Polar noir humoristique
Le saigneur des agneaux
Roman policier à forte tendance parodique
De mon point de vue, Frédéric Dard est, par l’entremise de San-Antonio, le créateur et le maître absolu du polar noir humoristique. D’autres, depuis ont décliné ce genre de roman policier parodique, dans lesquels l’humour compte au moins autant que l’intrigue, sans pour autant sacrifier celle-ci, qui doit quand même ménager le « suce-pince », comme on dit en Bretagne devant un plateau de fruits de mer. Ici, tous les coups bas sont permis, des calembours abscons aux personnages truculents, pour le seul plaisir de faire rire.
Quel pitch pour ce polar noir humoristique
L’histoire se tient au coeur de la Brigade Criminelle de Paris. Pierre Sénéchal, un commandant de police âgé d’une cinquantaine d’années, voit avec inquiétude son vieux commissaire partir à la retraite, et être remplacé par un homme beaucoup plus jeune, au caractère rigide, décidé à révolutionner les méthodes de travail de son groupe. Un meurtre particulièrement horrible va voir se confronter deux façons de fonctionner diamétralement opposées.
L’histoire est racontée à la première personne par Sénéchal lui-même. C’est le procédé utilisé par Frédéric Dard dans San-Antonio, dont je suis orphelin. Ce mode rédactionnel permet de créer une proximité, voire une complicité, avec le lecteur. Il est aussi et surtout l’outil privilégié pour faire glisser ce roman policier dans la catégorie des polars noirs humoristiques, à ne pas glisser entre des mains par trop innocentes, malgré tout.
Prologue de ce polar noir humoristique
Quand le Vieux a décidé de faire valoir ses droits à l’amortissement quotidien de sa carte de pêche, on se doutait un peu, dans la brigade, que le bon temps s’en irait avec lui. On avait largement sous-estimé l’ampleur du désastre ! C’est Bonaparte, dans sa version « pont d’Arcole », qui nous est tombé dessus ! Cette tête d’ampoule imbuvable de commissaire Ferricelli, féru d’informatique et de nouvelles technologies, auréolé de brillants états de service à la brigade financière, a brutalement décidé que ça ne bougeait pas assez dans son précédent poste. Apparemment, le sang excite le bonhomme, ce qui pourrait expliquer la longueur inusitée de ses canines supérieures, qui rayent le parquet du 36. Rien ne le fait frétiller davantage que l’idée de poser à la une des quotidiens nationaux, le Fifi. Eh ben, j’vais vous dire, s’il aime quand ça gicle, il va être gâté, parce que notre première enquête démarre par un drôle de massacre…
Portrait d'un commissaire de polar déjanté (extrait)
Ferricelli, pour en revenir à l’avorton qui occupe le fauteuil du chef, se vante d’être corse. La revendication de ses racines est un sport très pratiqué dans les arcanes du pouvoir parisien. Pouvoir parisien, tiens, un pléonasme ! Me dis-je in petto en sautillant maladroitement pour enfiler mes chaussettes dans le couloir de l’appartement. Comme s’il pouvait exister un autre pouvoir, dans ce brave vieux pays. C’est bien simple. Ceux qui veulent du pouvoir viennent à Paris le chercher. Ne dit-on pas « monter à Paris », comme on dit « monter en grade »? Ceux qui ont le pouvoir sont à Paris, qu’il s’agisse de pouvoir public, de pouvoir privé, et même de pouvoir au culte. Quant à ceux qui paraissent avoir du pouvoir en province, ils n’ont de cesse de venir le montrer dans les salons dorés de la capitale. Seulement, quand on a réussi la double gageure d’être à Paris et d’avoir un peu de pouvoir, même un tout petit bout, c’est à dire au moins une personne à engueuler impunément, il est absolument nécessaire de se fabriquer des racines. Car, si vu de Bretagne ou du Périgord, Paris semble compter quelques millions d’autochtones de toutes couleurs, de toutes confessions, et de trois sexes au moins, vu de l’intérieur il semble qu’il n’existe qu’une poignée de vrais parisiens, d’ailleurs considérés par leurs concitoyens à racines comme des ploucs. C’est beau la France, non ? Moi, je suis un vrai parisien, un titi né à Montmartre, comme mes parents avant moi. C’est dire ! Alors, les corses, les basques, les bretons, je m’en bats les sacochoches à progéniture ! Surtout les corses, aujourd’hui !