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Les carnets de Jonathan – épisode 9

chapitre 9

L’ARRANGEMENT

La femme blonde, grande, mince et élancée quoique dotée d’attributs féminins généreux, sanglés serrés dans un ensemble de cuir gris, fait face à l’immense baie vitrée qui sépare son bureau de l’agitation de la ville, qu’elle domine de quelques dizaines d’étages. Elle a adopté une pose rigide, les épaules rejetées en arrière, les mains croisées derrière le dos, les jambes légèrement écartées bien plantées dans de très fines bottes de lézard qui parodient, en beaucoup plus raffiné, et beaucoup plus acéré aussi, celles qu’utilisaient les cow-boys pour dresser les chevaux sauvages. Tout, dans son attitude, est parfaitement calculé, pour donner plus de poids encore à la violence de son propos. Son interlocuteur cherche désespéré­ment à faire disparaître cent et quelques kilogrammes de muscles dans l’un des vastes fauteuils modernes qui meublent la vaste pièce. Il est toujours désagréable, pour un spécialiste coté, de se faire sermonner par un employeur. Surtout quand c’est mérité. Et a fortiori quand l’employeur en question est une femme, plus jeune, et dotée du caractère redoutable de Dali di Stéphano, et de son vocabulaire particulièrement imagé. Jamais, au cours d’une carrière qui l’a vu fréquenter les bouges les plus mal famés du Canada, l’homme n’a entendu une aussi complète litanie d’injures, toutes différentes, plus infamantes les unes que les autres, et qui ne laissent planer aucun doute sur l’opinion que la jeune femme peut avoir de sa mère, de son père, du reste de sa famille, en remontant haut dans son arbre généalogique, de ses collègues et associés, et du reste du monde en général. Bien sûr, il pourrait se relever et la planter là, elle n’a pas les moyens physiques nécessaires pour l’en empêcher. Mais outre le fait que sa langue de vipère lui sculp­terait alors une réputation aussi universelle que destructrice, la jeune femme exerce sur lui une fascination qui lui interdit toute réaction d’esquive ou de défense. Il reste donc scotché sur son fauteuil, la tête basse, en espérant la fin de l’orage. Justement, sans doute enfin à court d’invectives, Dali di Stéphano se retourne, et revient s’asseoir à son bureau.

– » Je vous donne encore quarante-huit heures pour retrouver sa trace. Il n’est pas possible qu’une maudite greluche sans moyens tienne en échec plus longtemps l’agence de détectives privés qui se prétend la plus efficace du Canada. Si tel était le cas, je vous garantis que la publicité que je ne manquerai pas de vous faire vous offrira de longs, très longs moments pour apprendre le jardinage, ou la broderie anglaise. Je me demande d’ailleurs, compte tenu de vos résultats jusqu’à présent, si vous ne devriez pas déjà songer à une reconversion de ce genre, manifestement plus dans vos cordes. Vous pouvez disposer.

– Je vous promets…

– Foutez-moi le camp, vous devriez déjà être à quatre pattes sur le trottoir, en bas de son immeuble, à renifler pour trouver une piste.

– Au revoir.

– Je l’espère pour vous, car si jamais vous n’avez aucun résultat tangible à me présenter sous quarante-huit heures, ce n’est pas la peine de vous déranger pour me le faire savoir. »

 

«««««

 

 

Le 14 Avril

Quelque part, au fond de la France.

 

 

Chers vous deux,

 

Je trouve enfin quelques instants de calme pour vous écrire, et vous raconter un peu mes pérégrinations, depuis le départ de Québec, il y a maintenant près d’une semaine. J’avoue que je ne sais pas très bien par quoi commencer, il y a tant et tant de choses à dire. Tout d’abord, il faut que je vous rassure. Cécilia et moi nous portons bien. Nous bénéficions d’un toit et d’une table, et nous restons ensemble, ce qui était inespéré il y a quelques jours à peine. Pour le reste, rien n’a évidemment marché comme je l’espérais. Il faut dire que la réalité est loin de ressembler au décor de théâtre que, depuis trois ans, j’ai fabriqué toute seule dans un coin de ma tête. Mais tout cela mérite quelques explications que je m’en vais vous conter dans l’ordre.

Premièrement, il me faut vous apprendre le décès de Jonathan. Il s’est tué en voiture avant même d’arriver chez son père, le jour de Noël, il y a un peu plus de trois ans maintenant. Il y aurait beaucoup à dire sur les sentiments que j’éprouve depuis que j’ai appris sa disparition. Je ne suis pas sûre d’avoir déjà fait le tour de la question, mais il me semble que ma peine est plus douce de savoir qu’il ne m’a pas quittée volontaire­ment. Rien n’indique qu’il me serait revenu s’il avait vécu, mais je peux me l’imaginer, et cela m’aide incontestablement.

Je vous écris du manoir qu’habite son père, qui accepte de m’héberger pour l’instant. Quand nous avions tous les trois parlé de ce projet de voyage, nous ne pouvions imaginer que je me trouverais confrontée à de telles circonstances. Confrontée est le mot juste, car monsieur Réminiac n’est pas un homme facile. Après que je lui ai raconté mon histoire, et alors qu’il s’était montré courtois, sinon chaleureux jusque-là, il a brus­quement changé d’attitude à mon égard. Il ne veut pas croire que Cécilia est la fille de Jonathan. En fait, je crois qu’il rejette en bloc tout ce qui pourrait lui rappeler son fils. Il a des circons­tances atténuantes bien sûr. Jonathan était son unique enfant, et il a perdu sa femme très jeune. Il se comporte aujourd’hui comme un handicapé de l’amour, situation que je suis à même de comprendre, vous vous en doutez. Quoi qu’il en soit, nous nous sommes quittés assez fâchés à l’issue de notre première discussion.

Le lendemain matin, tout avait changé. Il était redevenu l’hôte aimable qui nous avait si gentiment accueillies la veille, malgré les circonstances. Il m’a fait venir dans son bureau, et m’a fait une proposition assez originale. En effet, d’un côté, il m’a demandé de ne plus évoquer mon passé avec Jonathan, ni de présenter Cécilia comme sa petite-fille à quiconque. D’un autre côté, il m’a proposé de nous accueillir toutes les deux dans sa maison, et nous offre l’hospitalité jusqu’à ce que j’aie eu le temps de me retourner. Ou plutôt, il nous avance notre pension jusqu’à ce que j’aie de quoi le payer. Je vous rassure, le prix en a été calculé au plus juste. Je le soupçonne d’ailleurs de n’avoir envisagé cette contrepartie économique à notre séjour que pour ne pas nous donner l’impression qu’il nous fait l’aumône de son pain et de son toit. Pour son entourage, y compris le couple de domestiques qui partage sa vie depuis plus de trente ans, je dois être une simple camarade de Jonathan, fille-mère dans le besoin, qu’il dépanne gentiment. Mais il m’a bien prévenue : le deal cessera si je m’avise de transgresser la règle du silence qu’il m’impose, et je me retrouverai illico à la rue. Dans ma position, je n’avais pas le choix. J’ai accepté ses conditions d’autant plus facilement que, compte tenu de notre première entrevue, je m’apprêtais à repartir avec Cécilia le jour même, sans savoir où nous mèneraient nos pas. Sur le coup, je vous avoue pourtant que je les ai trouvées dures à avaler, ces conditions, malgré le soulagement que m’apportait la contrepartie qu’il m’en offrait. Depuis, j’ai bien réfléchi, et je pense maintenant que cet homme est un sage. Pourquoi imposer à ma fille des racines dont elle n’a que faire ? Lui donner un nouveau nom ne lui rendra pas son père. Autant donc laisser les choses en l’état. J’ai eu l’occasion de m’en entretenir avec lui, depuis, et de le remercier à la fois pour sa générosité, et pour l’intelligence de sa proposition. Il a semblé s’en étonner, et m’a dit que je confondais intelligence et égoïsme, chez lui, et qu’il n’agissait ainsi que pour avoir la conscience tranquille, tout en préservant la paix que lui apporte sa solitude. J’ai feint de le croire, mais il ne me trompe pas. C’est un homme bon, même s’il cache soigneusement sa gentillesse sous une mine rigide et assez peu amène. Mais je ne vais pas m’étendre sur le sujet. Pour résumer, disons que tout se passe d’une façon inespérée. Nous disposons, Cécilia et moi, de deux chambres, d’une petite salle de bains, et des parties communes de la maison. Monsieur Réminiac m’a par ailleurs ouvert une pièce dans les combles afin que j’y installe mon atelier. Il s’est en effet montré intéressé par mes travaux, et doit à ce propos rencontrer bientôt un ami à lui qui a des intérêts dans une maison d’édition de livres pour enfants. Je vous tiendrai bien sûr au courant des développements éventuels de cette affaire.

Mais je me rends compte que je ne parle que de nous, et je n’ai même pas songé encore à demander de vos nouvelles. Comment se porte Georgie ? J’espère que son nouveau traitement n’est pas trop pénible à supporter. Ecrivez-moi tout ça bien vite.

Je vous embrasse du plus profond de mon âme, en espérant vous retrouver bientôt.

 

Océane qui pense à vous.

 

P.S. : j’ai demandé à un transporteur de passer prendre la grande malle que j’ai laissée chez vous. Ça devrait se faire sous huitaine. Encore merci pour tout.

 

Québec le 22 avril

 

 

Chère petite squaw,

 

Ça fait à peine une quinzaine de jours que tu es partie, et déjà tu nous manques, ainsi que Cécilia. Georgie lui a trouvé un surnom : il l’appelle maintenant Perle de Nuage, parce qu’elle est, dit-il, pure comme une goutte d’eau qui n’a pas encore touché le sol, et que, comme la goutte est entraînée par les vents jusqu’aux confins des mondes, ta fille est portée par les événements jusqu’à la terre de la moitié, au moins, de ses ancêtres. Tu peux le constater, mon vieux Grizzly n’a pas encore complètement perdu l’imagination. En fait, grâce aux médicaments qu’il prend maintenant, l’évolution de sa maladie semble sinon arrêtée, du moins très sensiblement ralentie. Il connaît toujours de longs moments d’absence, bien sûr, mais leur fréquence ni leur durée n’augmentent. Ce que je craignais le plus, c’était qu’il sombre dans une désespérance en se rendant compte de son état. Le docteur en effet m’avait prévenu contre cette attitude commune à la plupart des gens atteints de cette maudite maladie. Mais c’était bien mal connaître mon vieil ours. Il a parfaitement conscience de son état, mais il a décrété que son vieux cerveau a suffisamment travaillé, toute sa vie durant, pour mériter de faire la sieste, de temps en temps, et qu’il aurait donc mauvaise grâce à lui refuser ce petit plaisir. Crois-moi si tu veux, mais il arrive même à faire rire les amis aux éclats, quand il en parle en société. Il faut dire qu’aucun d’entre-eux ne l’a jamais vu lors d’une crise. Peut-être alors riraient-ils moins fort. Enfin, quoi qu’il en soit, ça va aussi bien que possible de ce côté-là.

En revanche, je me fais bien du souci pour toi. Tu me dis que ton installation en France s’est somme toute bien passée, et tu sembles envisager, enfin, ton avenir avec une certaine sérénité. Ça m’embête bien un peu quand même que tout cela se fasse loin de nous, mais j’en suis malgré tout heureuse pour toi. Seulement, il faudrait voir à ne pas t’endormir, aussi loin que tu sois de tes ennuis passés. Je ne sais pas ce que tu as fait, avant de t’en aller au vieux pays, mais il y a des gens, ici, à qui ça n’a manifestement pas plu. C’est la seule explication qu’on ait pu trouver au cambriolage de la semaine dernière. Je t’en aurais bien parlé plus tôt, mais le moyen de le faire, je te le demande, sans savoir même où tu comptais aller. Enfin, bref, nous avons été visités par des voleurs dans la nuit de samedi à dimanche dernier, pendant qu’on était allé au cinéma en amoureux. Ou plutôt par des gens qui voulaient se faire passer pour des voleurs, et qui ont pour ce faire, mis toute la maison cul par-dessus tête. Un désordre, ma pauvre, que j’ai mis plus de trois jours à ranger, pour constater finalement que rien n’avait disparu. Pas un bijou, pas une toile, pas même le caméscope. On a l’impression qu’ils ont tout balancé en vrac pour faire croire qu’ils cherchaient quelque chose, mais sans fouiller vraiment. A une exception près. Ta grosse malle. Celle-là, je te garantis qu’ils l’ont minutieusement visitée, dans ses moindres recoins. Tes affaires étaient éparpillées au travers de toute la pièce. C’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille. Je pense qu’ils cherchaient quelque chose qui a un rapport avec toi. Quoi°? Je l’ignore, et ça m’embête bien que tu m’aies caché quelque chose. Mais si tu l’as fait, tu as sans doute une bonne raison. Enfin, j’ai tout lavé, et repassé, juste à temps pour confier le paquet au transporteur. S’il manque quelque chose, fais-le moi savoir. Et méfie-toi de tout. Ces gens-là sont peut-être capables de traverser les océans pour obtenir ce qu’ils cherchent. Garde-toi bien.

Georgie se joint à moi pour te faire mille baisers, ainsi qu’à Perle de Nuage, et t’espérer un jour prochain.

 

Affectueusement,

 

Steph’

 

 

«««««

 

Tout est calme dans la grande maison qui n’a pourtant pas souvent l’occasion d’accueillir tant de monde. Jacques s’est, à son habitude, enfermé dans le bureau, où il prétend travailler à un recueil de nouvelles dont il parle souvent, mais dont personne, pour l’heure, ne peut se vanter d’avoir lu la première page. Océane dessine et peint dans la pièce qui lui a été spécialement ouverte pour ça par le maître de maison. Si elle est effectivement située dans les combles, comme le précise la jeune femme dans sa lettre à ses amis canadiens, il ne faudrait pas en conclure trop vite qu’il s’agit d’un grenier quelconque, sombre et poussiéreux. C’est au contraire une vaste pièce claire, située au centre de la maison, à son dernier niveau. Elle s’ouvre sur le jardin par une grande verrière qui remonte haut sur le toit, et offre ainsi une lumière de très bonne qualité à toute heure du jour. La jeune femme a vite adopté l’endroit, d’autant que son propriétaire lui a laissé l’entière disposition du matériel que son épouse y a entreposé, des années auparavant, et que Marie tient depuis dans un état de propreté irréprochable. C’est un matériel certes ancien, mais de bonne facture, comme on savait le faire alors, sans compter ses heures, ni lésiner sur la qualité des fournitures. Le progrès n’ayant, depuis, rien inventé de tangible à part l’allégement des coûts de revient, Océane profite pleinement de ces outils parfaitement opérationnels, et qui le resteront sûrement plus longtemps que le pauvre attirail de bois blanc et de plastique qu’elle a laissé derrière elle, lors de son départ précipité de Québec. Comme c’est une personne d’un caractère optimiste, malgré les coups du sort qui se sont acharnés sur elle, elle s’est mise au travail pleine d’ardeur et d’inspiration, et produit à la chaîne une galerie de personnages tout droit sortis de ses souvenirs d’enfance. Jacques lui a en effet organisé une rencontre avec son ami éditeur, et elle tient à reconstituer son stock d’illustrations, afin de ne pas arriver les mains vides à ce premier rendez-vous. Elle utilise pour ce faire l’entière palette des techniques qu’elle maîtrise, de l’huile à l’aquarelle, en passant par les pastels et les mines, alternant le travail sur toile et sur papier. Elle évite, pour l’instant, de donner un style trop marqué à son travail, toujours dans l’idée d’éviter de présenter un éventail trop étroit à son éventuel acheteur. Océane applique en cela, sans en avoir réellement conscience, la philosophie de base du marketing, qui consiste à produire ce que l’on sait vendre, et non l’inverse, comme c’est bien souvent le cas en France. L’art, prétend-on, ne connaît pas de compromission. C’est une façon de voir les choses, sans doute. Mais pour l’instant, la jeune femme ne ressent aucun besoin de devenir célèbre, en imposant son style et son message. Elle souhaite simplement vivre de son travail, dignement, en artisan du dessin. Après, peut-être, viendra le temps de l’Art, avec un A majuscule. Encore que si elle en a rêvé, à ses débuts, elle est persuadée aujourd’hui qu’il lui manque le feu sacré, cette touche de génie qui fait les grands artistes. Elle n’en souffre pas outre mesure. Océane n’est pas la femme des grandes causes désespérées. Elle aspire à vivre une vie ordinaire, peu en rapport avec l’agitation et les excès que partagent les artistes qu’elle a eu l’occasion de fréquenter, et qui lui ont tous donné l’impression d’être de profonds inadaptés sociaux, en quête désespérée d’un intangible Graal, qui serait l’harmonieux rejeton d’un sujet et d’une lumière, d’un trait et d’un moment d’émotion, unis au travers d’une improbable alchimie, dans laquelle le hasard tient la chandelle au-dessus du lit nuptial. Tous sauf Georgie, peut-être, qui a toujours considéré le dessin et la peinture comme des techniques, avant tout, et qui voue plus souvent qu’à son tour le génie aux gémonies, prétendant qu’un imbécile qui apprend peut devenir un artiste de talent, ce que ne sera jamais un génie sans connaissances. Quand on lui oppose les exceptionnelles réussites commerciales de certains peintres modernes, qui expriment directement sur la toile les tourments de leur âme torturée par les abus de paradis artificiels, il éclate d’un rire tonitruant, avant de réduire l’objecteur d’inconscience à un petit tas de cendre honteuse, en lui expliquant qu’on verra bien, dans trois ou quatre siècles, qui étaient vraiment les grands artistes de notre temps. Et d’entamer la litanie des artistes incompris de leur temps, et entrés depuis au panthéon du patrimoine pictural mondial.

– » Tous, entendez-vous, tous avaient du génie, c’est vrai. Mais ils avaient aussi beaucoup d’humilité devant leur manque de maîtrise technique, au point d’en arriver bien souvent à détruire des chefs d’œuvre, parce qu’ils s’éloignaient trop, à leur goût, de la perfection qu’ils traquaient sans cesse. Pas un de ces barbouilleurs dont vous me parlez n’aurait mérité de nettoyer leurs pinceaux. Quand bien même les y aurait-on invité qu’ils eussent été incapable de le faire. Leurs pinceaux, ils les jettent quand ils sont sales. Et vous appelez ça des artistes ! Dieu nous garde ! Ce ne sont pas des artistes, vos barbouilleurs dégénérés. Ce sont des résidus d’avortements de la société d’inculture qui nous gouverne aujourd’hui. Voilà ce qu’ils sont vraiment. Leur avenir n’est pas au pinacle, il est au vide-ordures ! Et il ne faudra pas oublier de désinfecter après leur passage. »

Georgie et Jonathan s’entendaient particulièrement bien à ce sujet, exprimant le même dégoût de cette caricature d’art qui avait, outre le culte de la destructuration et de la laideur, l’outrecuidance d’être à la mode. Car Jonathan était rapidement devenu un pilier de la bande à Georgie, sans toutefois souffrir des mêmes tares dégénératives que le reste de la ménagerie. Jusqu’à son arrivée, en effet, Georgie ressemblait à un îlot de sagesse perdu dans une mer de folie douce, ce qui ne lui déplaisait pas fondamentalement, car il adorait jouer au patriar­che, mais finissait parfois par lui peser. A l’arrivée du jeune homme, le vieux professeur avait vite détecté chez ce grand garçon souvent silencieux une stabilité émotionnelle reposante, et l’avait invité à venir avec lui constituer un début d’archipel.

Tout en continuant à aligner ses petits personnages aux yeux plissés d’espièglerie, Océane se souvient avec une mélancolique tendresse de ces jours heureux, et de la joyeuse complicité qui ne tarda pas à unir les deux seuls hommes qui aient jamais compté pour elle, celui qui remplaçait le père qu’elle n’avait pas eu, et celui qui aurait pu devenir le mari qu’elle n’aurait jamais. Jonathan avait un don certain pour le dessin, et maîtrisait avec une vitesse stupéfiante les techni­ques que lui présentait le vieil homme, sans pour autant se prendre jamais au sérieux dans ce genre d’exercice. Il ne se sentait pas artiste, au sens noble du terme. Son truc à lui, c’était plutôt la caricature. Il usait alors du pinceau et du crayon comme de scalpels aussi précis qu’acérés, pour mettre à nu tous ceux qui avaient le malheur de passer à sa portée. Il avait un sens très sûr de l’analyse, et réussissait en quelques instants à transformer l’un en fruit, l’autre en animal, un troisième en automobile sans que pour autant il puisse y avoir un doute quelconque quant à l’identité de la victime. Mais ça n’était pour lui qu’un jeu. Jamais il n’avait considéré la chose autrement que comme un passe-temps, destiné à faire rire ses amis. Jonathan avait une autre conception de l’art, qui en faisait un auditeur privilégié du vieil homme. Avec lui en effet, il aimait à découvrir un peintre d’un autre temps, à disséquer son œuvre, sa méthode, à chercher dans son histoire les sources de l’inspiration de l’artiste. Le jeune homme avait une passion réelle pour l’histoire de l’art, et sa vivacité, alliée à une capacité d’analyse très supérieure à celle des autres habitués de l’atelier, en fit rapidement l’élève préféré du vieux maître, qui se désolait néanmoins de voir que son protégé ne profitait pas mieux de ses dons d’exécutant.

Océane avait, elle aussi, directement profité du rappro­chement entre les deux hommes, car si Georgie était un authentique expert en matière de mise en œuvre de techniques, il manquait d’inspiration pour analyser les sujets, ce que Jonathan faisait naturellement. Or, si son sens critique s’exerçait de façon parfois cruelle aux dépends de certains des olibrius qui, passant par l’atelier, en venaient à se prendre pour de grands artistes incompris, et les rabaissait illico au niveau des besogneux apprentis qu’ils étaient en réalité, il en usait au contraire de façon très positive avec sa jeune amie, lui permettant, par de judicieuses remarques, d’évoluer dans sa façon de se situer par rapport à son sujet, et d’acquérir peu à peu sa pleine personnalité artistique. Personnalité qu’elle s’efforce, pour l’heure, de museler, pour les raisons que l’on connaît.

Cécilia, quant à elle, n’occupe plus la position qui lui semblait naguère encore stratégique, aux pieds de sa mère en train de peindre. C’est qu’il y a loin de l’appartement exigu de Québec à l’immensité du domaine qui s’offre maintenant à elle. Rien que leurs deux chambres sont déjà plus vastes que l’ancien studio dans son entier ! Quant au jardin, que dis-je, au parc ! C’est pour la petite fille un véritable enchantement. En moins de vingt-quatre heures, Maurice, qui s’est bombardé d’autorité chevalier-servant de la demoiselle, a rafistolé le portique de Jonathan, et, sans demander de permission à qui que ce soit, l’a remonté au centre de la pelouse. Depuis, dès que le temps le permet, Cécilia ne quitte plus les balançoires que pour aller contempler des fleurs, ou revenir dans la cuisine dévorer à belles dents les célèbres tartines de beurre-confiture de Marie.

Marie et Maurice sont dans la cuisine, justement, et astiquent l’argenterie. Elle n’en a pas fondamentalement besoin, c’est évident au premier regard. Mais c’est une vieille habitude qu’ils partagent. Lorsque l’un d’entre eux veut provoquer un conseil d’administration dans leur ménage, il prétexte le nettoyage de l’argenterie. Une loi tacite oblige l’autre à accepter. Ils déballent alors couverts et chiffons, ainsi que la potion ad hoc, et s’installent face à face, non sans avoir au préalable recouvert la table de plusieurs épaisseurs de vieux journaux, et soigneusement fermé la porte. La discussion peut alors s’engager. Aujourd’hui, c’est Marie qui convoque. C’est d’ailleurs presque toujours le cas. Maurice aurait pu naître muet, il n’en aurait pas vraiment souffert. Sa volubilité est une attitude sociale, un moyen de masquer sa personnalité de rêveur et de philosophe, plus qu’un besoin réel d’échanger des arguments avec autrui, dans le but, sinon de changer le monde, du moins de faire changer l’autre d’avis. La vraie communication, pour le vieil homme, est ailleurs. Dans un échange de regards, dans un bouton de fleur ou le vol hésitant d’une abeille au printemps. Plus il avance en âge, et moins il éprouve le besoin de parler. Le monde est comme il est, à quoi bon en débattre. Pour Marie, c’est tout le contraire. La petite jeune fille effacée qu’elle fut a cédé la place à une véritable matrone, qui règne sur son intérieur comme une vraie gouvernante de maison bourgeoise à l’ancienne mode. Il lui est souvent nécessaire de faire valoir ses idées, de les expliquer longuement, et d’exposer pourquoi elle n’acceptera pas d’en changer. Et, depuis des années, Maurice et Jacques cèdent, miette par miette, un peu de leur espace vital pour continuer d’avoir la paix. D’autant que, pour être parfaitement honnête, il convient de reconnaître que la presque totalité des idées de Marie sont bonnes pour le fonctionnement serein de leur petite communauté.

Maurice a étalé devant lui une rangée de fourchettes, ordonnées en rangs serrés, comme à l’aube d’une bataille rangée. Il choisit avec soin un chiffon, le plie, le mouille délicatement d’un peu de produit miracle, en prenant son temps. Puisque c’est Marie qui convoque, à elle d’ouvrir le bal. Assise en face de lui, la femme réfléchit, cherche le meilleur angle pour introduire son sujet sans que l’homme puisse trouver d’échappatoire, comme il sait si bien le faire quand le sujet l’ennuie, ou qu’il risque de provoquer l’ombre d’une amorce de conflit. Marie aime la discussion quand elle s’anime, que le ton monte, que les propos se font plus vifs. Au classique  » In vino veritas », elle oppose un très personnel « In ira veritas », qui affirme qu’il vaut mieux parfois crever les abcès pour faire sortir les humeurs mauvaises de l’esprit de l’homme, avant qu’elles ne le fassent pourrir tout entier : une forme de saignée psychologique, en quelque sorte. Maurice pratique plus volontiers les médecines douces. Il craint la douleur vive que peut provoquer une parole trop hardie, et préfère combattre le mal par l’endormissement progressif, et une explication ultérieure, calme et apaisante comme une compresse. Chaque nouvelle discussion est ainsi prétexte à une opposition de styles, dont il faut bien admettre qu’aucun n’a jamais définitivement pris le pas sur l’autre.

Marie se prépare, donc. Mais plus elle attend pour ouvrir le feu, plus elle bouillonne intérieurement, et plus le calme de son mari l’exaspère. Arrive donc le moment où, comme pour la marmite de Papin, la pression devient trop forte pour l’enve­loppe, et le couvercle saute !

« – Quand même, tu l’aimes bien cette petite !

– De qui parles-tu ? De la fille, ou de la mère ?

– Parce qu’il pourrait y avoir un doute ! Alors commençons par la fille !

– Et que veux-tu donc commencer ?

– Je voudrais qu’on en discute, c’est tout.

– Je t’écoute.

– Je disais donc, quand même, tu l’aimes bien, cette petite.

– Oui, je l’aime bien.

– Tu passes beaucoup de temps avec elle.

– Elle aime bien venir se promener avec moi dans le jardin. Et comme le jardin, vous vous en moquez, monsieur Jacques et toi, ça me fait bien plaisir de pouvoir le montrer à quelqu’un qui l’apprécie.

– Et le portique, c’était vraiment nécessaire ?

– Rien n’est vraiment nécessaire. Mais ça lui plaît bien, je crois.

– Ça, pour lui plaire, elle ne le quitte plus !

– Tu vois, c’était donc une bonne idée.

– Ouais ! Une journée de travail pour le remettre en état et l’installer, sans compter qu’il faudra bientôt le démonter de nouveau. Pour moi, c’est du gaspillage ! Voilà ce que c’est.

– Et pourquoi il faudra bientôt le démonter ?

– Tu as bien entendu ce que monsieur Jacques nous a dit. Elles ne sont là que pour quelques semaines, le temps que sa mère trouve autre chose. Alors, c’est pas la peine de faire tant et tant pour cette petite. Tu vas t’y attacher, et après, quand elle partira, tu seras tout désemparé.

– Elles ne sont pas encore parties. Et puis, quelques semaines d’amitié d’une petite fille, pour un vieux bonhomme sans enfant comme moi, c’est un bonheur qui ne se refuse pas.

– Ça y est, tu vas me reprocher de ne pas avoir eu d’enfants, maintenant.

– Arrête, Marie. Je n’ai vraiment pas envie de jouer à ça, aujourd’hui. Je ne te reproche rien tu le sais. Je ne l’ai jamais fait, et je ne le ferai jamais. Pourquoi te reprocherais-je, à toi, ce que ni toi ni moi nous ne pouvons maîtriser ? Je vais te dire ce qui t’énerve aujourd’hui. Je vais te dire pourquoi tu cherches la bagarre. Ce n’est pas parce que je m’attache à cette petite, et à sa maman aussi, je l’avoue. C’est parce que toi aussi, tu commences à les aimer toutes les deux. Et ça t’embête drôle­ment de l’avouer. Alors, tu cherches un argument pour leur en vouloir. Tu luttes pour ne pas céder, pour rester une vieille femme un peu aigrie, enfermée dans son monde de petites habitudes rabougries. Tu es comme monsieur Jacques. Ce qui vous dérange, tous les deux, c’est moins le bruit qu’elles font, ces deux petites, que le fait qu’elles vous obligent à ouvrir un peu votre cœur, qu’elles bousculent votre tristesse, qu’elles vous donnent envie de vivre de nouveau. Alors, lui il s’enferme dans son bureau, pour ne pas les voir, et toi, tu me cherches des poux dans la tête. C’est raté, Marie. J’ai les cheveux propres. Je suis heureux qu’elles soient là, pour le temps que ça durera. Quand elles partiront, il me restera de beaux souvenirs. Mais je ne suis pas sûr qu’elles s’envoleront si vite que ça.

– Tu dis des bêtises, vieux croûton. Tu prends tes désirs pour des réalités. Monsieur Jacques a dit qu’elles s’en iront dès que ce sera possible. Alors ne te fais pas trop d’illusions.

– Tu crois donc tout ce que « Jacques a dit » ? Je te croyais trop âgée pour ne plus jouer à de tels jeux !

– Qu’est-ce que tu veux dire, là ?

– Si vraiment il voulait qu’elles s’en aillent, il ne les aurait pas installées comme ça. Elles seraient parties le lendemain de leur arrivée.

– Il nous a expliqué qu’elles n’avaient pas de moyens d’existence.

– Il aurait pu leur donner, ou leur prêter, de l’argent. Avec les moyens dont il dispose, c’était la solution la meilleure pour ne pas être ennuyé dans sa vie de tous les jours.

– C’était quand même délicat. Il a peut-être essayé, et elle a refusé.

– Tu le connais donc si mal ! Tu ne t’es pas demandé qui elle était, cette femme, pour qu’il l’accueille ici, comme ça ?

– Il nous l’a dit. C’est une camarade de Jonathan, qui a été contrainte de quitter le Canada parce qu’elle n’y trouvait pas de travail, et qui est venue chercher de l’aide auprès d’un vieux copain, sans savoir qu’il était mort.

– Ça, c’est la thèse officielle, la ligne du parti. Mais ça sonne plus faux qu’une guitare hawaïenne fabriquée en Corée.

– Et c’est quoi, la vérité vraie, monsieur Sherlock Holmes, s’il vous plaît ?

– Pour qu’il les accueille ici de cette façon, et qu’il soit si ému par leur présence, je suis sûr qu’elles étaient beaucoup plus proches de Jonathan qu’il ne veut bien nous le dire.

– Qu’est-ce que tu veux dire, par là ?

– Exactement ce que tu te refuses à admettre depuis qu’elles sont arrivées.

– Tu veux dire que…

– Cécilia est la fille de Jonathan. Oui, je le crois.

– Tu le crois, mais tu n’en es pas sûr.

– Je le crois comme on croit en Dieu, Marie. Ce n’est pas pour moi une hypothèse, c’est un acte de foi.

– Arrête, tu me fais rire. Qu’est-ce que tu as, comme preuve ?

– Je n’ai pas besoin de preuves, au sens où tu l’entends. Il suffit de vivre un peu auprès de cette petite fille pour que la vérité saute aux yeux.

– Ne me dis quand même pas que tu trouves qu’elle ressemble à Jonathan. Parce que j’y ai pensé, à ton idée, moi aussi. Et je l’ai observée, cette gamine. Le petit, je m’en souviens bien, vu que c’est moi qui l’ai élevé. Et bien, je suis formelle, elle ne lui ressemble pas du tout. Ni en allure, ni en comportement. Dis le contraire pour voir, allez, dis le !

– Je ne dirai pas le contraire. Elle ne ressemble pas à Jonathan.

– Alors !

– C’est le portrait craché de madame Martine. La seule question que je me pose vraiment, c’est de savoir pourquoi sa mère a attendu trois ans avant de venir. Ou plutôt, qu’est-ce qui l’a brutalement contrainte à fuir le Québec pour venir se réfugier ici. »

Là-dessus, ayant fini de polir sa rangée de fourchettes, Maurice replie son chiffon et sort par le jardin, un sourire au coin des lèvres, rejoindre sa petite amie, en laissant Marie abasourdie par l’évidence qu’il vient de lui lancer à la face, et qui lui avait échappé jusque là.

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