.

– Qu’est-ce que tu racontes ? Rien n’est changé, Cécilia a promis de garder le secret.

– Jonathan, je t’en prie, arrête de tout prendre à la légère. Tu viens de faire un pas de plus vers ta perte éternelle, et je ne pourrais bientôt plus rien pour toi.

– C’est toi qui délire pour rien, ma pauvre fille. J’ai bien réfléchi, depuis notre dernière conversation, et je suis persua­dé que tu te plantes dans les grandes largeurs. Je ne suis absolument pas en train de devenir fantôme, mais Cécilia a effectivement un don.

– Et qu’est-ce qui te permets de croire de telles sornettes, monsieur « je sais tout mieux que les autres » ?

– Ne le prends pas mal. Tout le monde peut se tromper. Suis mon raisonnement. Premièrement, si je devenais un fantôme, nous ne pourrions plus communiquer, si j’en crois les règles que tu m’as communiquées. Or, je te reçois cinq sur cinq. Deuxièmement, je suis un esprit, par essence immatériel. Or, Cécilia me voit comme un être humain, et croit même qu’elle me touche quand elle me donne la main ou qu’elle m’embrasse, preuve, s’il en est besoin, que tout se passe dans son esprit à elle. Je t’assure, il n’y a aucun danger. D’autant que la situation semble paisible, maintenant, au manoir. Je pense que les choses vont continuer à s’améliorer toutes seules, petit à petit, et que nous pourrons bientôt dégager. Tu vois, je n’ai rien d’un spectre désespéré à l’idée de quitter ce monde de souffrances et de larmes.

– Je te croyais meilleur élève que ça. Reprenons la leçon sur la base des arguments que tu viens de me fournir. Premiè­rement donc, en ce qui concerne ton état. Je t’ai expliqué qu’il y a deux sortes de fantômes : les temporaires, et les définitifs. La communication entre un temporaire et son mentor peut perdurer un moment. Le fait que nous puissions continuer à communiquer n’est donc pas la preuve formelle que tu n’as pas franchi la première barrière. De plus, ce qui transforme un fantôme temporaire en définitif, c’est la volonté qu’il a d’inter­venir dans le monde des vivants. Et sur ce sujet, je te sens particulièrement fragile. Enfin, le passage entre ces deux états n’est pas immédiat. On peut le comparer à une sorte de lente fusion. Or, le fait que tu ne m’aies pas perçue, quand je suis arrivée, tend à indiquer que la communication entre nous n’est plus aussi immédiate qu’elle le fut, ce qui ne laisse pas de m’inquiéter. Voilà en ce qui concerne ton état. Deuxièmement maintenant, étudions le cas de ta fille. Comme je te l’ai indiqué, Cécilia ne sait pas que tu existes, ou plus exactement que tu as existé. Elle ne peut donc pas avoir envie de te rencontrer.

– Elle ne sait pas qui je suis, d’accord. Mais peut-être est-elle sensible aux esprits, quels qu’ils soient.

– Ben voyons. Si tel était le cas, explique-moi alors pour­quoi elle ne m’a pas « vue », moi, alors que j’ai suivi la presque totalité de votre dialogue à tes côtés. Quant à la perception qu’elle aurait de ton « corps », avec tes habits et tes chaussures blanches, sans parler de ton auréole, permets-moi de te dire que ça dépasse l’imagination même fertile d’une gamine de trois ans. C’est ton esprit à toi qui lui imprime dans le crâne la façon dont tu as inconsciemment envie qu’elle te voie. Un point c’est tout, C.Q.F.D., etcétéra. Je persiste donc à dire que tu es sur la mauvaise pente, qu’elle est de plus en plus savonneuse et inclinée, et qu’il est temps que tu fasses une croix sur tout ça si tu veux encore t’en sortir.

– Tu as peut-être raison, tout compte fait.

– Bon, alors on remonte ?

– Bientôt, je te le promets. Je te l’ai dit, je crois que les choses s’arrangent ici. Sauf catastrophe, je serai prêt sous peu.

– Ouais, ben j’attendrais de le voir pour le croire. Salut !

– Au revoir, Jeannou, à bientôt.

– Si Dieu le veut.

«««««

-« Allô, c’est vous Jacques ? Ici maître Leclerc.

– Bonjour, cher maître, comment vous portez-vous ?

– Aussi bien qu’il est possible Jacques, quand on trimballe un système artériel antédiluvien, et une carcasse qui dépasse le quintal. Et vous même ?

– Ma foi, j’avoue que vous n’aviez pas complètement tort, lors de votre dernière visite. L’ambiance qui règne au manoir depuis l’arrivée de nos petites canadiennes est vivifiante. Je n’irai pas jusqu’à dire que je rajeunis, mais en toute confidence, je me sens devenir grand-père, peu à peu, et ça n’est pas désagréable.

– J’en suis ravi.

– Je suppose, mon cher maître, que vous ne téléphonez pas simplement pour prendre des nouvelles de ma santé.

– Vous supposez bien, Jacques, vous supposez bien. En­core que votre santé me soit chère, vous ne l’ignorez pas. Non, je vous appelle aujourd’hui car je rencontre un petit problème, en ce qui concerne votre protégée, mademoiselle Monplaisir.

– Mademoiselle mère, ou mademoiselle fille ?

– Ça vous ennuie donc tant que cette petite fille ait été conçue hors mariage ? Vous me le faites remarquer à tout bout de champ.

– Il s’agit sans doute d’une nostalgique réminiscence de mon éducation puritaine, mais je persiste en effet à regretter qu’Océane et Jonathan ne se soient pas mariés avant, ou que, d’une quelconque manière, ils ne m’aient pas informé de la si­tuation. Dire que je croyais mon chenapan de fils en train de préparer studieusement ses examens, alors qu’il ne pensait qu’à s’envoyer en l’air.

– Je vous connaissais austère, mon cher Jacques, je vous ignorais puritain.

– Il ne s’agit pas vraiment de puritanisme, mais plutôt d’un regret. Il ne coûterait pas bien cher aux enfants de respecter les us et coutumes de leurs parents, et d’assurer ainsi la pérennité familiale dans la sérénité. Que sont quelques semaines de patience, en comparaison d’une vie de bonheur possible ? Quoique je sois largement payé pour savoir que le bonheur est parfois bien éphémère. Puissent-ils au moins en avoir bien profité.

– Je vous retrouve mieux dans cette dernière phrase, mon ami. Ce puritanisme de façade, que vous utilisez pour celer votre timidité ne vous sied vraiment pas.

– J’essayerai d’y prendre garde, à l’avenir. Mais venez-en au fait. Vous parliez d’un problème…

– En effet. Comme nous en avions convenu, j’ai fait demander les papiers nécessaires pour qu’Océane puisse travailler chez nous. L’administration française, dans un cas comme celui-là, prend un certain nombre de renseignements auprès de son homologue du pays d’origine de l’immigrant, avant de donner son quitus. Or c’est précisément là que le bât blesse, Jacques. D’après les canadiens, il convient d’attendre, la situation de votre jeune amie n’étant pas très claire.

– Pas très claire ! Qu’est-ce que cela signifie ? Elle n’est pas sortie en fraude de son pays, ni rentrée en France cachée dans la soute d’un cargo, que je sache !

– Sans doute pas. Il semblerait néanmoins que depuis son départ, une plainte ait été constituée contre elle, et soit susceptible d’être déposée à tout instant.

– Voila une assertion qui me paraît pour le moins nébu­leuse. Y a-t-il plainte, oui ou non ?

– Le droit canadien n’est peut-être pas identique au nôtre, mon cher ami, mais j’avoue que c’est une question que je me suis posée, et que je me suis, par conséquent, empressé de répercuter à qui de droit. Si j’ai bien saisi le fond de l’affaire, les services canadiens concernés ont été avertis que si mademoi­selle Monplaisir demandait un nouveau visa, il conviendrait de la faire patienter jusqu’à ce que les personnes qui seraient éventuellement prêtes à ester contre elle puissent auparavant tenter une négociation à l’amiable. Dans le cas où ce proces­sus n’aboutirait pas, plainte sera alors effectivement déposée contre elle, ce qui l’obligera soit à demeurer dans notre pays en situation irrégulière, soit à s’en retourner à Québec régler le problème.

– Et cette plainte, quel délit ou crime concerne-t-elle ?

– Il s’agirait d’un vol.

– Un vol…important ?

– Je n’en sais pas plus que vous.

– Diable ! Voici en effet une situation bien ennuyeuse. Que pensez-vous qu’il me faille faire ?

– Pas grand-chose, dans l’immédiat. Essayez peut-être d’en savoir davantage auprès de cette jeune personne. Pour le reste, ses « adversaires » sont sûrement prévenus de notre demande, à l’heure qu’il est. Je pense donc que vous ne tarderez pas à avoir de leurs nouvelles. Surtout, tenez-moi au courant, et promettez-moi de ne rien décider sans m’en avoir fait part au préalable. Ne le prenez pas en mauvaise part, Jacques, je vous sais un homme d’affaires avisé. Mais dans le cas présent, je crains que l’aspect affectif de l’affaire ne vous influence défavorablement, et ce d’autant plus qu’Océane risque le pénal, s’il y a véritablement matière à dépôt de plainte.

– N’ayez crainte, mon cher maître, vous me connaissez assez pour savoir que je ne mélange jamais les affaires et les sentiments. D’autant qu’il est exagéré, dans le cas présent, de parler de sentiments à l’égard de cette jeune personne, même si, je vous le concède, sa présence ne m’est pas désagréable. En tout état de cause, il nous faut y voir un peu plus clair, avant de décider quoi que ce soit. Je m’en vais de ce pas interroger mademoiselle Monplaisir. Merci de m’avoir prévenu, je vous tiendrai au courant des éventuels développements de l’affaire.

– J’attends donc de vos nouvelles. Au revoir, Jacques.

– Au revoir, maître. »

Jacques Réminiac a répondu au notaire depuis son bu­reau. Une fois l’appareil raccroché, il s’abîme un long moment dans de sombres pensées. Plusieurs expressions s’enchaînent sur son visage : le désarroi, d’abord, et une certaine perplexité, qui cèdent ensuite la place à une forme de ressentiment à l’égard de la jeune femme, dont le passé semble vouloir dé­truire la quiétude de la vieille demeure. Cette colère rentrée pa­raît ne pas durer, toutefois, et quand l’homme se lève, elle a fait place à une froide détermination. Jacques Réminiac res­semble de nouveau à l’homme d’affaires qu’il fut, à l’arbitre respecté, celui qui sait trancher. Il descend à la recherche de Marie, et, l’ayant trouvée à chantonner devant son fourneau, la prie sans autre explication de demander à mademoiselle Monplaisir de le rejoindre dans son cabinet de travail. Puis il remonte s’installer derrière le bureau comme une araignée au centre de sa toile, avec la ferme intention d’obliger la jeune femme à une confession totale.

Quelques minutes plus tard, elle frappe doucement à la porte, qu’elle ouvre aussitôt, sans attendre de réponse.

–  » Vous désiriez me voir, Jacques ? »

Elle est superbe, ce matin, affublée d’une blouse de Maurice, trop grande pour elle, les cheveux libres autour de son visage espiègle, les grands yeux noirs rieurs et pleins de vie. Le paterfamilias ne se laisse pourtant pas attendrir.

– » Oui, mademoiselle. Entrez et prenez un siège, je vous prie. »

Plus que le ton sévère de la voix, c’est l’emploi du « mademoiselle » qui perturbe Océane. La trêve qui les voyait s’appeler par leurs prénoms est donc rompue. La peur, cette hideuse compagne qui ne l’a pas quittée depuis bientôt trois ans, à l’exception des dernières semaines passées au manoir s’insinue de nouveau dans ses entrailles. Elle dépose lente­ment une toute petite partie de fesse au bord du fauteuil, et attend, fataliste mais crispée, la suite des événements.

– » Mademoiselle Monplaisir, quand vous vous êtes présentée avec votre fille, à la porte de ce manoir, transie et sans le sou, vous ai-je refusé l’hospitalité ?

– Non, mais…

– Quand vous m’avez ensuite raconté votre histoire, et nonobstant ma première réaction, un peu vive, je l’admets, mais compréhensible compte tenu de la nature de vos révéla­tions, ne vous ai-je pas écouté, et fourni des conditions de survie acceptables, afin de vous permettre de tenter un nouveau départ ?

– Tout à fait, mais…

– Votre installation réglée, n’ai-je pas fait ce qui était en mon pouvoir pour vous aider à trouver du travail dans votre partie, en sollicitant pour cela un vieil ami à moi ?

– Si, en effet, et je vous en remercie, mais…

– Enfin, n’ai-je pas mis à votre disposition les moyens matériels qui vous étaient nécessaires pour décrocher l’emploi que vous briguiez ?

– Allez-vous me dire, à la fin, où vous voulez en venir ?

– C’est simple, mademoiselle. Quand vous êtes arrivée de cette façon impromptue bouleverser ma vie, ma première réaction a été de vous ramener au train, en vous donnant un peu d’argent. Puis je me suis ravisé, et sans pour autant être certain de la véracité de votre récit, j’ai décidé de vous faire confiance, et de vous aider. Votre histoire m’avait ému, et je me suis dit que vous méritiez cette aide. Il semblerait que je me sois trompé, sur votre compte, et que vous ayez abusé de ma confiance.

– Je ne comprends toujours pas. Qu’ai-je donc fait qui puisse vous donner une telle impression ?

– Je sais maintenant pourquoi vous avez quitté votre pays d’origine !

– Je n’en ai jamais fait mystère. Je n’avais plus de moyens d’existence, et me suis tourné vers la seule solution qui s’offrait à moi.

– Ça, c’est l’histoire que vous m’avez racontée. Je souhai­terais que vous me disiez la vérité, maintenant.

– Mais c’est la vérité ! Que vous faut-il de plus ?

– J’aimerais que vous me parliez d’un certain vol, que vous avez perpétré là-bas, et qui, je le crains, va vous contraindre à retourner d’où vous venez, dans des circonstances vraisemblablement déplaisantes.

– Un vol ? Mais de quoi parlez-vous ?

– Cessez ce petit jeu avec moi, je vous prie ! Votre éton­nement feint tromperait n’importe qui, mais pas moi. Je sais, de source sûre, qu’une plainte pour vol va être déposée contre vous dans les heures à venir, à moins que vous n’acceptiez de rendre ce que vous avez pris à son légitime propriétaire ».

De rage, la jeune femme s’est levée, et répond à Jacques les yeux dans les yeux, les deux poings fichés sur le bureau. Son regard n’est plus espiègle, il est d’une dureté minérale sous les sourcils froncés. De sa vie passée, il ne reste à Océane que son orgueil, et la responsabilité d’une toute petite fille. C’est pour eux qu’elle va se battre.

 » Puisque vous êtes si malin, vous pouvez sans doute me dire ce dont il s’agit, et qui est ce fameux propriétaire ! C’est facile d’accuser sans preuve, et de condamner sur des racon­tars issus d’on ne sait où. Je croyais que dans le pays des droits de l’homme, le prévenu était présumé innocent jusqu’à ce que soit rendu le verdict de culpabilité, et que le juge se devait d’instruire à charge et à décharge, afin de permettre à la vérité d’éclater. Je croyais que la défense avait des droits. Qui êtes-vous, monsieur Réminiac, pour fouler aux pieds ces droits essentiels, et vomir votre parodie de justice féodale ?

– Calmez-vous ! Asseyez-vous. Je n’ai pour l’instant rendu aucun jugement, mais j’estime que vous auriez du me parler spontanément de cette histoire, dans laquelle je me trouve embarqué contre mon gré. Car s’il y a effectivement eu vol, ce qui ne me regarde pas, je vous l’accorde, n’en suis-je pas, à mon corps défendant, devenu receleur ? Si vous m’aviez raconté plus tôt cette partie de votre histoire, nous aurions pu trouver une solution dans le calme, au lieu d’être contraints d’agir dans l’urgence. Ne dit-on pas que faute avouée est à moitié pardonnée ?

– Mais vous êtes incroyable. Vous prétendez ne m’avoir pas condamnée, et pourtant vous parlez de ma faute, comme si elle ne faisait aucun doute dans votre esprit !

– Avouez que j’ai les meilleures raisons du monde de réagir ainsi. A la lumière des informations que l’on m’a transmi­ses, votre arrivée chez moi ressemble diablement à une fuite, non ?

– Mais c’est une fuite. Une fuite pour ma survie, et celle de ma fille, pas la cavale d’une voleuse internationale !

– Océane, enfin, allez-vous me dire, à la fin, si oui ou non vous vous êtes rendue coupables d’un vol au Canada.

– Vous ne méritez pas que je vous réponde, tant votre grossièreté à mon égard est vexante.

– Je me suis emporté, c’est vrai, et je vous présente mes excuses. Ceci étant, voulez-vous avoir s’il vous plaît l’obli­geance d’apporter tous les éclaircissements à cette affaire ?

– Il ne s’agit pas d’un vol, monsieur Réminiac. Ça ressemble à un vol, mais je vous assure que j’ai, sinon le droit, au moins ma conscience pour moi. Juste avant mon départ de Québec, j’ai eu l’opportunité de récupérer un objet qui me revient, auprès de celle qui le possédait indûment. Cet objet n’a aucune espèce de valeur marchande, mais je pensais qu’il pouvait constituer, pour Cécilia et pour moi, une sorte d’assurance, et que, tant qu’il serait en ma possession, elle nous laisserait tranquille. Je me suis trompée. C’est tout.

– Qui est « elle » ?

– « Elle », c’est Dali di Stéphano, qui voulez-vous que ce soit ?

– Je n’avais pas d’a priori sur la question.

– C’est que vos « informations » étaient bien fragmentaires, alors.

– Exact. Puis-je savoir de quel objet il s’agit ?

– Bien sûr, d’autant que vous en êtes effectivement rece­leur, à votre insu, puisque je l’ai, ou plutôt je les ai amenés avec moi. Ce sont les carnets de Jonathan.

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