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Les carnets de Jonathan – épisode 21

chapitre 21

plan de campagne

Le vieux notaire est assis à son bureau. Il a posé devant lui un bloc-notes dont la première page est couverte de phrases d’une grande écriture un peu ampoulée, et un stylo-plume à pompe antédiluvien. Il récapitule rapidement les grandes lignes de son scénario, avant de décrocher le combiné téléphonique et de composer le numéro du petit détective parisien. Il a, présent à l’esprit, la boutade de Jacques, à son propos :  » ôtez-lui la particule, il en perdra la partie tête ! » Aussi, quand à l’autre extrémité de la ligne, une voix féminine annonce :

– » Cabinet de Courcy, enquêtes et filatures, que puis-je pour vous ? »

Le notaire se contente de répondre :

– » Ici maître Leclerc, passez-moi Courcy.

– Je ne sais pas si monsieur de Courcy est là, maître. C’est à quel sujet ?

– Allons donc, mademoiselle ou madame, ne me prenez pas pour un benêt. Votre réponse prouve qu’il est présent, et il s’agit d’une affaire qui ne vous concerne pas, mais dont il attend des nouvelles.

– C’est que…

– C’est votre dernière chance avant que je raccroche !

– Ne quittez pas, je vais voir.

– C’est ça, allez, allez. »

Dans la minute, la voix de fausset du détective parisien remplace celle, guère plus agréable, de sa secrétaire que le notaire se complaît à imaginer maigre, voûtée, moche et vieille fille, vraisemblablement amoureuse de son patron, qui plus est.

– » Maître Leclerc, je ne crois pas avoir le plaisir de vous connaître.

– Il ne saurait en aucun cas s’agir d’un plaisir, Courcy. D’une opportunité, tout au plus, mais elle ne s’est, effective­ment, pas présentée.

– De Courcy, s’il vous plaît, maître Leclerc. Si donc, nous ne nous connaissons pas, peut-être pouvez vous m’indiquer les raisons de votre appel.

– Je peux, Courcy, je peux !

Le notaire reçoit avec un plaisir gourmand le soupir d’exaspération de son interlocuteur dans l’oreille. Celui-ci reprend :

– » De Courcy, s’il vous plaît. Et bien, je vous écoute.

– Je représente les intérêts de mademoiselle Monplaisir et de monsieur Réminiac père, dont je suis le conseiller juridique.

– Je vois. Vous êtes sans doute chargé de négocier auprès de moi les conditions de l’échange.

– De l’échange ?

– Et bien oui, les carnets, contre la tranquillité de la petite demoiselle. »

S’il est un domaine dans lequel excelle maître Leclerc, c’est bien celui de faire l’âne pour avoir du foin. Son intention première consistait à envoyer Dali di Stéphano se faire voir vertement, par détective interposé. Les quelques phrases qu’il a griffonnées sur son carnet dans ce but constituent d’ailleurs autant d’exemples de sentences que ne renierait pas feu Michel Audiard, et qu’il se promettait de lâcher au hasard de la conversation. Mais puisque son interlocuteur semble vouloir discuter, autant l’écouter, au cas où il lâcherait des informa­tions utilisables ultérieurement. Il décide donc de changer d’attitude, et de flatter le petit bonhomme.

– » C’est exactement cela, monsieur de Courcy, je constate avec plaisir que vous maîtrisez le sujet. Aussi, je propose que nous allions droit au but. En un mot comme en cent, que proposez-vous ?

– C’est que… je ne suis pas habilité à faire des proposi­tions.

– Allons, cher monsieur, ne venez-vous pas de vous présenter comme un négociateur potentiel ? D’ailleurs, si vos clients ne vous avaient pas confié une mission aussi étendue, ils eussent pu se contenter d’utiliser les services postaux pour nous délivrer leur message. Que me proposez-vous donc ?

– C’est que…

– Oui ?

– Et bien, mes commettants m’ont simplement confié la mission de récupérer un certain objet, en échange de ce que je pourrais appeler une lettre de décharge.

– Je vois. Je suppose que vous ne comptez pas écrire vous même cette lettre, n’est-ce pas ?

– Non, bien sûr, elle n’aurait alors aucune valeur.

– Puis-je par conséquent avancer que vous possédez déjà le document en question ?

– Tout à fait maître, il est à l’abri dans mon coffre-fort.

– Très bien. Pouvez-vous m’en indiquer la teneur ?

– Cela m’est hélas impossible, il s’agit d’un pli cacheté.

– Voilà qui est bien ennuyeux, monsieur de Courcy. Comment voulez-vous que je puisse conseiller utilement mes clients si je ne connais pas le texte du document que vous nous proposez en échange de … l’objet en question ?

– Vous serez obligé de me faire confiance, comme je le ferai de mon côté, compte tenu du peu d’informations dont je dispose quant à la nature exacte de cet l’objet qu’il me faut récupérer.

– Comment ! Vous ne savez pas ce dont il s’agit ?

– Si bien sûr, je sais que ce sont des carnets. Deux gros carnets à couverture de cuir.

– Me voilà rasséréné. Ceci dit, mon problème ne s’en trouve pas résolu pour autant. Il me faut absolument le texte du message, sans quoi il nous sera impossible de prendre une sage décision. Je suppose que vous me comprenez.

– Oui mais…

– Et que, par conséquent, vous partagez mon point de vue.

– C’est à dire que…

– Mais, j’y pense, peut-être avez vous eu connaissance de ce texte, avant qu’il ne soit cacheté ?

– Non, maître, il est arrivé ainsi directement du Canada.

– C’est vraiment très ennuyeux. Je ne vois qu’une solu­tion, en ce cas. Il va vous falloir appeler vos correspondants pour leur demander l’autorisation de me faire passer une copie du protocole d’accord qu’ils nous proposent, afin que nous puissions l’étudier à loisir avant de vous rendre notre réponse. Pensez-vous que cela prendra beaucoup de temps ?

– C’est que c’est un peu complexe. Il faut que je joigne mon correspondant canadien, puis que lui réussisse à toucher sa cliente, et qu’enfin il m’envoie sa réponse. Avec le décalage horaire, je ne pense pas qu’il me sera possible de vous fournir ce que vous me demandez avant demain.

– Voilà qui est contrariant, car je suis obligé d’aller en province toute la journée, demain. Puis ce sera le week-end, et il me faut bien un jour complet pour pouvoir étudier la question à fond, au plan juridique, s’entend. Ce qui nous amène à mardi prochain, dans le meilleur des cas, c’est à dire si vous obtenez le feu vert de vos mandants. D’un autre côté, l’affaire est sérieuse, et nous oblige à faire les choses dans les règles, je m’en voudrais par conséquent de vous inciter à outrepasser vos consignes. Alors, faisons comme cela. J’attends votre fax lundi matin, et je vous rappelle le lendemain.

– Mais, c’est que…

– Bien, je pense que nous avons fait le tour de la question. Je vous salue, monsieur de Courcy.

– Attendez, maître !

– Quoi encore ?

– Vous ne m’avez pas donné votre numéro de fax.

– Mon Dieu, vous avez raison, attendez que je le retrouve, je n’arrive pas à le mémoriser. »

Suit le numéro en question, puis les salutations d’usage, et maître Leclerc raccroche son téléphone, assez content du résultat de sa mission. N’a-t-il pas gagné cinq jours ? Il ne peut s’empêcher de regretter que son interlocuteur ait pensé à lui demander son numéro, ça lui aurait permis de grignoter encore quelques heures. Maître Leclerc considère en effet que la faille éventuelle du plan de Jacques Réminiac pourrait bien se ni­cher dans le planning de l’opération. Plus il saura faire traîner les tractations, plus Jacques et Océane auront de chances de réussir de leur côté. Cette idée lui est venue au cours de la conversation. C’est étonnant que Jacques n’ait pas accordé davantage d’importance à cet aspect de la question. Il faut qu’il pense à lui en parler, lorsqu’il lui fera son rapport. Mais pour l’heure, il est temps de déjeuner, et cette discussion lui a justement ouvert l’appétit. Il se propose donc d’aller explorer un bistrot, du côté des halles, dont on lui a dit le plus grand bien, et qu’il compte bien, en cas de test positif, faire découvrir à Océane et Jacques lors de leur prochain séjour à Paris.

«««««

Pour une fois, au Manoir, Jacques et Océane ont inter­verti leurs lieux de villégiature. Depuis la fin du déjeuner, la jeune femme, toute à sa mission, squatte le bureau, tandis que le grand homme, désœuvré; s’est installé dans le vaste atelier et profite de la circonstance pour examiner en détail le travail accompli par Océane durant les quelques semaines de son séjour en Bretagne. Il a, bien sûr, déjà vu la plupart de ces esquisses, mais sans vraiment y prêter attention, même à l’époque, pas si lointaine, où il s’était piqué d’écrire pour elle des textes de contes. Il avait alors vraiment cru à une vocation tardive, malgré ses difficultés stylistiques, et s’était concentré davantage sur ses pauvres tentatives que sur la qualité du travail d’Océane, qu’il examine maintenant dans le détail. La jeune artiste maîtrise parfaitement son sujet. Quelle que soit la technique qu’elle utilise, elle le fait avec douceur et légèreté, mais sans mollesse pour autant. Ses personnages sont amusants, qu’il s’agisse de gentils petits enfants, à la frimousse espiègle, ou de gros méchants monstres, ogres ou sorcières, dont les grimaces ne sont guère susceptibles de provoquer des cauchemars, même chez les plus émotifs de ses jeunes lecteurs potentiels. Jacques reste un long moment sur les premières esquisses du « grand voyage de Perle de Nuage ». Le notaire a raison, c’est vrai qu’il sort bien, ce projet. La minuscule héroïne du conte ressemble à Cécilia comme une goutte de pluie à une goutte de rosée, et le nouveau grand-père se trouve tout ému à cette pensée. Puis il range le classeur, et s’apprête à quitter la pièce lorsque son œil tombe par hasard sur le coin d’un autre carton à dessins qui semble avoir été caché derrière une pile de fournitures. Il le saisit, et se rassied avant de le poser sur ses genoux. C’est un carton d’assez grande taille, qui a manifestement traîné plusieurs années au hasard de différents ateliers, tant ses coins sont râpés. Il n’a pu qu’arriver avec la grande malle d’Océane, car elle ne l’avait pas en arrivant, et Jacques est absolument sûr qu’il ne faisait pas partie des affaires de Martine. Plein de curiosité à l’idée de découvrir à l’intérieur une partie du passé de sa quasi-belle-fille, il fait taire ses derniers scrupules d’homme bien élevé, et dénoue prestement les liens qui ferment le classeur. Les dessins qu’il trouve à l’intérieur n’ont strictement rien à voir avec les travaux qu’il vient d’examiner. Il y a là toute une série de croquis au crayon, à la plume, au stylo à bille, même, griffonnés sur des supports de rencontre, feuilles de cahier ou d’agenda, voire de papier d’emballage. Ces essais hétéroclites sont classés dans une unique chemise, qui les sépare d’une série de dessins plus aboutis qui reprennent les mêmes sujets, mais en grand format, sur un papier de très belle qualité. D’un côté, des brouillons, des études, et le résultat fini de ces travaux d’approche, de l’autre. Résultat remarquable, d’ailleurs, empreint d’une force rare, d’une vigueur dans le trait qui les apparente à des sculptures en deux dimensions, plutôt qu’à des dessins. Une seule technique a été mise en œuvre pour ces rendus définitifs : l’encre de couleur, et l’artiste n’a utilisé qu’une seule gamme chromatique : le brun, dans toutes ses variations possibles, de l’ocre rouge au kaki. Ce parti pris audacieux renforce encore la puissance de ces œuvres qui, de l’avis de Jacques, ne doivent rien au talent d’Océane. Il faut un esprit beaucoup plus critique et acéré que celui de la jeune femme pour croquer ainsi une telle galerie de portraits. Car tous les dessins, à une exception près, sont des portraits d’hommes et de femmes, célèbres pour la plupart, qu’il s’agisse de politiciens, de sportifs ou d’artistes de variétés. A la place de la signature, le nom de la victime, comme si l’auteur, trop modeste, avait pensé que son talent n’était pas assez sûr pour permettre au spectateur de reconnaître la cible, ni pour oser en revendiquer le fruit. L’avant-dernier portrait de la pile est ainsi baptisé « Dali la Tigresse ». Jacques, en le détaillant, peut enfin mettre un visage sur le nom de l’ennemie, au demeurant sévèrement servie par l’artiste. Cette caricature-là est différente des autres. Les dessins précédents, en effet, utilisent, pour faire rire, la technique traditionnelle de la caricature, qui consiste à donner des dimensions impressionnantes aux caractères physiques les plus marquants des personnalités visées : nez cyranesques, dentures de rongeur, plis multiples, crânes énormes, tout est bon, pour peu qu’il s’agisse d’éléments caractéristiques. Ce n’est pas le cas du portrait de la jeune femme. En le détaillant, Jacques n’a pas l’impression d’observer une caricature de visage, mais plutôt l’image grossie de la noirceur d’une âme. Ce dessin exprime parfaitement les sentiments de son auteur à l’égard de la dame, et Jacques, en frissonnant un peu, se dit que si l’adversaire ressemble vraiment à cette image, la partie n’est pas gagnée d’avance. Puis il arrive au dernier portrait. Celui-ci est encore différent : ce n’est pas une caricature. Il s’agit d’un buste d’homme, de son buste à lui, Jacques Réminiac, avec peut-être quelques années de moins. Il est présenté à la mode des tableaux de capitaines d’industrie tellement en vogue au début du siècle, dardant un regard sévère sur l’outrecuidant spectateur qui finit par baisser les yeux. Sous le dessin, un simple mot de quatre lettres : « Papa ». Jacques reste un long moment sans réaction, à fixer le dessin comme s’il cherchait encore, au travers du papier, à communiquer avec son fils disparu. Puis, avec un soupir, il range ce portrait avec les autres, pour découvrir la dernière feuille de la pile. Il ne s’agit plus d’un visage, bien que l’on puisse en parler comme d’une caricature. Jonathan, en utilisant toujours ses encres brunes, a tracé sa vision du Manoir. Jacques, jusque là, était persuadé habiter une vaste demeure claire et agréable. L’image qu’en a donnée son fils est cauchemardesque, sombre et torturée, mais reste drôle dans son exagération. Jacques relève, dans cette œuvre comme dans les précédentes, le soin apporté au moindre détail, le trait rapide et précis, la manière presque chirurgicale de disséquer le sujet. Il ne peut s’empêcher de comparer ces encres aux souvenirs qu’il a des travaux de Martine. La mère et le fils avaient en commun un indéniable talent, mais l’exprimaient de deux façons totalement différentes. Martine peignait comme elle vivait, d’un seul élan, sans calcul, sans jamais reprendre son sujet. La technique de Jonathan est, au contraire, le fruit d’un travail assidu, le résultat construit d’une longue maturation. « Il dessinait comme j’écris », pense Jacques qui, au travers de ce carton à dessins ouvert par curiosité, vient d’en découvrir davantage sur son fils qu’il n’en a pu saisir en vingt-six années d’incompréhension réciproque. L’homme hésite un long moment, puis referme soigneusement le grand classeur, et le glisse de nouveau à sa place, comme s’il ne l’avait jamais vu. Enfin il se décide à quitter l’atelier, pour rejoindre Océane, et faire avec elle le point sur l’avancement de ses travaux.

Comme il entre dans le bureau, la jeune femme est en pleine conversation avec un agent de voyage. Jacques s’assied sans faire de bruit à la place normalement dévolue à ses visiteurs. Il détaille avec amusement une Océane très appliquée dans son rôle d’organisatrice, le téléphone dans une main, le crayon dans l’autre, consultant tout en parlant les notes qu’elle a pu prendre déjà, les comparant à de nouvelles propositions d’horaires, biffant, raturant, soulignant, reprenant une solution précédemment abandonnée. Le grand homme, à la voir ainsi radieuse dans son affairement, se dit que, décidé­ment, ce petit fruit de la terre canadienne réserve bien des surprises, et ferait une secrétaire de direction très convenable, pour un homme d’affaire en semi-retraite. Après tout, un mi-temps de secrétariat et un autre d’illustratrice, pour elle, un mi-temps d’homme d’affaire et un autre de grand-père au foyer, pour lui, voilà qui serait de nature à créer une certaine forme d’équilibre dans la maison. Il est encore en train d’échafauder son nouveau rêve quand la jeune femme raccroche le télé­phone.

– » J’ai tout arrangé ! » Lui dit-elle dans un grand sourire. « Vous partez demain matin en train jusqu’à Paris, où vous arri­verez pour déjeuner avec maître Leclerc, qui en profitera pour vous raconter sa conversation avec monsieur de Courcy.

– Courcy, Océane, s’il vous plaît. C’est un ennemi, ne l’oubliez pas.

– Pour ce qui concerne l’appellation à lui donner, vous verrez avec Al, mais je préfère vous prévenir qu’il pense, quant à lui, qu’il y a lieu de ménager la susceptibilité du bonhomme.

– Avec qui, avez-vous dit ?

– Avec Al.

– Qui est ce Al ?

– Et bien, mais c’est maître Leclerc.

– Maître Leclerc s’appelle Al ?

– En fait, il s’appelle Alphonse. Mais, comme il n’aime pas son prénom, qu’il est resté très jeune dans sa tête, et qu’il aime la musique actuelle, il m’a dit : »Call me Al ». Alors, je l’appelle comme ça, maintenant. Je crois que ça lui fait plaisir.

– C’est extraordinaire. Vous rendez-vous compte que, jusqu’à maintenant, j’ignorais le prénom de maître Leclerc.

– Je vais vous parler franchement, Jacques. Ça ne m’étonne pas. Malgré le soin que Marie apporte au ménage, il y a pas mal à dépoussiérer ici, si vous voyez ce que je veux dire.

– Doucement, s’il vous plaît, doucement ! Donc Al vous aurait dit de ménager le détective.

– Oui, mais je suppose qu’il vous expliquera pourquoi demain soir.

– C’est quand même dommage. Avec son museau pointu, je trouvais qu’il ressemblait à un rat, Courcy. S’il faut lui rendre sa particule, ça ne marche plus.

– A vous entendre parfois, Jacques, je comprends mieux Jonathan.

– Que comprenez-vous mieux ? Ses critiques à mon égard°?

– Non, plutôt sa façon de faire ce qu’il croyait être de l’humour.

– Vous êtes dure avec moi, Océane. Je suis certain que vous avez souri.

– C’est sans doute parce que je découvre chez vous un personnage insoupçonné ! Bon, je poursuis. Après le déjeuner, Al vous déposera à Roissy, où vous embarquerez dans le vol Air France 040 qui décolle à dix-huit heures, et vous déposera à Montréal à dix-neuf heures trente, par la grâce du décalage horaire. Là, une voiture de location vous est réservée. Vous prendrez l’autoroute pour Québec, où je vous ai réservé une chambre à l’hôtel Méridien. Vous trouverez facilement, c’est bien indiqué. Vous pourrez aller dîner dans la vieille ville, si le restaurant de l’hôtel ne vous tente pas. Je vous ai noté quel­ques adresses sympas, juste au cas où. La réunion est prévue pour le lendemain matin, dans un salon mis à disposition par l’hôtel. Ils m’ont promis d’être là tous les six. Mais vous aviez raison, ils ignorent tout du système. A vous de voir dans quelle mesure il sera intéressant de le leur expliquer. J’ai pensé que vous pourriez utilement déjeuner avec eux, je vous ai donc retenu une table au restaurant de l’hôtel. A l’issue du repas, je vous ai prévu une petite visite chez mes amis Clémenceau. Nous n’en avions pas parlé, mais je suis sûre que ça leur fera grand plaisir de vous connaître. Ne vous inquiétez pas, je vous ai fait un plan. Vous pourrez dîner avec eux, Steph est un véri­table cordon bleu. Puis retour à l’hôtel, que vous quitterez de bonne heure, le lendemain matin, afin d’attraper le vol Air Canada de neuf heures, qui vous déposera à Roissy à vingt et une heures. Maître Leclerc vous y attendra, afin de profiter le premier des nouvelles que vous rapporterez. Il vous hébergera pour la nuit, avant de vous mettre au train du matin, le jour suivant. Maurice vous attendra à la gare de Guingamp avec la voiture. Vous serez donc parti juste deux jours et demi. Vous pensez que ça ira ?

– Et bien, je vois que vous vous posez là, comme organi­satrice, ma chère. Vous avez fait du très bon travail. Pourquoi voudriez-vous donc que ça n’aille pas ?

– Ce n’est pas toujours évident de découvrir un nouveau pays en si peu de temps.

– Mais je connais déjà le Canada, qu’est-ce que vous croyez. J’ai passé plusieurs mois à l’Université de Montréal, c’était il y a, voyons, disons quelques années, déjà.

– J’ignorais. Vous risquez de trouver que le pays à bien changé, en « quelques années ».

– Je vous en prie, ne soyez pas ironique, et respectez mes cheveux blancs. Je préférerais que vous me parliez plus avant des contacts que vous avez eus avec mes futurs interlo­cuteurs.

– Si ça ne vous dérange pas, Jacques, j’aimerais faire une pose. Ça fait cinq heures que je parle et j’ai l’impression d’avoir une langue en papier buvard.

– Mais bien sûr Océane, je m’en veux de n’y avoir pas pensé moi-même. Que diriez-vous d’une tasse de thé ?

– Vous n’avez rien d’autre à me proposer ?

– A cette heure-ci ? C’est un peu tôt, pour l’apéritif. Atten­dez, je sais. Je vais vous faire goûter un nectar. Un très vieux porto, qui m’a été offert il y a des années par maître Leclerc, et que je n’ai pas encore eu l’occasion de déboucher. Ne bougez pas, je reviens. »

«««««

Il est tard. Depuis longtemps, les bureaux du journal sont déserts. Loin de l’agitation nocturne qui caractérise les quoti­diens, l’équipage sur le pont nuit après nuit pour assurer le bouclage du matin, le rythme du magasine mensuel est conforme à celui de n’importe quelle société de service, et s’interrompt avec la fin de la journée, pour reprendre le lendemain avec le café de neuf heures. A son habitude, Dali di Stéphano est encore à son bureau, pour mettre la dernière main à la chronique culturelle du mois. Ce n’est pas un mince travail, car depuis son arrivée à ce poste, créé spécialement pour elle par un patron de presse libidineux, elle a su grignoter de la surface, pour passer de quelques millimètres-colonne, dans le premier numéro, à un ensemble de plusieurs pages qui fait la pluie et le beau temps dans l’univers des arts plastiques du Canada d’expression française. Ce qui justifie les longues soirées qu’elle passe, seule, dans l’immeuble pour rédiger et mettre en forme les comptes-rendus de ses nombreuses visites. A chaque numéro, les directeurs de la publication restent soufflés par sa puissance de travail, et l’art consommé qu’elle a de saisir la quintessence d’une exposition au cours d’une visite de quelques minutes. Aussi, personne ne s’étonne qu’à la fin de chaque mois, elle soit astreinte à ces séances de travail supplémentaires, qui justifient largement les émoluments importants qu’elle touche, et qui font d’elle la star du journal. A ceux qui pourraient penser qu’il n’est pas prudent, pour une jeune femme, de rester ainsi seule dans un bâtiment vide à cette heure avancée de la nuit, on opposera la conception révolutionnaire du système de télésurveillance, relié directement au poste de police du quartier, seulement distant de cinq cents mètres.

Dali est assise, et feuillette distraitement un magasine concurrent, en fumant une cigarette. Elle regarde sa montre, écrase son mégot dans un grand cendrier de cristal déjà encombré de sa consommation de la journée, puis se lève et s’étire longuement, avant de quitter son bureau. Elle n’a pas pris son manteau, c’est donc qu’elle ne quitte pas le siège du journal. De fait, elle se dirige vers le local qui abrite la centrale d’alarme, et déconnecte rapidement le système qui condamne l’entrée du bâtiment. Puis elle prend l’ascenseur qui la mène au rez-de-chaussée, et va ouvrir la porte de service, derrière laquelle attend un jeune homme dégingandé, vêtu d’un pull élimé, d’un jean qui a depuis longtemps oublié sa couleur d’origine, et d’un lourd blouson de cuir qui détonne dans la douceur de la nuit. Le garçon, qui doit avoir à peine vingt-cinq ans, balance nonchalamment un attaché-case de plastique brun au bout du bras. Sans un mot de salutation à l’égard de la jeune femme, il s’engouffre dans l’immeuble, et attend qu’elle ait refermé la porte pour la suivre, toujours silencieux, jusqu’à son bureau. Là, il s’installe sans y avoir été invité, ouvre le porte-documents, et en sort une liasse de feuilles dactylogra­phiées qu’il tend à Dali. Celle-ci parcourt rapidement quelques lignes de chacun des feuillets, en hochant la tête de satisfac­tion. Elle passe alors derrière le bureau, et extrait d’un tiroir une enveloppe de papier brun qu’un contenu épais déforme, et la donne au garçon, qui la glisse dans son blouson.

– » La liste des expos à couvrir est avec l’argent » dit elle simplement.

– » Comme d’habitude. » répond le garçon, laconique. « Rien d’autre ?

– Non, rien. C’est parfait comme ça.

– O.K. On se revoit le mois prochain.

– C’est ça. Bonsoir. »

Le jeune homme quitte le bureau et reprend l’ascenseur vers la sortie. Dali di Stéphano attend quelques minutes avant d’aller rebrancher le système de surveillance, puis revient à son bureau. Elle passe ensuite une petite demi-heure à relire, plus attentivement, les textes qu’on lui a donnés, un fin sourire aux lèvres. Puis elle les classe dans des chemises déjà prêtes, enfile son manteau et sort. En passant dans le secrétariat de son service, elle dépose « sa » prose sur le bureau de sa colla­boratrice, comme s’il s’agissait du fruit de ses studieuses soirées solitaires. Elle prend bien soin de tout éteindre derrière elle, avant de quitter enfin le journal. Il n’y a pas à dire, son système, un moment mis en difficulté, tourne maintenant comme une montre suisse, et lui donne pleinement satisfaction. La voici de nouveau tranquille pour un mois. Dali est d’autant plus heureuse qu’elle a vraiment cru tout perdre avec la disparition de Jonathan. C’est que son ex boy-friend contrôlait alors seul l’intégralité du système. Il avait mis en place un réseau composé de six personnes qui visitaient chacune un certain nombre d’expos en détail, et lui en livraient les comptes-rendus. Il les mettait alors lui-même en forme afin d’assurer la cohérence de l’ensemble des textes, et de leur donner le mordant nécessaire, l’ensemble prenant ainsi l’allure d’une chronique que Dali n’avait plus qu’à signer. Il lui suffisait par ailleurs de se montrer, rapidement, à chacune des expositions, pour pouvoir en revendiquer sans crainte la maternité. Sa seule erreur, mais elle aurait pu être fatale, c’était d’ignorer l’identité de ses nègres, et à plus forte raison leur adresse. La disparition de Jo l’avait donc laissée dans une situation particulièrement scabreuse. Heureusement, elle connaissait l’existence des carnets, et avait réussi à les faire récupérer par un duo de petites frappes qu’elle avait connues alors qu’ils faisaient de la figuration dans les mêmes films qu’elle. Elle avait ainsi pu remonter son réseau, en ayant soin, toutefois, d’en contrôler tous les éléments. Bien sûr, elle n’allait pas jusqu’à récolter elle-même les notes de chacun de ses nègres, mais elle les connaissait néanmoins tous, et pouvait à tout moment remplacer n’importe lequel d’entre eux, en cas de défaillance. La disparition des carnets de son bureau ne la gênait pas vraiment, elle possédait toutes les informations importantes en double, et imaginait mal comment l’espèce d’indienne métissée qui lui avait piqué Jonathan pourrait les utiliser contre elle, tant elle se sentait sûre de la solidité de sa position dans le métier. Elle avait les moyens d’empêcher la petite grue d’avoir accès aux journaux. Quand bien même elle y parviendrait, elle ne pèserait pas lourd contre une personnalité de son importance. En fait, son désir de récupérer les documents n’était dicté que par sa volonté d’achever sa vengeance. Dali avait horreur de laisser les choses en plan.

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