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Les Carnets de Jonathan – chapitre 20

chapitre 20

conseils de guerre

La bouteille de champagne est terminée. Marie, un peu gaie, encaisse maintenant la nouvelle distribution des rôles au Manoir avec une joie qui s’exprime par une volubilité inhabituelle chez elle. D’un coup, elle voudrait tout révolutionner. Plus question de prendre les repas dans la cuisine, on va remettre en branle le grand tralala, après avoir aéré la salle à manger, qui commence à sentir la poussière. On va ressortir les nappes et l’argenterie, régulièrement entretenue en pure perte depuis si longtemps. Il faut qu’elle se replonge dans ses livres de cuisine, depuis qu’elle ne fait plus à manger que pour nourrir, elle a sûrement oublié des tas de choses essentielles. C’est qu’on se rouille, à ne rien faire. Toute à son agitation et en essuyant furtivement une larme de-ci, de-là, elle en arrive même à sermonner monsieur Jacques de leur avoir tu une si grande nouvelle. Ainsi donc, mademoiselle Cécilia est la fille de monsieur Jonathan. Ça ne l’étonne pas, à vrai dire, une si jolie et gentille petite. Puis elle change de cible, et prend son époux à parti :

 » Quand même, Maurice, je te l’avais bien dit qu’on nous cachait quelque chose, et que la petite elle a un air de famille avec madame Martine. Je l’avais vu tout de suite, monsieur Jacques, mais Maurice, il ne voulait rien savoir ! Pas vrai, Maurice ? »

Maurice est, avant tout, un brave homme. Il ne lui vien­drait pas à l’idée de prétendre qu’au contraire, c’est lui qui le premier a tout deviné, grâce, justement à cette ressemblance qui s’affirme maintenant sans contraintes. Puisque Marie veut qu’il en soit ainsi, tout est dit. Il se contente de hocher la tête, paisiblement heureux, détendu autant par le champagne que par l’épilogue inattendu d’une histoire qu’il voyait jusque là bien mal partie, sans oser rien dire ni rien faire pour en changer le cours, prisonnier de sa nature de jardinier contemplatif. Il re­garde sa brave femme d’épouse avec une immense tendresse. Celle là, pour rien au monde il n’en changerait. Elle fera une grand-mère parfaite pour la petite Cécilia, comme elle a su, jour après jour, être la meilleure des mères pour ce garnement de Jonathan. La petite, justement, a déserté les genoux de sa mère, pendant que les grands dégustaient leur champagne, pour terminer son petit déjeuner. Elle n’a pas compris grand-chose à l’histoire qu’a racontée Papy Jacques, puisqu’il paraît qu’il lui faut l’appeler ainsi. Après tout, pourquoi pas. C’est un vieux monsieur, non ? Elle a vaguement saisi qu’on a parlé de son Papa, mais elle ne se sent pas vraiment concernée. Cécilia n’étant jamais allée à l’école, ni dans une quelconque garderie, elle n’a pas rencontré d’autres enfants qui auraient pu mettre en évidence ce manque qu’elle ne perçoit que de façon très diffuse pour l’instant. Quant au reste du récit, il lui confirme que c’est compliqué, les histoires de grandes personnes, mais que celle-là, au moins finit bien. Tout à l’heure, pendant que Papy Jacques parlait, elle a vu son ange arriver, alors elle lui a fait un grand sourire, mais pas trop grand, quand même, pour que les autres ne le voient pas. C’était sa façon à elle de lui dire merci, tout en tenant sa promesse. Quand il est parti, elle a tenté un clin d’œil. Mais elle n’est pas encore au point, en ce domaine, malgré les conseils de Maurice. Pour l’instant, elle ferme les deux yeux, en retroussant son petit nez. Ce n’est pas grave, c’est l’intention qui compte. D’ailleurs, il a compris, son ange, puisqu’il lui a souri, avant de mettre son doigt devant sa bouche en faisant « chut ». C’est sûr, elle ne dira rien. D’abord, c’est son ange à elle toute seule. La preuve, les autres ne le voient même pas ! Puis, comme seuls savent le faire les petits enfants, elle oublie dans la seconde la visite éclair de Jonathan pour terminer sa dernière tartine, et engloutir le bol de chocolat presque tiède maintenant. Ensuite, elle s’essuie la bouche, roule soigneusement sa serviette dans son anneau, et profitant de l’ambiance, descend de table sans demander la permission. Elle colle un gros baiser sonore sur la joue de sa maman, qui s’en rend à peine compte, absorbée qu’elle est par la discus­sion, un autre sur le visage encore humide de Marie, en se demandant comment elle fait pour pleurer quand elle est heu­reuse, et fait le tour de la table pour se hisser sur les genoux de son copain Maurice, à qui elle chuchote, comme un secret, au creux de l’oreille :

 » Tu viens jouer dans le jardin ? »

Le vieil homme la regarde avec son sourire de poète, et acquiesce. Puis il se lève sans que les autres y prennent vraiment garde, tant il est discret de nature, et la menotte de la gamine au creux de sa main, s’en va pousser l’escarpolette.

Jacques est remonté comme un ressort de montre au sortir de l’horlogerie. Assez de parlote, maintenant, il faut passer aux choses sérieuses, et la cuisine n’est pas le meilleur endroit pour travailler. Retour au bureau, donc, avec Océane, pour mettre au point le plan de bataille. Puisqu’ils veulent la guerre, ils l’auront. Mais pas n’importe comment. Sans être un grand stratège, Jacques sait se servir de sa tête pour éviter les chausse-trappes. Il eut commandé à Azincourt, jamais la chevalerie française n’aurait été aussi stupidement décimée. Pour lui, foin du panache, l’efficacité d’abord. Par conséquent, avant d’agir, il convient de réfléchir, d’analyser toutes les données du problème, de trouver les failles dans l’armure adverse, car il y a forcément des failles, et de concevoir le meilleur plan de bataille possible. C’est donc à un véritable conseil de guerre qu’il convie la jeune femme.

A peine a-t-il refermée la porte du bureau qu’il est déjà dans son fauteuil, laissant Océane s’installer seule. L’heure n’est plus à la galanterie ! Pour tenir un conseil de guerre, il faut des conseillers. Un au moins, sans quoi le sérieux de l’affaire disparaît. Il appuie sur deux ou trois touches de son poste téléphonique, et celui-ci compose aussitôt le numéro de maître Leclerc, incontournable chef d’état-major de la petite armée. Avant même que Jacques ait pu prononcer le moindre mot d’introduction, le haut-parleur de la machine indique, d’une voix peu amène, que l’appel n’est pas le bienvenu.

– » Ici le répondeur enregistreur de maître Leclerc. Monsieur me prie de vous dire qu’il n’a pas envie de répondre au téléphone maintenant. Si vous y tenez vraiment, vous pouvez toutefois lui laisser un message. Il ne l’écoutera probablement pas, mais si ça peut vous soulager, n’hésitez pas, je suis là pour ça, et c’est vous qui payez ! »

Océane et Jacques se regardent avant d’éclater de rire, ce qui provoque une réaction immédiate à l’autre extrémité de la ligne.

– » Peut-on savoir qui se pique d’imiter ainsi un couple de baleines au comble de l’hilarité ? » fait la voix de maître Leclerc dans le haut-parleur.

– » Bonjour maître, c’est Jacques.

– Tiens donc, vous êtes toujours vivant, vous ? »

Jacques ignore la mauvaise humeur de son ami. Après tout, ne récolte-t-il pas, ici aussi, les fruits amers de ses semailles ? Mais il n’appelle pas l’ex-notaire de province devenu homme d’affaires parisien pour se justifier. Il y a bien mieux à faire, d’autant qu’il connaît suffisamment le vieil homme pour savoir que celui-ci n’a pas la rancune tenace. En quelques mots, il lui raconte son revirement, et la décision qu’il a prise de considérer Océane comme sa belle-fille, et de la soutenir contre vents et marées. Le résultat d’une telle annonce ne tarde pas.

– » Jacques, mon ami, mettez le champagne au frais, je saute dans le premier train. Mieux même, je viens en voiture, avant que vous ne changiez d’avis.

– Rassurez-vous, maître, je ne suis pas aussi lunatique que vous semblez le croire. Quant au champagne, vous arrivez trop tard. Mais j’espère que nous aurons bientôt l’occasion d’en sabrer une bouteille à notre victoire !

– Je l’espère aussi. Franchement, mon ami, fêter une telle nouvelle en petit comité, c’est mesquin. Surveillez-vous, Jacques, vous vieillissez !

– Comme tout le monde, maître, comme tout le monde.

– Trêve de plaisanterie, je suis très heureux de cette dé­cision, Jacques. Vous n’imaginez pas comme elle me fait du bien.

– Tant mieux, tant mieux. Mais gardons les congratula­tions pour plus tard. Nous avons du travail, maître Leclerc, et je vais avoir besoin de vos lumières, et surtout de vos connais­sances en droit, pour dresser notre plan de contre-attaque.

– A la bonne heure ! Le grand Jacques se réveille ! Etes-vous là, Océane ?

– Oui maître, bonjour.

– Bonjour mon petit, vous avez raison. C’est qu’avec ce grand escogriffe, et ses manières de soudard, on n’en oublie­rait même la politesse. Heureusement que vous êtes là pour nous rappeler à nos devoirs. Comment allez-vous ma chère enfant ?

– On ne saurait aller mieux, depuis ce matin, maître.

– C’est parfait. Dites moi, en toute confidence : que lui avez-vous fait, pour qu’il change aussi brutalement ?

– Je n’y suis pour rien, je vous l’assure. » Balbutie la jeune femme, en rosissant sous le regard de Jacques, qui ne peut s’empêcher de rabrouer le plaisantin :

– Allons, maître, je vous en prie, un peu de sérieux. Nous aurons largement le temps de rire quand cette affaire sera classée, ne pensez-vous pas ?

– Si fait, mon ami, si fait. Je vous écoute. Que préconisez-vous ?

– Et bien voilà. Depuis notre dernière conversation, j’ai tourné et retourné tous les éléments qui composent l’affaire afin d’essayer de mettre au point une stratégie, sans aucun succès. Quel que soit l’angle d’attaque utilisé, j’aboutissais toujours à la même conclusion : la seule solution envisageable passait par la restitution préalable des carnets. Or, je suis aujourd’hui d’accord avec vous deux pour admettre que cette hypothèse présente plus d’inconvénients qu’elle n’offre d’avantages, puisque, si j’en crois la description qu’Océane fait de notre adversaire, le seul bénéfice de l’opération serait de gagner un peu de temps. »

Jacques Réminiac marque alors une pause, comme s’il voulait s’assurer que son introduction s’imprime correctement dans la mémoire de ses interlocuteurs. Océane, silencieuse et attentive, ne le quitte pas des yeux, goûtant avec bonheur le ralliement du grand homme à sa cause, ralliement tellement improbable hier encore, mais dont la solidité s’exprime mainte­nant par l’utilisation inconsciente d’expressions comme « notre adversaire ». Quant à maître Leclerc, qui connaît son Jacques sur le bout des doigts, il prend bien garde de ne pas intervenir encore, respectant avec une bienveillance amusée le goût un peu enfantin de son cadet pour les effets d’annonce. Satisfait de l’attention ainsi marquée par son auditoire, Jacques reprend alors :

– » Quand on tourne en rond de cette manière, sans entre­voir l’ombre de la trace d’une issue, c’est, en règle générale, parce qu’on se trompe d’objectif. J’étais bloqué dans mon raisonnement parce que je cherchais le meilleur moyen de parer le coup lancé par nos adversaires. Et tout à coup, je me suis dit que le coup en question n’était pas mortel, et qu’au lieu de chercher à l’éviter, il fallait porter le fer chez l’ennemi, afin de le forcer à faire machine arrière, et à nous ramener dans la situation initiale, voire mieux encore !

– Jacques, mon ami, » ne peut s’empêcher d’intervenir le vieux notaire,  » j’ai bien peur de n’avoir plus l’agilité intellec­tuelle nécessaire pour vous suivre dans la théorie militaire. Pourriez-vous vous efforcer d’être plus clair, je vous prie ?

– J’y arrive, maître, j’y arrive. Que cherchions à faire, dans notre première réflexion ? Nous désirions arrêter l’affaire afin que cette fameuse plainte à l’encontre d’Océane ne soit pas déposée, n’est-ce pas ?

– Il est, il est.

– Or, la seule façon d’y parvenir est bel et bien de rendre les carnets.

– Si vous le dites !

– Donc, si nous ne rendons pas les carnets, la plainte sera effectivement déposée, si tant est que nos adversaires ne bluffent pas.

– Ils ne bluffent pas », confirme Océane, inquiète de ne pas saisir le but poursuivi par le grand homme.

– » Pour l’instant, mon cher Jacques, vous égalez La Palisse dans ses meilleurs jours. Je ne trouve rien de révolutionnaire dans votre analyse, » bougonne le notaire.

– » Je n’ai aucunement l’intention de faire la révolution, mon cher maître, je place les pièces du puzzle. Car, arrivé à ce moment précis, je vous pose la question suivante : que se passe-t-il ensuite ?

– C’est bien simple. Océane ne peut retourner au Canada sans être arrêtée, et elle ne peut pas non plus demeurer en France sans un titre de séjour qu’elle n’obtiendra pas puisque la police de son pays la recherchera. L’horreur, quoi.

– C’est là que je ne suis pas d’accord avec vous, maître. A mon avis, vous allez trop vite. Il faut un certain temps, pour mettre la justice en branle, que ce soit en France ou au Canada. Ce laps de temps peut-être mis à profit pour organiser une contre-attaque d’une telle violence qu’elle contraindra l’adversaire à retirer sa plainte pour ne pas être détruit.

– Bon sang, mais c’est bien sûr, comment n’y ai-je pas pensé tout seul ? » ironise le vieux notaire, un zeste d’acidité dans la voix. « Sur le plan théorique, Jacques, vous êtes imbat­table ! Il ne nous reste qu’un problème à résoudre, mais il est si petit que je m’en veux d’oser en parler. Enfin, tant pis, je me lance : avec quoi on l’organise, la contre-attaque ?

– Avec les carnets, parbleu !

– Jacques,  » intervient à son tour Océane,  » je vous remercie sincèrement de vous impliquer ainsi dans cette affaire, mais je vous l’ai déjà dit, Dali est inattaquable par ce biais, puisqu’elle tient les journaux, alors que nous n’y connaissons personne. Nous ne réussirons jamais à les convaincre, et même si nous y parvenons, ils préféreront la soutenir, afin d’éviter de passer pour des complices.

– C’est là, ma chère Océane, que je crois que vous vous trompez. Une fois encore, vous n’attaquez pas le système par le bon côté.

– Et, quel est-il, le bon côté du système ?

– C’est celui qui ne possède pas de défense contre un agresseur extérieur, c’est à dire… l’intérieur !

– Vous vous amusez sans doute beaucoup, à parler ainsi par énigmes, et je vous confirme que je suis très heureux de vous savoir en pleine forme, et d’humeur espiègle, mon petit Jacques. Je serais pourtant ravi si vous vous faisiez moins sibyllin. »

Jacques sourit, au meilleur de sa forme. Puis il explique lentement, et très clairement, son plan à ses deux amis. Ceux-ci passent tour à tour par différents sentiments, au cours de la démonstration. Cela commence par la surprise, tant l’idée de Jacques est originale. puis par l’incrédulité, car elle parie, de façon peut-être gratuite, sur les réactions d’autres personnes, pour finir par une adhésion qui, si elle est indubitablement acquise, n’en conserve pas moins un relent de pis-aller, ce qu’exprime parfaitement le notaire, à la fin de l’exposé :

– » Jacques, mon ami, il serait exagéré de prétendre que je crois dur comme fer que vous avez trouvé LA solution au problème. Nous avons sans doute de fortes chances de nous planter, ce qui, il est vrai, nous ramènera, au pire, dans la situation actuelle. En revanche, si ça marche, je clamerai sur les toits que vous êtes génial, et je crois pouvoir affirmer sans trop m’avancer qu’Océane ira alors jusqu’à vous embrasser sur les deux joues. Pas vrai, princesse ?

– Oui sans doute, maître. Plus j’y pense, et plus je crois que ça peut marcher. De toute façon, comme vous l’avez si bien dit, si la probabilité d’échec est importante, ses consé­quences sont négligeables sur l’évolution d’une situation qui ne saurait être pire qu’aujourd’hui. Alors, sans hésiter, je vote pour. Il ne reste qu’à se mettre au travail.

– La première phase vous incombe, mon cher maître. » Poursuit Jacques. « A vous de jouer ! »

– D’accord, puisque nous sommes tous prêts à tenter l’expérience, je vais de ce pas engager les hostilités. Je me présenterai au rapport sitôt ma mission accomplie, mon général. A tout à l’heure. »

Le haut-parleur du téléphone émet une sorte de claque­ment, puis un bip intermittent qui indique que le correspondant a raccroché. Jacques en fait autant, avant de s’enquérir auprès de la jeune femme si la fumée de pipe la dérange. Comme il le lui explique en effet, il réfléchit beaucoup mieux quand la chaudière est allumée. Océane ne voit pas d’inconvénient à la chose, allant jusqu’à préciser qu’elle-même, si elle était équipée d’un fourneau adapté, se laisserait aller à goûter son odorant mélange. La réflexion de celle qu’il considère maintenant comme un nouveau membre de sa famille est peut-être dictée par la politesse, mais elle n’en allume pas moins un éclat particulier dans l’œil du grand homme. Il se lève, et va ouvrir l’une des portes basses de la bibliothèque, d’où il sort un petit paquet de forme parallélépipédique, long d’une vingtaine de centimètres, sur cinq ou six de large, comme de haut. Il est habillé d’un papier cadeau très ancien, orné d’un ruban à l’or terni par le temps. Très simplement, Jacques tend le paquet à Océane en lui disant :

– » Martine, mon épouse, avait formulé un vœu similaire, il y a près de trente ans. mais elle n’a pas eu le temps de le mettre à exécution. Maintenant que je sais que la chose vous tente, je trouverais désolant que cette pipe reste vierge plus longtemps.

– Vraiment, Jacques, je ne sais si …

– Je vous en prie, cela me fait vraiment plaisir. »

La jeune femme défait soigneusement le ruban, et ôte le papier de couleur, pour découvrir un écrin de bois qui abrite une très élégante pipe d’écume ouvragée, longue et fine, mani­festement dessinée pour une main de femme. Jacques se fait professeur, et l’initie aux plaisirs et aux rites du fourneau taba­gique. Après quelques essais infructueux, Océane parvient à tirer avec suffisamment de régularité sur le tuyau d’ambre pour entretenir son foyer portable, à la grande satisfaction de son maître es-calumet, qui en a complètement oublié son conseil de guerre.

«««««

Je les laisse tous les deux s’enfumer de conserve, et remonte chercher un peu d’air frais dans les limbes. Je n’ai jamais supporté le tabac, ni aucune autre matière qui se fume, d’ailleurs. Pendant notre brève période de cohabitation, Océane, qui consumait alors quotidiennement plus d’un paquet de cigarettes, dont certaines ne contenaient d’ailleurs pas que de l’herbe à Nicot, avait tout de même réussi à transformer ce qui n’était qu’une mauvaise, et trop fréquente, habitude, en plaisir de sybarite en découvrant le cigare, dont elle se mit à user avec autant de modération que de délectation. J’ai supporté la chose, stoïque, estimant que son effort méritait d’être encouragé, et ce d’autant que, compte tenu du climat de Québec, il n’est pas toujours évident d’aller prendre l’air au moment choisi par le partenaire, en général après le repas du soir, pour sacrifier aux délices du havane. Tout ceci pour dire que, si son passage à la pipe ne m’étonne donc pas, je ne vois pas pourquoi je ne profiterais pas de mes actuelles facilités de déplacement pour éviter de goûter avec elle à cette fumée d’un nouveau genre.

Je ne suis pas pleinement satisfait de la conversation à laquelle je viens d’assister. Je suis peut être bien exigeant, mais, quand on tutoie l’éternité, il devient normal de viser à la perfection en toutes choses. Bien sûr, je suis obligé d’admettre que le changement d’attitude de mon cher Papa me comble d’aise. Le voici qui abandonne son défaitisme morbide pour réintégrer le monde des vivants, ce qui est une bonne chose pour lui, mais aussi, bien évidemment, pour Cécilia, qui ne manquera de rien quoiqu’il puisse maintenant arriver à Océane. Car c’est là, à mon avis, que le bât blesse. Le plan concocté par mon géniteur est, à son habitude, brillant autant qu’original. Partant d’une situation désespérée, il a trouvé un moyen de contre-attaquer que n’ont pas dû prévoir les vilains cafards d’outre-Atlantique, ce qui donnera au clan Réminiac l’avantage de la surprise. Mais, car il y a un mais, si cette stratégie résout le problème à long terme, elle ne protège pas mes deux canadiennes préférées dans le tout proche avenir. Le visa d’Océane arrive à expiration, et, pour peu que les choses traînent un peu, elle se verra obligée de retourner à Québec, avec les désagréments que l’on sait. J’admets que cette question est la plus difficile à résoudre, et pourtant, je suis persuadé qu’il existe une solution. Une solution tellement évidente que nous n’arrivons pas à la voir. Je sens que je tourne autour, mais sans arriver à formuler ma pensée. Comment faire pour être sûr que, dépôt de plainte ou pas, Océane, et Cécilia par la même occasion, puissent rester en France. En effet, il semble que l’adversaire bénéficie d’une introduction auprès des autorités canadiennes. Rien ne l’empêche donc, tout en négociant officiellement autour du fameux dépôt de plainte, de retarder en douce la délivrance d’un nouveau visa, et d’obliger ainsi mes protégées à un retour prématuré en terre américaine, ce qui fragiliserait l’équipe nouvellement constituée. J’ai l’impression que, dans leur euphorie, Océane, Papa et maître Leclerc ont sérieusement sous-estimé la capacité de nuire de Dali. Je pense que je vais rester encore un moment roder au manoir, juste au cas où.

– » C’est vraiment dommage que tu n’aies pas amené deux camarades avec toi. On aurait pu faire un bridge.

– Tiens, Martine ! Ça fait longtemps que tu es là ?

– Oh moi, tu sais, je vais, je viens. J’ai suivi ton raisonne­ment, et je suis assez d’accord avec ton analyse. D’un autre côté, admets quand même que, quoi qu’il puisse arriver, l’heureuse conclusion de toute cette affaire n’est plus qu’une histoire de jours.

– Que veux-tu dire ?

– C’est bien simple, de deux choses l’une. Ou le plan de ton père fonctionne parfaitement, et le problème est réglé, ou il ne fonctionne qu’imparfaitement, et ta petite amie est contrainte de retourner d’où elle vient, pour une certaine durée. Mais, même dans ce second cas de figure, elle y restera un ou deux ans, tout au plus. On ne condamne pas les gens à perpétuité pour le vol d’une paire de carnets, même au Canada.

– Là, je te trouve un peu optimiste. S’il y a procès, il se fera au chef de détournement de documents confidentiels, ce qui est plus sérieux qu’un simple vol de carnets. Dans le pire des cas, entre la durée du procès, celle de la procédure d’appel, et en imaginant qu’Océane soit condamnée à l’issue de tout ce cirque, il y en a bien pour quatre ou cinq ans.

– Il me semblait qu’on pouvait négocier avec son adver­saire, devant le tribunal.

– A la condition expresse que l’adversaire l’accepte. Or, non seulement Dali est une teigne, mais elle sera rendue furieuse par l’attaque qu’elle va subir, et n’aura de cesse de se venger, si cette agression ne la détruit pas complètement.

– Quand bien même il en serait ainsi. Qu’est-ce que cinq années, dans l’espace d’une vie, si c’est le prix à payer pour avoir, enfin, le droit à la tranquillité ?

– Merci pour elles, je préfère les savoir heureuses tout de suite.

– En ce cas, retourne voir ton père, et dis lui que tu n’es pas satisfait de sa géniale proposition.

– Ben voyons. Pour qu’on s’engueule encore. J’imagine déjà son discours : laisse donc les vivants s’occuper des affai­res de vivants, et essaie donc de gagner ton paradis, au lieu de venir nous ennuyer avec tes remarques défaitistes !

– Tu n’as sans doute pas tort de voir les choses ainsi. En revanche, lui aurait raison de te parler de la sorte. Jonathan, je te le répète, cette affaire n’est plus de ton ressort. Tu peux encore reprendre ton chemin vers la fusion. Mais si tu t’acharnes ainsi à vouloir régenter l’existence des vivants, tu finiras par te sentir indispensable, et ta vanité alors te perdras définitivement. Rappelle toi ce que je t’ai dit : sois humble, mon fils.

– Écoute, je ne tiens pas à intervenir dans leur vie. Je désire seulement être complètement rassuré sur le sort de ma femme et de ma fille avant d’y aller. C’est tout.

– On dit ça, et puis, de proche en proche, on ne peut s’empêcher d’attendre encore un peu. Océane, que je t’entends avec surprise appeler « ma femme » et ta fille doivent vivre leur vie en ton absence, Jonathan. Elle connaîtront des joies, que tu voudras partager, et des peines que tu voudras consoler…

– C’est normal pour un père, et un mari, même tardif, car j’ai décidé que finalement, j’aurais épousé Océane, à mon retour à Québec, non ?

– C’est normal pour un mari ou un père vivant. Pas pour un défunt, dont la place est confinée aux souvenirs. Jonathan, lâche leur les baskets !

– Quel vocabulaire, dans la bouche d’une femme de ta génération ! Et puis, dis donc, pourquoi restes-tu, toi, dans ces conditions ?

– C’est ça, essaie donc de noyer le poisson, maintenant. Tu sais parfaitement que moi, je n’interviens pas. Ton père ne sait même pas que je l’attends.

– J’ai l’impression d’entendre Jeannou. O.K., tu as raison. Je te promets que dès que cette affaire sera vraiment réglée, je m’en irai.

– Je n’en crois rien, mais je vais prier pour le repos de ton âme.

– Parce que ça marche ?

– Jonathan !

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