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Les carnets de Jonathan – épisode 26

chapitre 26

Papa ?

Quand le détective canadien entre dans le bureau de Dali di Stéphano, il ne sait pas pourquoi il a été si brutalement convoqué. A sa connaissance, tout fonctionne comme il l’a prévu. Il sait, par l’intermédiaire de de Courcy, que leur coup de semonce a porté au ras de la flottaison. Océane Monplaisir va être expulsée vers Québec dans les tout prochains jours, et, bien qu’il n’ait pas encore actionné la justice canadienne, il est persuadé qu’elle lâchera les fameux carnets dès le début de la négociation qu’il a prévu d’avoir avec elle au sein même de l’aéroport. Il a pensé à une monnaie d’échange convaincante, à savoir un visa tout neuf pour la France, et le billet d’avion qui va avec. Il a d’ailleurs amené ces deux pièces avec lui, au cas où. Pourtant, il n’est pas tranquille. Le secrétariat de sa cliente lui a simplement fait savoir que Dali souhaitait le voir le plus tôt possible, sans autre explication. Or, depuis que l’affaire a pris une tournure plus personnelle, entre eux, la demoiselle a toujours fait elle-même ses commissions. Ce n’est pas qu’il s’agisse du grand amour, non. Mais elle goûte, semble-t-il, cette ambiance de confidentialité que lui donne le contact direct avec le détective. Le changement subit dans les règles du jeu ne lui dit donc rien qui vaille. Ralenti sur son chemin par les encombrements de circulation, il a beaucoup supputé, sans véritablement trouver d’hypothèse susceptible de le satisfaire, la moins inquiétante de toutes étant que la jeune femme cherche à mettre un terme à leurs relations privées, un peu avant la conclusion de l’affaire, de crainte qu’il ne s’incruste. Si tel est le cas, tant mieux. Elle est inventive au lit, c’est entendu, mais il n’apprécie que fort peu son caractère de cochon. Il n’a cédé que dans l’intérêt supérieur de son fonds de commerce. Rien, pourtant, ne permet pour l’instant d’étayer cette hypothèse.

Il n’a pas besoin de se présenter au secrétariat. A peine est-il entré que la jeune standardiste lui désigne la porte de sa patronne d’un bref mouvement du menton.

– » Allez-y, elle vous attend. Bon courage ! »

Bon courage, diable ! Ça sent le roussi. Qu’a-t-il donc pu se passer ? Il frappe. Aussitôt, un aboiement lui commande d’entrer. Il pousse la porte et pénètre dans la pièce. Dali, debout derrière sa table de travail, fulmine. Elle lui laisse à peine le temps de refermer le lourd vantail derrière lui avant d’exploser.

– » Bravo, monsieur le détective ! On peut dire que vous avez fait du beau travail, en vérité. Vous avez foutu ma vie et ma carrière en l’air, avec vos stratagèmes stupides ! Je suis grillée, foutue, vidée, vous m’entendez ! Je n’existe plus. Ah, on peut dire que vous ne faites pas dans la demi-mesure, quand vous vous y mettez ! Et vous disiez que vous aviez tout prévu ! Je n’ose imaginer ce qui aurait pu arriver si vous aviez pensé avoir oublié un ou deux détails !

– Je ne comprends pas.

– ça ne m’étonne pas, vous êtes tout juste bon à assurer les filatures de femmes adultères, voire à les aider à y plonger, dans l’adultère, si elles n’ont pas déjà cédé. Un malencontreux baiseur parasite, voilà ce que vous êtes ! »

L’homme n’a pas pour habitude de se laisser bousculer de la sorte sans réagir. Dans un premier temps, il envisage de quitter la pièce, sans autre forme de procès. Mais il est affligé d’un défaut rédhibitoire : il faut qu’il sache ; il est incapable de lâcher une affaire avant d’en avoir découvert tous les ressorts. Or, dans le cas présent, la situation, jusque-là limpide, semble s’être sérieusement obscurcie à son insu. Réfrénant sa première impulsion, il fait face, et s’avance posément vers le bureau. Regardant Dali au fond des yeux, il ne s’arrête que lorsque le haut de ses cuisses vient s’appuyer contre le bord de la table de travail, et se trouve alors dans la même posture que la jeune femme, simplement séparé d’elle par le plateau plaqué d’ébène, qui ne doit pas faire plus d’un mètre de large. La tigresse continue à vociférer de plus belle, puisant dans les souvenirs de ses activités antérieures un chapelet d’injures à faire rougir un légionnaire. Sans se départir de son calme, mais avec une célérité surprenante, il lui décoche alors une gifle magistrale, qui l’envoie, enfin muette, s’écraser dans son fauteuil. Il ne s’agit pas d’un simple soufflet, qui eut décuplé la fureur de Dali di Stéphano, mais d’un coup puissant, qui la laisse interdite, et pantelante. Toujours lentement, il contourne alors le bureau pour s’approcher d’elle de nouveau. Elle esquisse un geste de défense, mais, au lieu de frapper encore, il se contente de sourire et de répéter :

– » Je ne comprends pas. »

Matée, au bord des larmes, et tout en massant sa joue endolorie, la jeune femme raconte au détective la parade organisée par Jacques Réminiac, et la trahison de ceux qu’elle appelle pudiquement les membres de son groupe de travail. Elle explique comment Jean Valjean a obtenu un rendez-vous avec sa direction, et le contrecoup immédiat de cette rencontre sur feue sa brillante carrière. Comme le détective ne fait toujours pas le lien avec son affaire, elle finit par lui donner en détail la table des matières des deux carnets, élément qu’elle lui a, jusque-là, tenu soigneusement caché, et, de fil en aiguille, reconstruit pour lui, en pleurnichant, l’organisation mise sur pied par Jonathan à son profit. Quand enfin, arrivée au bout de son récit, elle se tait, l’homme la regarde avec une sorte d’attendrissement, celui que l’on peut lire dans les yeux d’un lion quand ils se posent sur sa proie. Il est un peu triste de cette mort sociale annoncée, mais ne peut se permettre de laisser ternir sa réputation. Alors, toujours souriant, avec une voix douce, mais précise, il lui explique sans se presser qu’elle n’a que ce qu’elle mérite, et que l’on ne peut pas vouloir manœuvrer impunément la totalité du genre humain.

-« Les plus grands génies », lui dit-il, « ont tous eu la sagesse d’avoir au moins un ami, à qui confier leurs espoirs et leurs doutes. Ils ont tous organisé un clan, plus ou moins important, autour d’eux. Les membres de ce clan étaient investis de la plus parfaite confiance par leur leader. J’ai essayé d’être pour vous, dans l’affaire qui nous concerne, l’embryon de ce clan qui vous manque aujourd’hui terriblement. Mais vous n’avez pas su me faire confiance. Vous m’avez caché les éléments de votre fragilité, le seul défaut de votre cuirasse. Si j’avais su cela plus tôt, nous aurions procédé d’une toute autre façon. Mon métier, mademoiselle di Stéphano, c’est de prévoir les réactions de mes adversaires un peu plus vite qu’eux. C’est une chose que je fais très bien. Je ne me suis jamais trompé. Jamais. En me taisant ces informations, vous avez vous-même creusé votre tombe. Puisse cette leçon vous être profitable. Je vous salue, mademoiselle, et je vous souhaite bonne chance, vous en aurez besoin. Un dernier conseil, pendant que j’y pense. Pour votre joue, vous devriez essayer la teinture d’arnica. Mais tout de suite, sans quoi j’ai bien peur en effet qu’elle ne soit vraiment très enflée ce soir. »

Sur ces derniers mots, il tourne le dos à la jeune femme et s’en va, sans attendre de sa part la moindre répartie, toujours souriant, vers de nouvelles aventures.

«««««

-« Reconnu, c’que ça veut dire ? » demande le type, complètement abasourdi, à l’avocat. Jérôme, estimant sans doute que son auditoire est enfin à point, se lève, tire machinalement sur l’extrémité de ses manches, comme s’il en remettait le pli en place, et commence son explication.

– » Le terme « reconnaissance », mon cher monsieur, possède plusieurs significations dans la langue française. Nous l’utilisons aujourd’hui dans son acception juridique. Il indique alors qu’une personne, il s’agit en général d’un homme, bien que ce ne soit pas une règle absolue, déclare qu’il est le père, ou plus rarement la mère, d’un enfant dont l’origine était jusqu’alors au moins partiellement inconnue. Nous parlons, dans ce cas, d’une reconnaissance de paternité, ou, éventuellement, de maternité. Cet acte peut être le résultat d’une procédure judiciaire engagée par l’enfant, ou pour son compte, à l’encontre du géniteur supposé. Il y a alors poursuite en reconnaissance de paternité, procédure qui entraîne des examens sanguins dont le résultat est incontestable. Il peut aussi, et c’est le cas qui nous intéresse, être le fait d’un heureux concours de circonstance. Monsieur Réminiac, qui m’accompagne aujourd’hui, a effectué un court séjour au Canada, entre le mois de décembre 1958 et le mois d’avril 1959, afin de compléter son cycle d’études. Il y fit la connaissance d’une jeune fille, étudiante comme lui, avec laquelle il eut des relations charnelles. Lorsqu’il revint en France, il mit fin à ce qui, dans son esprit, avait toujours été une liaison sans lendemain. Il partit ensuite assez rapidement en Algérie, puis se maria, et vécu une vie somme toute assez banale pendant près de trente-quatre ans. Ce que monsieur Réminiac ignorait, c’est que, de sa courte liaison canadienne, était née une petite fille. La jeune mère, malade, avait bien essayé de retrouver le père de son enfant, mais elle mourut avant d’y parvenir. La petite fille, alors âgée de six mois, fut recueillie par un couple de pasteurs, et grandit normalement dans cette famille d’adoption. Cette demoiselle, en triant, tout dernièrement, des vieux papiers qui appartenaient à sa défunte génitrice, y trouva l’identité de son père. C’est pourquoi elle débarqua en France, il y a quelques semaines. Depuis, monsieur Réminiac a décidé de vérifier le bien-fondé de cette histoire. Il est donc retourné au Canada effectuer quelques recherches, en laissant cette demoiselle et sa fille à la garde de ses domestiques. Il est rentré hier de ce voyage, qui lui a permis d’établir, de façon formelle, que mademoiselle Océane Monplaisir est effectivement sa fille. Jugez de son angoisse quand, alors qu’il s’apprêtait à lui faire part de cette extraordinaire nouvelle, il découvrit que cette jeune personne avait été emmenée par la gendarmerie ! Sans perdre de temps, il prit contact avec son conseil, ici présent, et vint aussitôt effectuer les démarches nécessaires à l’officialisation de sa reconnaissance de paternité, ce qui fut fait cet après-midi, comme j’ai eu l’honneur de vous l’apprendre tout à l’heure. Voici comment, depuis aujourd’hui, à dix-sept heures et des poussières, mademoiselle Monplaisir s’appelle Réminiac, est de nationalité française, et se trouve, par conséquent, retenue indûment par vos services dans ce camp de transit.

– Ah ben ça !

– Je ne vous le fais pas dire.

– On se croirait à la télé.

– Si vous voulez. Il importe de savoir quelle sera mainte­nant votre attitude. Peut-on compter, en cette affaire, sur votre compréhension, et, partant, sur votre collaboration, ou allez-vous, par une attitude irresponsable, contraindre cette demoi­selle à rester une nuit supplémentaire dans ce lieu sordide, ce qui nous conduirait, bien évidemment, à porter plainte, comme je vous l’ai précédemment indiqué ? »

L’homme est sonné. Il reste affalé sur sa chaise, les bras ballants, répétant à qui veut l’entendre sa litanie de « ah ben ça ». Puis il se gratte de nouveau le dessus du crâne, descend sur le menton, et prend, avec une visible difficulté, une décision. Il décroche le téléphone qui seul meuble le bureau, compose un nombre à deux chiffres, et, après un nouveau coup d’œil au contenu du grand cahier noir, demande à une personne inconnue de lui amener tout de suite la petite dame du 308 et sa fille. Il raccroche l’appareil et annonce, en regardant ses trois interlocuteurs :

– » Elles descendent. On va pouvoir vérifier tout ça. »

Le temps qu’arrivent les deux recluses, le chef-gardien-de-nuit se lance dans un panégyrique du centre dont il a la responsabilité, et de son organisation. C’est ainsi que les trois visiteurs apprennent que le bâtiment, qui est effectivement un ensemble H.L.M. vétuste, réquisitionné par l’administration, est inhabité sur ses deux premiers niveaux, qui abritent des salles d’activités exclusivement utilisées de jour. Les “transitaires” se voient allouer un appartement, de taille théoriquement adaptée à la structure du groupe social à héberger, dans les niveaux supérieurs, dont les accès sont sévèrement gardés pendant la nuit. Dans la journée, le système de surveillance descend de deux étages pour empêcher toute communication avec l’extérieur.

Tandis que le petit bonhomme moustachu poursuit sa description, Jacques essaie désespérément de prévoir la réaction que pourra avoir Océane en le découvrant, afin d’y trouver une éventuelle parade. Il a senti le fonctionnaire particulièrement soupçonneux, et craint un impair de la jeune femme, qui ignore tout de son initiative. D’un mot, elle peut tout faire échouer, et se retrouver, papiers en règle ou pas, réexpédiée à Québec, le temps pour l’administration, dans son omnipotent immobilisme, de décider que, finalement, elle peut effectivement faire valoir sa nouvelle nationalité pour revenir séjourner en France. Une affaire de quelques années, quoi. L’idéal serait qu’il parle le premier, mais pour dire quoi ? Il en est encore à se poser des questions lorsque le téléphone émet une sorte de râle de sonnette phtisique en phase terminale. Le fonctionnaire s’interrompt, décroche, écoute avec attention, acquiesce, puis raccroche. Il se lève, aussitôt imité par Jérôme, et explique que la rencontre aura lieu dans le hall, en présence du gardien d’étage et de lui-même. Les quatre hommes quittent donc le petit bureau pour gagner le centre du vestibule. De là, ils entendent des pas descendre l’escalier. Ceux, lourds, du gardien, marquent la cadence. Ils sont accompagnés par les claquements nets des talons d’Océane, et le petit galop caractéristique que produisent les enfants qui gambadent en tenant la rampe d’une main. La petite fille débouche en tête sur le dernier palier intermédiaire, et découvre ses visiteurs du soir. Elle reste un moment interdite, puis, se tournant vers l’arrière, elle lance à sa mère :

-“ Chouette, maman, c’est Papy Jacques !”

Puis elle se jette en courant dans l’escalier jusqu’à son grand-père, qui s’est agenouillé en bénissant intérieurement la petite fille de l’avoir appelé ainsi. Jacques se relève, la petite toujours accrochée à son cou. Il regarde le gardien, apparem­ment ébranlé par la spontanéité de la gamine, et décide alors de passer la deuxième couche, juste au moment que choisit Océane pour arriver à son tour. Elle a dans les yeux toutes les questions du monde, mais, dans le doute, s’abstient de se laisser aller à en laisser échapper simplement une. Jacques fait les deux derniers pas qui les séparent encore avec un grand sourire, puis il ouvre largement le bras droit, le gauche servant d’étai au fondement de la nouvelle génération, et serre fermement la jeune femme, interdite, en disant distinctement, plus pour le gardien que pour elle :

-“ Ça y est, ma chère enfant, j’ai trouvé tout ce que j’étais allé chercher au Canada. Désormais, nul ne pourra impuné­ment prétendre que tu n’es pas ma fille !”

La jeune femme éberluée, rencontre par-dessus le bras du grand homme le regard complice de maître Leclerc, père, qui lui adresse un grand clin d’œil. Elle découvre, dans le même mouvement, l’homme qui l’accompagne, et que la haute stature de Jacques lui avait jusque-là caché. Comme dans un rêve, elle s’entend répondre un simple “merci mon Dieu”, qui n’engage à rien. Déjà, l’avocat profite du nouveau coup porté par la toute petite Cécilia à la confiance du gardien-chef-de-nuit pour continuer son travail de sape. Il a gentiment attrapé l’homme par le cou et lui glisse directement dans le conduit auditif des mots inaudibles pour les autres participants. Le bonhomme repart pour une séance de grattouillage à tous les étages, avant de dire banco, avec une mauvaise volonté évidente. Jacques et le notaire sont aussitôt priés d’aller aider ces demoiselles à ranger leurs affaires, tandis que Jérôme suit le gardien dans son cagibi pour régler quelque détail de Canada-droit (ça a le goût du droit, ça a l’odeur du droit, la victime est persuadée que c’était bien du droit, jusqu’au moment, trop tardif, ou elle se rend compte qu’en fait, c’est elle qui a été gauche !). Moins d’un quart d’heure plus tard, la vieille Jaguar repart vers la Bretagne avec son plein chargement d’âmes. Jacques, eu égard à la longueur de sa carcasse, a eu le droit de s’installer devant, à côté du notaire qui, malgré toutes ces tribulations, ne veut pas imaginer un seul instant qu’il pourrait confier à quiconque le volant de sa vénérable voiture. Océane est assise derrière, au centre de la banquette, entre Cécilia, qui, calée contre sa mère, s’est endormie dans un sourire, et l’avocat, qui a décidé qu’un peu d’air breton lui ferait du bien. Moi, je me suis installé sur la lunette arrière, comme un gros chat, et je regarde ma fille. C’est à moi qu’elle sourit ainsi dans son sommeil. Elle sait que je suis là, et que je veille.

Le voyage, commencé dans l’allégresse des retrouvailles, permet aux adultes de se donner mutuellement les dernières nouvelles de « l’Affaire », entendue dans toute sa complexité. Mon père revient sur son voyage au Canada, puis explique le stratagème que lui et moi avons mis au point. Il tait bien évidemment mon rôle dans l’histoire, ce qui n’a aucune impor­tance, puisque Cécilia seule serait en mesure de le croire. Il a ainsi le bonheur de confirmer à Océane que, sous réserve qu’elle en accepte le principe, il a effectivement fait d’elle sa fille, et, par voie de conséquence, a dans le même temps officialisé l’existence de Cécilia comme sa petite-fille, même s’il lui a fallu pour ce faire emprunter une voie détournée. Très émue, mon ex accepte d’un battement de cil. Pour rompre la tension, le notaire, conteur hors pair, fait alors rire tout le monde en rappelant leurs tribulations face à l’administration, depuis le passage à la mairie de Paris, jusqu’au cinéma monté pour le gardien du centre, sans oublier le fonctionnaire du ministère de l’intérieur. Il donne habilement le beau rôle à son fils, qui, tout à coup muet, ne sait que sourire bêtement. S’il m’en restait une, je mettrais ma main au feu que l’immédiate proximité d’Océane lui donne des idées que la morale réprouve, hors mariage, s’entend. Enfin, ce ne sont plus mes affaires.

La nuit est arrivée, et, avec elle, l’ambiance est retombée comme un soufflé que l’on fait attendre. Fatigué par la tension subie ces derniers jours, et par le décalage horaire qu’il n’a sans doute pas fini d’encaisser, Papa s’endort assez vite, avec aux lèvres un sourire qui prouve que Cécilia ne ressemble pas seulement à sa grand-mère. Océane le suit d’assez près, et glisse doucement dans son endormissement contre la poitrine de l’avocat qui, du coup, n’ose plus bouger. Il ne tarde pas à plonger lui-même, un peu avant d’arriver au Mans. Lui aussi sourit à ses rêves. Cette voiture, c’est l’auberge du bonheur. Ça en devient presque gênant, j’ai l’impression de m’engluer dans la guimauve. Seul, le notaire reste vaillant à son volant. Quoique ! A certains petits indices, j’ai l’impression que je vais trouver à m’employer, si je ne veux pas que ce petit voyage tourne au drame. Le papy Alphonse a beau posséder une nature généreuse, ça fait quand même plus de trente-six heures qu’il est debout, dont presque une quinzaine passée au volant. Sans compter que ces escogriffes, tout à la joie des retrouvailles, n’ont même pas pensé à s’arrêter pour manger un morceau. Subrepticement, mais c’est maintenant chez moi une seconde nature, je m’installe entre les deux sièges avant, et je guette les signes avant-coureurs de l’endormissement du conducteur. Par deux fois, je contrôle un début de déviation vers le bas-côté. Ça ne peut plus durer comme ça ! J’ai tout d’abord l’idée de réveiller mon père, afin qu’il prenne le relais. Et puis, la tentation de me mettre au volant d’une vénérable Jag prend le dessus. Tout doucement, je m’insinue dans le notaire. Je prends sa place, à l’intérieur de son corps, pendant que son esprit, inconsciemment rasséréné par ma présence, s’inscrit pour un instant aux abonnés absent. C’est une sensation extraordinaire. Me voici vraiment devenu ange gardien, même si je n’en ai pas le diplôme. J’amène tran­quillement la grosse berline, jusqu’à Rennes, sans encombre. Pendant que nous accomplissons le contournement de la ville par la rocade sud, mon père se réveille à demi, et demande à son ami, s’il ne désire pas un relais. Je lui réponds, par la voix du notaire, que les jeunes ont davantage besoin de sommeil que les anciens. La répartie doit sonner juste, puisque ce cher Jacques se rendort aussitôt. Une heure plus tard, à l’approche de Guingamp, je réveille doucement le vieux conducteur, et lui rend insensiblement le volant, sans qu’il se rende compte de ce qui s’est passé. Après avoir vérifié qu’il tient bon la rampe, je retourne me lover sur ma lunette arrière. Franchement, c’est fascinant d’être mort, au pays des vivants.

Quand nous arrivons au manoir, le calendrier a largement sauté son pas quotidien. Deux heures sonnent au clocher de l’église du village, il doit donc être approximativement deux heures moins cinq. Tous les curés vous le diront, les horloges d’église avancent toujours de cinq minutes, c’est pour être sûr que les paroissiens ne seront pas en retard à la messe. Notre arrivée intempestive ne surprend pourtant pas les Martinez. Les chers vieux nous attendaient, plus ou moins assoupis sur la table de la cuisine. Marie prend immédiatement les choses en mains, et se lance dans la préparation d’un rapide en-cas, le temps que Maurice aille préparer deux chambres pour les maîtres associés. Océane s’esquive, Cécilia, endormie, dans les bras. Je la suis jusqu’à la chambre de la petite. La mère se contente d’enlever ses chaussures et sa robe à l’enfant, avant de la glisser entre les draps. Puis elle l’embrasse tendrement, et sort rejoindre le gros de la troupe en bas. Moi, je reste un moment dans la pièce à regarder ma petite fille. Au moment précis où les pas de sa mère marquent la fin de l’escalier, Cécilia ouvre les yeux, s’assied dans son lit, et me regarde avec le sourire espiègle d’un enfant heureux d’avoir joué un bon tour à sa maman. Puis elle me demande, sur un ton trop affirmatif pour qu’il s’agisse d’une question :

– » C’est toi qui as tout fait, pas vrai ?

– Oui petite Cécilia, c’est moi.

– J’en étais sûre. J’ai eu drôlement peur, quand les gendarmes sont venus nous prendre.

– Ils étaient donc si méchant, ces gendarmes ?

– Oh non ! C’est pas eux qui m’ont fait peur. C’est toi. Pourquoi tu n’as rien fait pour les empêcher ?

– C’est un peu compliqué à expliquer à une petite fille qui tombe de sommeil.

– J’ai pas sommeil, j’ai dormi dans la voiture.

– C’est quand même très compliqué à expliquer.

– Essaie, s’il te plaît.

– Et bien, si j’étais intervenu à ce moment-là, j’aurais peut-être pu effrayer les gendarmes, mais ça n’aurait guère arrangé votre situation à ta maman et à toi. D’autres gendarmes seraient venus, plus tard, puis d’autres encore, et votre vie serait devenue un enfer. Alors que, maintenant, c’est terminé pour de bon. Tu seras tranquille tout le reste de ta vie au manoir, et ta maman aussi.

– Parce que tu veilleras sur nous deux.

– Non, petite fille, il va falloir que je m’en aille. Mon travail ici est terminé maintenant. Il me faut retourner au ciel. C’est ton papy Jacques qui veillera sur vous deux à ma place.

– Mais ce n’est pas un ange !

– Non, ce n’est pas un ange. C’est encore mieux, c’est un grand-père. Tu sais, petite fille, je ne peux pas te dire pourquoi, mais papy Jacques, c’est ton grand-père pour de vrai. Peut-être que ta maman t’expliquera tout ça, quand tu seras plus grande. Maintenant, il faut que tu te rallonges, et que tu t’endormes.

– On se verra plus, alors ?

– Non Cécilia, on ne se verra plus. C’est mieux comme ça. Mais ça aussi, tu le comprendras peut-être plus tard. Au revoir Cécilia.

– Pourquoi tu restes pas, on dirait que tu serais mon Papa.

– J’aimerais bien jouer à ce jeu-là avec toi, petite fille. Mais c’est impossible. Garde-moi une petite place dans tes rêves. Je suis sûr que c’est un endroit où je serais bien. Adieu Cécilia.

– Au revoir Papa. »

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