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Les carnets de Jonathan, épisode 25

chapitre 25

Administration

Le petit déjeuner est vite expédié. Pendant que les deux maîtres Leclerc se sustentent, Jacques, qui n’a pas grand faim, refait pour l’assemblée au complet le point précis de la situa­tion, n’omettant que sa discussion de la nuit avec Jonathan. Marie ne réfrène qu’avec peine son envie de fondre en larmes, alors que chez les hommes, il règne comme une atmosphère de veillée d’armes, bien que l’aube ait déjà fait une large place au soleil montant. Son dernier croissant englouti, maître Leclerc senior, à qui les émotions n’ont jamais coupé l’appétit, bien au contraire, demande la possibilité de faire un brin de toilette, avant de reprendre la route de Paris, sur les traces des deux petites canadiennes. Quand, au cours du récit de Jacques, il a découvert qu’elles avaient été transférées en région parisienne, le notaire se serait bien botté le derrière de n’avoir pas téléphoné à Jacques avant de sauter aussi impulsivement dans sa voiture. Il lui aurait alors suffi d’aller récupérer son grand ami à la gare, au premier train, pour être opérationnel beaucoup plus vite. Pourtant, il se dit que quelques heures de route en commun leur permettront sans doute de dresser un plan de combat qui se tienne, et donner à son avocat de fils les détails qu’il aurait pu omettre lors du voyage aller.

Maître Leclerc fils est un avocat bien singulier. Légère­ment plus grand que son père, il est surtout beaucoup plus mince. S’il ne dédaigne pas, de temps à autre, s’asseoir à une grande table, la nourriture, au même titre que les éléments qui, d’ordinaire, participent du confort matériel, ne l’intéresse pas. Il traverse la vie sans vraiment y toucher, concentrant son éner­gie à défendre les causes perdues d’avance, les affaires les plus mal engagées, quelle qu’en soit l’importance. Il éprouve une véritable défiance à l’égard de l’administration en général, et des juges d’instruction en particulier, dont il estime, parfois à tort, avouons-le, qu’ils instruisent beaucoup plus volontiers à charge qu’à décharge. Aussi n’hésite-t-il pas à reprendre sur le terrain le travail qu’il estime bâclé par les enquêteurs, usant, fort habilement au demeurant, d’arguties juridiques pour repousser les procès tant qu’il n’est pas absolument sûr d’avoir exploré toutes les pistes possibles. Bien qu’il soit capable, face au ministère public, de faire preuve de la plus extrême mauvaise foi, il est malgré tout indécrottablement honnête, ce qui l’a conduit, en une certaine circonstance, à abandonner la défense d’un de ses clients parce que sa propre enquête, dont il livra les conclusions au magistrat instructeur, lui avait permis de démontrer que l’homme en question était bien plus coupa­ble, encore, que ne le pensait le ministère public. Sa maîtrise du droit et sa pugnacité auraient dû en faire l’un des ténors du barreau de Paris, et son père avait, en vain, essayé de l’intéresser à ses affaires. Mais la reconnaissance de ses confrères ne l’attirait pas plus que l’argent. Il était bien trop jaloux de sa liberté, qu’il exprimait ordinairement en se baladant au cœur du palais de justice en Jeans délavé et en bottes de cuir. Il pouvait, heureusement, compter sur l’efficacité de sa secrétaire pour faire rentrer les honoraires et s’occuper de la bonne marche de son cabinet, sans quoi il aurait, depuis longtemps, dû mettre la clé sous la porte.

Quand son père l’avait appelé, au beau milieu de la nuit, et lui avait, en quelques mots, tracé les grandes lignes de l’affaire, il avait aussitôt sauté dans son pantalon. Partir au secours d’une quasi-veuve et d’une orpheline en butte aux tracasseries de l’administration française lui convenait parfaitement, comme il trouvait également romantique de sauter dans une voiture au beau milieu de la nuit pour enfiler cinq cents bornes d’une traite. Célibataire endurci, il n’avait de comptes à rendre à personne, et un laconique message laissé sur le répondeur de son bureau lui assurait sans mal vingt-quatre heures de tranquillité. Pendant le voyage aller, il avait surtout mieux fait connaissance avec ce Jacques Réminiac, dont il avait maintes fois entendu parler sans jamais l’avoir rencontré. Il comptait maintenant sur le voyage retour pour entrer dans le cœur de l’affaire qui l’intéressait, et essayer d’organiser une riposte efficace. Il n’eut pas longtemps à attendre. Moins d’un quart d’heure après la fin du petit déjeuner, Jacques, flanqué de son sac de voyage en cuir, donnait au couple de gardiens ses dernières recommandations, avant de prendre place à ses côtés à l’arrière de la vieille voiture anglaise, maître Leclerc père jouant pour cette fois les chauffeurs de luxe.

**********

Martine, ma chère Maman, n’est pas vraiment au point, avec ses faux airs de ne pas y toucher, et ses mines de conspiratrice dès que l’on aborde les secrets de l’au-delà, chapitre « trucs, astuces et mode d’emploi ». Je suis loin d’avoir fait le tour de la question, je l’accorde, et des pans entiers du système m’échappent encore vraisemblablement, mais je ne me débrouille quand même pas si mal tout seul. Je suis, par exemple, longtemps resté persuadé qu’en tant que fantôme, j’étais coincé au Manoir. En accompagnant mon père au Québec, Martine m’a prouvé le contraire, mais sans me dire comment faire. Et ben, j’ai trouvé tout seul. Il suffit d’y aller. C’est aussi simple que ça. Je me suis donc installé dans la voiture, à la place du mort, cela va sans dire, pour accompagner mon père et les Leclerc dans leur virée à Paris. Ce n’est pas que je n’ai pas confiance, notez, mais on ne sait jamais. Et puis, je ne vais pas le cacher plus longtemps, j’ai hâte de revoir ma fille. Océane aussi, bien sûr, mais ce n’est pas pareil. On pourra peut-être trouver ça vache, mais j’ai fait mon deuil d’Océane, si j’ose m’exprimer ainsi. Tandis que Cécilia… Si je reste coincé ici-bas, c’est vraiment pour elle, ou … par elle.

Nous roulons à allure soutenue vers la capitale. On dira ce qu’on voudra, mais les vieilles voitures, même de marque prestigieuse, ne sont pas aussi confortables que leurs proprié­taires voudraient nous le faire croire. Les odeurs de cuir, de bois et de havane froid ont sans doute leur charme, mais il faut parler fort pour se faire entendre. Je ne suis pas le plus gêné, puisque je suis branché directement sur les esprits des trois autres passagers de la voiture. Il faut tout de même avouer que, comme salle d’état-major, on a déjà vu plus pratique. Pour l’instant, la parole est à la défense, je veux dire à Leclerc junior. Il me plaît bien, ce type. Il a l’esprit clair, il est vif, et, après le récit que mon père a fait pendant le petit déjeuner, complété des indications qu’à la demande de l’avocat il a fournies depuis le départ, celui-ci récapitule la situation dans laquelle se trouvent mes petites femmes, analysée sur le strict plan juridique. On le savait déjà, mais ça se confirme, c’est loin d’être brillant. Comme nous nous heurtons à des procédures d’exception, junior explique, avec une logique glacée, à ses deux interlocuteurs que, pour sortir Océane et Cécilia de leur guêpier, il va falloir flirter avec la ligne de hors-jeu, côté extérieur. Moi, pendant son exposé, je bous littéralement. Pourquoi donc mon père ne lui parle-t-il pas de l’idée que nous avons eue tous les deux cette nuit ? Il pourrait alors valablement faire travailler ses petits neurones de juriste pour étayer l’hypothèse, et en faire l’axe de la contre-attaque, ou, le cas échéant, la détruire définitivement. Tiens, je suis sûr que c’est exactement ce que craint mon père, et qui l’empêche de prendre la parole. Je le sens qui hésite, mais n’ose pas se lancer. Puisque c’est comme ça, je dégrafe la ceinture que j’avais mentalement bouclée, par habitude, et je vais flotter à côté de sa tête. Ça lui fera sûrement du bien de se sentir soutenu. Et surveillé ! La carotte et le bâton quoi. Je me penche doucement tout près de son oreille, et, dans un souffle, je l’encourage :

– » Allez, vas-y Papa, dis-leur maintenant ! »

Malgré son flegme légendaire, mon père sursaute, ce qui a pour effet de provoquer une rencontre assez brusque entre le sommet de son crâne et le pavillon de la limousine.

– » Eh bien, que vous arrive-t-il Jacques ? » s’enquiert le notaire, en lorgnant dans le rétroviseur mon père qui se masse la tête.

– » Rien, rien, mon cher ami. Nous avons dû rouler sur un caillou, sans doute.

– Je n’ai rien senti de tel. Et toi, Jérôme ? » s’enquiert le notaire auprès de son fils.

– » Je n’ai rien senti non plus. » Confirme ce dernier.

– » C’est parce que vous êtes plus loin que moi du plafond, voilà tout. N’en parlons plus. » Réplique mon père, peut-être un peu trop vivement.

– » Jacques, vous êtes sûr que ça va ? » Ne peut s’empêcher de demander encore le notaire.

– » Mais oui, enfin ! » explose mon père.  » Pourquoi donc me posez-vous cette question ?

– Ne le prenez pas en mauvaise part, cher ami. Mais vous donnez l’impression d’avoir vu un fantôme !

– Qu’est-ce que vous racontez-là ? C’est ridicule ! Un fantôme, et pourquoi pas une sorcière tant que vous y êtes ?

– Allons Jacques, calmez-vous mon ami. Ce n’était qu’une expression.

– Vous avez raison, excusez-moi. Je dois être à bout de nerfs, avec toute cette histoire. En fait, j’ai sursauté parce qu’il m’est venu une étrange idée, tout à coup, et je voudrais vous en faire part, afin que votre fils puisse nous dire si elle ne serait pas susceptible de nous aider.

– Mais bien sûr, Jacques. Allez-y. Au point où nous en sommes, toute idée est bonne à prendre. Nous vous écoutons. »

Bien joué, Papa. J’avoue qu’il m’a fait peur, un moment. Imaginez que, d’un seul coup, il ait craqué. Il a beau être solide, faut quand même reconnaître qu’il a encaissé une sérieuse série de coups, depuis quelque temps. Vous le voyez, vous, en train de raconter notre véritable histoire aux Leclerc, et leur expliquer que je participe aux débats, de derrière le rideau. Connaissant le vieux notaire comme je le connais, je peux vous assurer qu’en arrivant en région parisienne, il faisait aussi sec un détour par Charenton pour leur confier mon pauvre paternel. Heureusement, il a tenu le coup. Franchement, il aura gagné ses vacances, si nous nous en sortons. Pour l’instant, il expose notre idée aux maîtres associés. Au fur et à mesure qu’il reprend, à leur intention, ma petite démonstration de la nuit, j’entends les rouages qui se mettent en branle dans la tête de l’avocat. Il comprend vite, cet homme-là, et il sait écouter. Quand Papa leur dévoile la troisième et dernière solution, le visage de l’avocat s’éclaire d’un sourire que j’imagine proche de celui que devait avoir Sherlock Holmes quand il expliquait la solution d’une énigme particulièrement tordue à ce pauvre Watson abasourdi, le docteur en question faisant alors vraisemblablement à peu près la même tête que le notaire maintenant.

– » Mais c’est tout bonnement génial, mon cher Jacques ! » s’exclame-t-il bientôt.

– » Avant de partager votre avis, je voudrais avoir l’opinion du juriste sur cette idée. » lui répond mon père, dont le calme n’est qu’apparent. Le jeune avocat, sans paraître s’émouvoir, réfléchit un court instant, puis dit :

– » Deux questions se posent, monsieur Réminiac. La première concerne les dates. Est-ce qu’elles collent parfaite­ment ? La deuxième a trait à mademoiselle Monplaisir. Acceptera-t-elle de jouer ce jeu ?

– Pour la première question, la réponse est oui, sans aucune ambiguïté. Quant à la seconde, je vous avoue que le comportement d’Océane est parfois assez surprenant, et ne s’appuie pas systématiquement sur une analyse logique des données.

– Moi, je parie qu’elle dira oui ! », conclut le notaire dans un sursaut d’optimisme.

La solution est donc adoptée comme étant la seule vraiment susceptible de résoudre l’équation, puisque, grâce à elle, l’inconnue disparaît. Le reste du trajet est utilisé à mettre au point les détails de l’opération.

Lorsque nous arrivons à Paris, c’est le début de l’après-midi. Le notaire dépose d’abord son fils à proximité d’une bouche de métro. Le jeune homme a pour première mission de retrouver la trace d’Océane et de Cécilia. Pendant ce temps-là, Jacques et son vieil ami se rendent à la Mairie de Paris, afin de mettre en œuvre les éléments de la victoire. Il va sans dire que je leur colle au train. Ce n’est pourtant pas l’envie qui me manque de suivre l’avocat, et de voir comment il se débrouille, mais je suis déterminé à ne pas lâcher mon père d’une semelle. A voir la mine soucieuse qu’il arbore, je parierais qu’il s’en doute un peu. Il faut bien admettre, à son corps défendant, que mon idée l’investit de sacrées responsabilités.

C’est à la mairie, justement, que nous avons rencontré les premières difficultés. Après avoir été ballottés de service en service pendant trois bons quarts d’heure, nous tombons enfin sur un employé un peu plus amène que la moyenne, qui dans l’ignorance totale de la procédure à suivre dans un cas comme le nôtre, consent néanmoins à passer une paire de coups de fil, jusqu’à découvrir, avec soulagement, que l’affaire ne le concerne pas. Il nous oriente fort aimablement vers un service spécialisé du ministère de l’intérieur. Le temps qui fuit est notre ennemi le plus féroce. Comme il faut bien que je passe mes nerfs sur quelque chose, je me concentre intensément sur le vase qui orne son bureau, que je réussis à renverser sur la pile de dossiers en instances. Les esprits frappeurs existent, j’en suis la preuve sinon vivante, du moins efficace ! Je me dé­pêche de rejoindre mes compagnons d’équipée, qui s’apprêtent à remonter en voiture. Et va pour un petit tour jusqu’à la place Beauvau, au ministère de l’Intérieur. Arrivés là, nous sommes dirigés du premier coup vers le bon service. Mais il faut faire la queue. Ce n’est pas que les cas comme le nôtre soient fréquents, ils sont même extrêmement rares. Mais il existe une infinie variété de cas rares, et tous semblent passer par ce fichu bureau. Cinq heures sonnent au moment où, enfin, arrive notre tour. L’employé nous jette un regard noir, et marmonne qu’on a de la chance, et que c’est son jour de bonté, parce que normalement, il ferme justement à cinq heures. Je n’ose imaginer ce qui lui serait arrivé s’il avait osé nous claquer la porte au nez. L’Exorciste, à côté de ce que je lui aurais fait subir en pareil cas, c’est du cinéma de patronage. Le brave homme ne tarde pourtant pas à regretter son geste. L’affaire est délicate, et exige que l’on remplisse une tonne de documents divers, qui ont en commun de tous s’appeler Cerfa quelque chose, et d’être écrits en très petits caractères. L’absence d’Océane entraîne la multiplication des formulaires, dont un certain nombre d’exemplaires seront à lui faire signer, en présence d’une personne dûment habilitée, et à renvoyer au brave fonctionnaire dans les meilleurs délais. Tant que ces fichus papiers n’auront pas été enregistrés par ses services, l’opération ne sera pas valide. A ces mots du préposé, je vois le sang se retirer du visage de mon père, alors que le notaire, qui est resté jusque-là d’une courtoisie parfaite, passe par toutes les nuances de rouge, avant de se stabiliser sur un très seyant violet foncé. L’effet, qui pourrait illustrer la théorie des vases communicants, est saisissant, et si la situation n’était aussi tendue, je crois bien que j’éclaterais de rire. Le fonctionnaire a bien senti que quelque chose coinçait quelque part. Il lève les yeux de sa paperasse pour se trouver nez à nez avec les symptômes d’une attaque cardiaque chez le grand maigre, et d’une crise d’apoplexie chez le petit gros. Comme tous les fonctionnaires, il cherche avant tout à éviter les ennuis. Peu excité par l’idée d’avoir à remplir en seize exemplaires un rapport sur le décès subit, sur son bureau, de Don Quichotte et de Sancho Pança, il précise alors, d’une voix suave mais inquiète, que durant l’intervalle qui sépare la signature des papiers de la validation définitive de l’acte, l’opération produit néanmoins valablement tous ses effets, ceux-ci étant repris ultérieurement sur un formulaire qui se trouve faire partie de la liasse que, justement, il vient de remettre à mon cher Papa. Les vases communiquent aussitôt dans l’autre sens. L’atmosphère se détend. Il a fait son métier, c’est gagné ! C’était vraiment une très bonne idée.

Nous quittons la place Beauvau pour prendre le chemin d’un célèbre bar parisien, dans lequel le notaire a donné rendez-vous à l’avocat. Le trajet est court, en distance, mais nous demande encore près d’une demi-heure. Au moment où nous passons devant l’établissement en question à la recherche d’une place de stationnement, Leclerc junior, qui devait nous guetter, saute dans la voiture, excité comme un pou qui serait passé, lors d’une rapide étreinte, de la tête d’un para à celle d’une chanteuse rasta. A sa demande, mon père lui confirme qu’il est en possession de tous les papiers nécessaires. L’avocat, à son tour, fait son compte-rendu. Il a réussi à localiser mes deux petites canadiennes, mais il s’agit maintenant de foncer, car il est prévu de les renvoyer « by air mail » au Canada dès le lendemain matin. Le camp de transit se situant en banlieue, il y a peu de chances de réussir à y arriver avant le départ des responsables. Mon père objecte, à mon avis de façon recevable, qu’en ce cas il vaut peut-être mieux se présenter à la première heure, le lendemain matin. Ce à quoi l’avocat rétorque qu’au contraire, il lui paraît plus aisé d’avoir à traiter avec un subalterne, et que si jamais l’opération échouait une première fois ce soir, il serait toujours possible de la réitérer le lendemain. Partant du principe que l’on est mieux armé avec deux cartouches qu’avec une seule, le trio décide de filer jusqu’au dépôt en question. Bien que personne ne m’ait demandé mon avis, je partage finalement cette façon énergique de voir les choses, plus que jamais décidé à ne rien rater de l’épisode suivant.

Il est pratiquement vingt heures lorsque le notaire range sa vieille Jag le long d’un trottoir de la banlieue Nord. Nous nous sommes un peu égarés, pour tout dire. Ou, plus exacte­ment, mes compagnons se sont égarés. En ce qui me concerne, il me suffit de lire les esprits des passants pour savoir immédiatement où je me trouve. C’est un jeu qui pourrait être amusant si j’avais les moyens de le partager. Mais puisque j’ai décidé de n’intervenir qu’en toute dernière extrémité, je les ai laissé patauger par deux fois sur des chemins de traverse. Nous y sommes tout de même arrivés, c’est l’essentiel. Le moteur de la voiture à peine coupé, mon trio de choc se dirige vers l’entrée du camp de transit, en ordre de bataille, les deux Leclerc faisant de leurs corps un rempart à la partie inférieure de celui de mon père. Le site n’a de camp que le nom. Moi qui imaginais trouver ma fille et sa mère derrière les grillages d’une espèce de camp de concentration, avec baraques préfabri­quées, barbelés, miradors et rondes de maîtres-chiens, je suis presque déçu. Le camp tout entier est constitué d’un unique bâtiment, de type HLM de banlieue modèle soixante-dix, qui étire ses dix étages grisâtres sur une centaine de mètres de long. Le bloc est posé au bord du trottoir, et ferme le rectangle de grillage qui dessine un enclos de douze ou quinze cents mètres carrés censé servir, sans doute, de jardin d’agrément à la population « en transit ». On accède à l’ensemble par une large porte à deux battants qui marque le centre de l’édifice. Leclerc junior s’y attaque sans rien demander à personne pour constater aussitôt qu’elle n’est pas verrouillée. Elle donne accès à un hall assez vaste d’où partent deux escaliers sur les côtés. Le fond du hall héberge deux cabines d’ascenseur qui sont également ornées d’un petit panneau calligraphié qui indique, sans faute d’orthographe, que les machines sont en dérangement toutes deux. Entre les volées d’escalier et les ascenseurs sont coincés à droite un bloc sanitaire, et à gauche un bureau sur la porte duquel l’humour noir et involontaire de l’administration a fait poser un panneau « accueil ». A gauche de cette porte, un guichet vitré, muni de son réglementaire hygiaphone, laisse passer de la lumière. L’avocat s’avance et, d’un geste énergique, propulse ses phalanges contre le panneau de bois. Le bruit résonne nettement dans le hall désert. On entend alors comme un grognement d’animal dérangé dans sa tanière, puis une sorte de glissement qui dénonce sans appel le manque d’enthousiasme du personnel chargé de « l’accueil ». Le bureau donne, par-derrière, sur une sorte de loge de concierge dont s’extrait un petit bonhomme rondouillard et presque chauve. Il s’approche du guichet, manœuvre le volet tournant de son bouclier à postillons, et s’enquiert du pourquoi de cette visite tardive. Maître Leclerc junior, avec un aplomb qui ne se dément pas, se présente comme avocat d’une Association de Défense des Intérêts des Familles de France, dont je subodore qu’il aurait bien du mal à fournir les statuts. Il explique au préposé, sans lui laisser le temps de reprendre son souffle, qu’il est mandaté par monsieur Réminiac, ici présent, et fort judicieu­sement accompagné de son conseil, pour réparer une erreur funeste de l’administration, et rendre sa liberté à mademoiselle Monplaisir et à sa fille, indûment retenues contre leur gré, et au mépris des lois républicaines, dans ce lugubre endroit. Puis il se tait et attend la réaction de l’adversaire. Le bonhomme se gratte pensivement la tête, puis le nombril, et demande d’une voix assez mal assurée un complément d’informations. Sans plus entrer dans les détails, mais en changeant néanmoins son vocabulaire, l’avocat réitère sa requête. Le préposé confirme alors qu’il ne comprend toujours pas. Maître Leclerc senior suggère alors que s’il avait la bonté de leur ouvrir son bureau, peut-être seraient-ils en mesure de lui fournir des informations plus détaillées quant au fond de l’affaire. Avec un regret mani­feste, l’homme ôte sa serviette de table de son col de chemise, et déverrouille la porte. Nous entrons dans la pièce. Son exiguïté ne permet pas à quatre personnes de s’asseoir. Sans faire de façon, le fonctionnaire s’installe pourtant dans un fauteuil et dévisage ses interlocuteurs, coincés derrière le bureau, d’un air peu amène.

– » Je vous écoute. » dit-il sobrement.

Jérôme Leclerc ne se laisse pas démonter pour si peu. Il avise une chaise, l’installe face au fauteuil de l’autre, et s’assied à son tour. Puis, toujours sans dire un mot, il dépose son attaché-case sur le bureau, l’ouvre, et en extrait un imposant dossier, rempli de papiers sans importance, dont le seul rôle est de donner du poids à sa démarche, et de la liasse récupérée l’après-midi même au ministère de l’Intérieur. Il referme ensuite soigneusement sa valisette, et la pose à ses pieds. Puis il consent enfin à regarder le petit homme qui lui fait face. Il le fixe au fond des yeux, jusqu’à ce que l’autre, gêné, baisse le regard en répétant :

– » Je vous écoute », mais sur un autre ton.

Satisfait de l’attention enfin marquée par cet auditoire restreint, maître Leclerc attaque sa démonstration.

– » Mon cher monsieur, nous sommes ici, si je ne m’abuse, dans un centre de détention pour étrangers en situation irrégu­lière.

– De transit.

– Je vous demande pardon.

– De transit. C’est un centre de transit, pas de détention.

– Si vous voulez. Il n’en demeure pas moins que vous retenez ici, contre leur gré, des personnes de nationalités diverses au motif qu’elles ne possèdent pas les documents que l’administration française exige des étrangers pour leur permet­tre de résider sur le territoire de ce pays. Est-ce exact ?

– C’est exact.

– Bien. Si mes sources de renseignement ne m’ont pas induit en erreur, vous devez compter, au nombre de vos…invités, une jeune femme qui répond au patronyme de Monplaisir, Océane, et sa petite fille Cécilia. Me trompé-je ?

– Faut que je vérifie.

– Faites, je vous en prie. »

L’homme extrait d’un tiroir du bureau un de ces cahiers noirs à couverture de toile que l’on ne trouve plus que dans les musées, et les administrations. Il le compulse un court instant, mouillant soigneusement l’extrémité de son index droit de salive pour en tourner les pages plus aisément, puis fini par arrêter son doigt vagabond et néanmoins humide sur une ligne calligraphiée.

– » Nous y sommes. Monplaisir Océane et Monplaisir Cécilia, de nationalité canadienne. Visa expiré non renouvelé. Elles partent demain.

– Et bien non, justement. Elles ne partent pas.

– Ça me ferait mal.

– J’en suis sincèrement désolé pour vous. Mais, contrai­rement à ce qu’indique votre grand cahier, ces demoiselles ne sont pas canadiennes. Ou plus exactement, elles ne sont pas seulement canadiennes.

– C’que vous voulez dire ?

– Que mademoiselle Océane Monplaisir bénéficie de la double nationalité canadienne et française, au même titre que sa fille, et que, par conséquent, elles sont indûment retenues ici par vos services, ce que nous saurons oublier si le mal est rapidement réparé.

– Double nationalité ! C’est nouveau ça.

– Ça date de cet après-midi, dix-sept heures cinquante. C’est assez frais, j’en conviens, mais ça n’en est pas moins vrai.

– Ben merde alors !

– Je ne vous le fait pas dire.

– S’cusez-moi. C’est la première fois que je vois ça.

– Bénissez donc cette journée qui vous permet d’appren­dre quelque chose.

– D’toute façon, faut repasser demain, quand le chef sera là.

– Vous n’êtes donc pas chef ?

– Ben, j’suis responsable de nuit, mais les départs, c’est le chef de jour qui les signe. Revenez demain, on verra ce qu’on peut faire.

– Détention illégale et séquestration abusive.

– C’que vous dites ?

– Je dis que vous vous rendez coupable de détention illégale et de séquestration abusive.

– C’est pas moi, c’est le chef !

– Et non, mon pauvre ami. Je reconnais que la vie est mal faite, mais c’est bien vous qui êtes en première ligne. Il vous faut donc les libérer.

– Mais j’ai pas le droit de faire ça.

– Alors, appelez votre chef, nous traiterons avec lui.

– J’peux pas, il est au match, et après, il va dîner avec les collègues.

– J’en suis navré pour vous.

– Mais puisque je vous dis que j’ai pas le droit.

– Il ne s’agit plus d’un droit, cher monsieur, mais d’un devoir. J’ai peur de n’avoir pas été assez clair. Reprenons depuis le début. Vous êtes le gardien responsable d’un centre de transit pour étrangers en situation irrégulière. Ce centre héberge, suite à une erreur de votre administration, deux personnes de nationalité française. Tant que vous l’ignoriez, rien ne pouvait être retenu contre vous. Maintenant que vous êtes au courant, il n’en va plus du tout de même. Votre administration se rend coupable de détention illégale et de séquestration abusive, et, en tant que fonctionnaire d’état, si vous ne faites rien pour remédier à cette situation, vous vous rendez coupable de complicité sur les deux chefs d’inculpation. Il va sans dire que mon association se portera partie civile dans cette affaire, et que les journaux nous prêtent une grande et bienveillante attention. Ce que voyant, vos responsables s’empresseront bien évidemment de jeter un lampiste en pâture à la vindicte populaire et de s’en laver les mains. Or il me semble, hélas, que le lampiste tout désigné, c’est vous.

– Ça ne marche pas, votre truc. Pour que la petite dame se retrouve brusquement avec la nationalité française, il faudrait qu’elle se soit mariée, ou qu’elle ait été adoptée. Et on n’a pas le droit d’épouser ou d’adopter un étranger en situation irrégulière. C’était bien essayé, mais c’est raté. On ne me roule pas aussi facilement, vous pensez bien, après trente ans de boîte, j’connais un peu les ficelles, et toc !

– Je reconnais que votre raisonnement démontre à la fois votre connaissance du sujet, et une indéniable agilité intellec­tuelle, pour aussi étrange que cela paraisse au premier abord, mon cher monsieur. Pourtant, je suis au regret de vous dire que vous commettez une erreur par omission.

– C’que vous voulez dire ?

– Il existe une troisième manière d’obtenir la nationalité française, comme l’indiquent ces documents, et ce, quelle que soit la situation de la personne concernée au regard de la loi française ! Et toc à mon tour !

– Ah ouais ? Et laquelle ?

– Il suffit d’être reconnu !

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