chapitre 19
café a la maison, et théologie ?
Martine ne me répond pas. Au bout d’un moment, je réitère ma question :
– » Alors, Dieu, mythe, ou réalité ?
– Comment peux-tu être aussi sot pour oser une telle question ?
– Donc, il n’existe pas !
– Mais que vas-tu penser là ?
– C’est étonnant, j’ai l’impression d’entendre un jésuite.
– C’est sans doute parce que ce sont eux qui, sur terre, s’approchent le plus de la vérité.
– Et quelle est-elle, cette vérité ?
– Que voudrais-tu qu’elle soit ?
– Ça recommence. Tu te crois peut-être beaucoup plus fine que Jeannou, mais j’ai l’impression que tu te fais des illusions. Question enseignement théologique, elle et toi, c’est suaire blanc et blanc linceul.
– Ah ! C’est fin çà, comme réflexion ! Tu es un vrai gamin ! Je ne suis pas sûre du tout que tu sois prêt à découvrir le Grand Mystère, mon garçon.
– Et moi, je suis sûr d’une chose, c’est que tu n’y connais rien, ce qui explique pourquoi tu réponds de manière si évasive.
– Ce n’est pas tout à fait exact.
– Dans ce cas, je suis tout ouïe. Donne-moi donc ma première leçon de théologie post-mortem !
– D’accord. Première leçon, la théologie n’a rien à voir avec Dieu.
– Ben voyons, nous commençons là par une évidence, professeur !
– Tu vois bien que tu n’es pas prêt.
– Je ne suis sûrement pas prêt, en effet, à perdre mon temps à écouter des aphorismes de ce genre, ça non !
– Ça n’a rien d’un aphorisme, je te l’assure. Tiens, tentons une expérience. Donne-moi, sans réfléchir, une phrase qui te semble essentielle pour définir les rapports entre Dieu et les hommes.
– Comme ça, à brûle-pourpoint ? Je ne sais pas moi.
– Tu ne sais pas ! N’as-tu jamais été au catéchisme ?
– Oh si, bien sûr, au grand désespoir de ce cher abbé !
– Tiens donc ! Il me semblait pourtant que tu étais bon élève, en règle générale.
– Disons que j’avais le don de poser des questions impertinentes.
– Du genre ?
– Par exemple, je me souviens que lorsque nous avons parlé du premier miracle de Jésus, changeant de l’eau en vin aux noces de Cana, je lui avais demandé de quel cru il s’agissait. Je devais avoir une dizaine d’années alors, et Papa, pour se donner l’impression qu’il communiquait avec moi, s’était mis dans la tête de me donner des cours d’œnologie.
– Et que t’avais répondu le prêtre ?
– Je ne m’en souviens pas vraiment. En revanche, je me rappelle très bien qu’il m’a fichu à la porte quand j’ai réitèré la question à propos du vin de messe !
– Je vois. Revenons à nos moutons. De ces années d’apprentissage religieux, il doit bien te rester de vagues notions, tout de même. Réfléchis deux minutes, et cite-moi une phrase qui t’a marqué.
– Attends un peu. Voyons… Je sais : Dieu a fait l’homme à son image.
– Parfait ! Voilà exactement le genre de phrase qui plonge le catéchumène moyen dans l’erreur la plus crasse.
– Que veux-tu dire ?
– Que t’inspire cette phrase ?
-… Ben…
– Fais un petit effort ! Comment imagines-tu Dieu, après une telle sentence ?
– Je crois que le plafond de la chapelle Sixtine en donne une assez bonne illustration.
– Bien. Et si tu étais noir ? L’imaginerais-tu de la même manière ?
– Ben…
– Je dis noir, mais asiatique ou indien ferait aussi bien l’affaire. Et puis, doit-on considérer l’homme, dans cette phrase, comme l’élément mâle de l’espèce humaine, ou plus généralement comme un humain quelconque ? En d’autres termes, Dieu est-il sexué ?
– Ouh la la la la la la !
– Je ne te le fais pas dire. Et ce n’est que le début, si l’on décide d’attaquer le sujet sous cet angle. Physiquement, Dieu a fait l’homme à l’image du singe. Et encore ! Je ne suis pas absolument sûre qu’il y soit pour quelque chose.
– Tu veux dire qu’Il ne décide pas de tout !
– Si, bien sûr, mais pas dans les détails.
– Mais alors, il ressemble à quoi, Dieu ?
– A rien de connu, si tu veux mon avis.
– Mais… Tu l’as vu ?
– Comme je te vois.
– Je subodore un sens caché dans cette réponse.
– Oui ?
– Attends un peu. En réalité, tu ne me vois pas. C’est ça ?
– C’est ça, en effet. On ne peut pas voir Dieu. Il est du domaine de l’impalpable, et même de l’inconcevable. Ce que Dieu a voulu à son image, c’est ce qui différencie l’homme de l’animal. Maintenant, si tu essaies de trouver une définition précise de cette différence, je te souhaite bon courage ! Il y a, en cette matière, autant de théories que de théoriciens.
– Ça ne m’avance guère.
– C’est pourtant bien simple, en vérité. Je suis Dieu, au même titre que toi.
– Dis donc, tu ne serais pas en train de me faire un gros pêché d’orgueil, toi ?
– Mon pauvre Jonathan ! Réfléchis un peu. Notre existence terrestre est le fruit de la combinaison de phénomènes électriques, chimiques et biologiques, dont l’organisation résulte d’une recherche instinctive d’adaptation au milieu. Or, plus la science avance, plus les théologiens essaient de la récupérer pour tenter de prouver que Dieu existe, ou n’existe pas. Tant que nous supportons le poids de notre enveloppe charnelle, il nous est presque impossible de concevoir l’existence de Dieu autrement que comme devant nécessairement résulter d’une combinaison de phénomènes du même genre. Mais après la disparition de ce corps, que reste-t-il ?
– Ben, l’esprit !
– Et oui, l’esprit, appelons le ainsi. Dis moi maintenant où sont les phénomènes électriques ou biochimiques là-dedans ! l’existence des esprits ne répond pas aux contingences matérielles de la vie sur terre. Mais il faut être mort, pour s’en rendre compte.
– Et donc, l’esprit serait… Dieu ?
– Disons plutôt que les esprits sont partie intégrante de Dieu, qu’ils soient en cours d’utilisation, au sein d’un corps, sur terre, en promenade dans le monde des fantômes, ou en train de fusionner dans l’attente d’une nouvelle affectation, comme Jeannou maintenant.
– Mais alors, Jésus-Christ n’était pas le fils de Dieu !
– Nous sommes tous les enfants de Dieu. Quant à Jésus, je pense qu’il s’agissait d’un corps doté d’un esprit au summum de la pureté, comme le seront les nôtres juste avant la fusion. Il était ainsi en connexion directe avec le Père, dans son intégralité.
– Ouais, et bien j’avoue que tout cela ne me semble pas d’une clarté absolue.
– C’est normal, après tout, il ne s’agit que de mon interprétation, et je ne suis pas théologienne !
– Tu veux dire que tout ce que tu viens de me raconter est le fruit de ton imagination !
– Qu’est-ce que mon imagination, sinon la manifestation de la toute puissance de Dieu ?
– Et ça recommence, les questions !
– A quoi t’attendais-tu ? Tu pensais réellement que j’allais te donner la clé de toutes les énigmes de l’univers, en quelques instants ? Mais Jonathan, ta vérité, il faudra que tu te la forges, et elle aura alors la même valeur que toutes les autres.
– C’est pas cartésien du tout, ça, comme réflexion.
– Peut-être. Mais je suis persuadée que Descartes, à son corps défendant, a beaucoup œuvré pour empêcher l’homme de rencontrer Dieu, de son vivant.
– Je préfère abandonner. De toute façon, ce n’est pas dans ce genre de débat que je trouverai la solution à mes problèmes.
– Parce que tu penses encore avoir des problèmes.
– Je ne veux pas laisser Océane et Cécilia dans une situation difficile.
– Je m’en suis bien rendue compte. J’ai beaucoup apprécié ta dernière discussion avec ton père. Le pauvre homme, tu l’as cueilli à froid, d’autant qu’il n’était guère en état de tenir une conversation.
– Tu veux parler de cette bouteille de vin sans doute. N’exagérons quand même pas ses effets. Soixante-quinze centilitres de pinard ne suffisent pas à déstabiliser un homme de sa corpulence.
– Tu veux rire ! Il n’a que la peau sur les os. Sans compter qu’il a aidé le vin à descendre avec un grand verre de whisky ! Je t’assure, il était dans un sale état. Mais ça lui arrive tellement rarement que je ne m’en inquiète pas.
– Ouais, ben qu’il ait été saoul ou pas, le résultat reste le même. J’ai prêché dans le désert.
– Mon Dieu, mon garçon, comme tu connais mal ton père ! Tu as semé en terre fertile, je te l’assure, même si cette terre n’a pas donné de récoltes depuis longtemps.
– Dis donc, ça te marque, les discussions religieuses. Tu parles comme les Évangiles !
– Au lieu de te moquer, tu ferais mieux de redescendre vérifier que j’ai raison.
– A vos ordres, cap’tain.
– A bientôt, Jonathan. »
«««««
Océane reste paralysée un long moment dans son fauteuil, partagée entre une folle envie de rire, tant la situation lui paraît incroyable, et un irrépressible besoin de pleurer de soulagement à l’idée que ses ennuis, peut-être, se terminent. Mais, comme toujours, elle réussit finalement à se contrôler presque parfaitement. Seul, au fond de ses yeux noirs, un petit éclat la trahit, quand elle redresse enfin la tête, pour croiser le regard du grand homme.
– » Vraiment, monsieur Réminiac, je ne…
– Océane, je vous en prie, appelez-moi Jacques de nouveau, et je saurai ainsi que vous me pardonnez.
– Je n’ai rien à vous pardonner, Jacques, je vous l’assure, et votre conduite pendant ces dernières semaines, compte tenu de la situation très particulière dans laquelle je me trouve, ne souffre aucune critique. Mais je voudrais quand même savoir à quoi est dû ce subit revirement. Est-ce trop vous demander ?
– Je vous l’ai dit, il s’agit d’une sorte d’illumination. Quant aux raisons qui l’ont provoquée, je préfère rester discret sur ce point particulier. J’aurais trop peur, si j’en parlais, que l’on m’enferme dans un asile pour le restant de mes jours. La cause, je vous l’assure, n’a que peu d’importance. Disons que j’ai été visité par la grâce, au moment où j’en avais besoin. »
Jacques, en prononçant cette dernière phrase, ne peut s’empêcher d’imaginer son fils déguisé en Grâce antique, et se fend d’un sourire qui éclaire de façon inusitée son visage trop marqué par l’austérité. Puis il reprend :
– » Une chose, et une seule m’importe aujourd’hui, Océane. Resterez-vous avec nous, Cécilia et vous ?
– Oui, nous restons.
– A la bonne heure, il faut fêter cet événement comme il convient. Champagne !
– A cette heure-ci ! Jacques, ce n’est pas raisonnable !
– Océane, je vous en prie. J’ai été désespérément raisonnable cinquante-sept longues années. Ne pensez-vous pas que j’ai assez ennuyé mon entourage comme cela ? Allez, venez. Nous allons descendre à la cuisine pour faire partager à tous ce moment de bonheur. »
Il se lève, fait le tour du bureau avec une rapidité surprenante pour tendre la main à la jeune femme, et l’aider à sortir de son siège, avant de l’entraîner dans le couloir et l’escalier en gambadant presque, comme un enfant le jour de Noël. Quelques instants plus tard, ils pénètrent dans la cuisine, se tenant toujours par la main. Marie, Cécilia et Maurice sont attablés devant des bols fumants, de café pour les anciens et de chocolat pour la petite, qu’accompagnent d’énormes tartines de pain de campagne dégoulinant de beurre et de confiture superposés. De saisissement devant leur apparition pour le moins guillerette, Marie en laisse tomber sa cuillère qui, heurtant la surface du liquide dans le bol, en projette une quantité respectable sur le journal que, malgré l’intrusion, persiste à lire Maurice. Du coup, il lève les yeux du quotidien, et scrute les arrivants par-dessus ses lunettes. Puis il ne bouge plus. Cécilia, elle, comprend aussitôt que son ange a réussi, et de sa petite voix haut perchée, souhaite le plus gentil des bonjours à monsieur Réminiac. Excité comme une puce à l’idée de surprendre son auditoire, le grand homme lâche alors la main de la mère pour prendre la fillette dans ses bras et lui coller, sur des joues pourtant luisantes de confiture, deux gros baisers bien sonores. Puis il la regarde en souriant, et lui dit, provoquant l’ébahissement des deux domestiques :
– » Cécilia, à partir de maintenant, tu peux m’appeler Papy Jacques ! »
Avant même que quiconque puisse réagir, il repose la petite sur sa chaise et file dans l’arrière cuisine, passage obligé sur le chemin de la cave, dont il revient une poignée de secondes plus tard, une bouteille d’un excellent champagne à la main.
– » Elle est juste à la bonne température. Et bien Marie, qu’attendez-vous pour sortir les flûtes ? »
Marie a horreur d’être bousculée. Surtout avant le petit déjeuner. Et encore plus quand elle ne sait pas pourquoi. Elle s’essuie soigneusement la bouche avec sa grande serviette à carreaux rouges et blancs, puis, posant les coudes sur la table, elle fixe son patron sans aménité et lui demande, avec la voix d’un chien de garde avertissant le facteur de ne pas franchir la barrière :
– » Combien de flûtes ? »
Jacques connaît Marie depuis si longtemps qu’il ne s’offusque pas de son attitude. Il pose la bouteille sur la table, et annonce qu’il s’occupe de tout, ajoutant, à l’adresse de Marie, qu’il lui déconseille de boire son café, afin de ne pas risquer de dénaturer le goût du vin. Puis il repart, presque courant, vers la salle à manger où sont rangés les verres de cristal, et en revient presque aussitôt avec quatre flûtes et un seau à champagne. Le temps de poser les verres sur la table, il a déjà rempli le récipient d’eau, dans laquelle il démoule des glaçons. Il y plonge la bouteille, et se rend compte, tout à coup, qu’Océane est toujours debout. Il lâche alors le récipient afin de lui offrir une chaise. La jeune femme enfin assise, il fixe Maurice et Marie dans le blanc des yeux et annonce, pétillant, à son auditoire toujours frappé de stupeur :
– » Mes amis, nous allons boire au retour du soleil dans cette maison. Allons, Maurice, Marie, ne me regardez pas comme ça. Laissez-moi le temps de remplir nos verres, et je vous expliquerai tout. »
Le bouchon saute joyeusement, et libère un nuage de petites bulles sympathiques, que Jacques s’empresse de répartir dans les flûtes. Il tend ensuite un verre à chacun de ses convives improvisés, en commençant par Marie, qui se laisse faire sans pour autant amorcer encore le moindre signe de joie. Maurice, lui, ne se pose pas de questions. Il adore le champagne, et trouve qu’il y a bien trop longtemps que l’on n’y a pas goûté. Océane, dont Cécilia a prestement escaladé les genoux, reste abasourdie du changement intervenu dans l’attitude de son hôte, qu’elle regarde s’agiter avec un petit sourire étonné. Tout le monde étant servi, Jacques lève son verre, porte un toast au bonheur des habitants du Manoir, et trempe ses lèvres dans le vin pétillant en fermant les yeux.
– » Qu’est-ce qu’il est bon ! Je trouve qu’on n’en boit plus assez souvent.
– Je suis bien d’accord avec vous, monsieur Jacques. » se contente de dire Maurice avant de boire à son tour.
Jacques pose maintenant son verre sur la grande table. Tous sont assis face à lui, qui reste debout, immobile, soudain calme. Il les regarde, tout à coup plein de tendresse. Puis, d’une voix douce, il se met à raconter. Il parle longtemps, revenant très en arrière, à leur installation au manoir. Il revit pour eux toute son histoire d’homme, ses espoirs, ses joies, ses projets. Il relate les disparitions de Martine, d’abord, puis de Jonathan, et ouvre enfin son cœur pour expliquer comment il a vécu ses douloureux moments en solitaire, croyant fuir la pitié quand il refusait l’amitié. Ce faisant, il exorcise ses drames en les analysant. Puis, il revient au récit, avec l’arrivée des deux canadiennes au Manoir. Il raconte sa première entrevue avec Océane, résume l’histoire d’amour de la jeune femme et de Jonathan, explique, sans l’excuser, bien au contraire, le choix qu’il a fait alors de tout taire. Il décrit ensuite le piège tendu par Dali di Stéphano, et la situation critique dans laquelle risquent d’être plongées les deux petites canadiennes. Enfin, la bouche sèche d’avoir tant parlé, il termine en décrivant ses états d’âme, jusqu’à la prise de conscience du matin. Le récit achevé, il se fait un grand silence dans la cuisine. Puis Maurice, pragmatique, finit son verre et demande simplement :
– » Alors, ces petites demoiselles, elles restent avec nous ?
– Oui Maurice, nous restons. » Lui répond la jeune femme.
– Ça mérite un autre petit coup de champagne, alors. » Conclut-il en tendant sa flûte vide vers son patron.
«««««
Martine ne m’a pas accompagné, je ne sais pas trop pourquoi. Il est vrai que depuis qu’elle hante, seule, ces vieux murs, elle doit avoir pris goût à la solitude. A moins qu’elle ne redoute le regard inquisiteur de ma fille. Je suis donc tombé seul sur l’étrange couple que forment mon ex et mon père, main dans la main, dans le couloir. Je les ai évidemment suivis à la cuisine, pour assister à toute la scène, sans pouvoir, hélas, partager avec eux ce verre de la réconciliation. Cécilia m’a bien évidemment vu arriver, mais elle tient sa langue, comme promis, me jetant simplement, de temps en temps, un regard à la dérobée. Je suis époustouflé de la capacité qu’a cette gamine d’accepter l’extraordinaire avec placidité. Soudain, je perçois un appel de ma mère. C’est étrange, car elle n’est pas dans la pièce. Je fais un clin d’œil à Cécilia, avant de partir à sa recherche. Elle plane tranquillement juste au-dessus du manoir.
– » Alors, » me demande-t-elle immédiatement. « Comment les choses évoluent-elles ?
– Tout semble aller pour le mieux, tu avais raison. Papa a même décidé de reconnaître Cécilia comme son authentique petite-fille.
– Je te l’avais bien dit. Sous ses dehors bourrus, ton père a un cœur d’or. Il faut simplement apprendre à gratter.
– Quel dommage que tu n’aies pas été là pour me l’enseigner plus tôt !
– Chacun doit tracer seul son chemin, mon garçon. Imagines-tu ce que serait la vie sur terre si les morts décidaient d’intervenir à tout propos dans l’existence quotidienne des vivants ?
– Tu as sans doute raison, une fois encore.
– Bon, puisque tout finit bien, tu vas pouvoir rejoindre ta petite camarade Jeannou.
– Eh là ! Pas si vite. Je tiens à rester encore un peu, afin de m’assurer que cette nouvelle situation est aussi solide qu’elle en a l’air.
– Craindrais-tu que ton père ne change d’avis ?
– Ce ne serait pas la première fois ! Et puis, j’ai comme le sentiment que nous oublions quelque chose.
– Et quoi donc ?
– Je ne sais pas, c’est seulement une impression diffuse pour l’instant. J’ai la sensation que tout ça va trop vite.
– Allons donc ! Toi, si impatient d’habitude !
– Je ne suis pas impatient, qu’est-ce que tu racontes ?
– Pas impatient ! Il vaut mieux entendre ça que d’être sourde ! Oublierais-tu, mon cher petit garçon, que je t’ai suivi pas à pas, toutes ces années ? Je te connais parfaitement, même si la réciproque n’est pas vraie.
– J’admets que, enfant, j’avais une tendance à trouver que les choses n’avançaient pas assez vite. Mais depuis mon départ au Canada, je me suis amendé. Et là, tu ne peux pas dire le contraire, puisque, si j’ai bien compris, tu n’as pas quitté le manoir depuis ta mort.
– Je n’ai pas eu besoin de quitter le manoir pour me rendre compte que tu n’as pas changé, Jonathan. Il suffisait d’écouter ton père parler de toi.
– Il est de parti pris !
– Bien sûr, bien sûr. Mais si cette…impatience qui te caractérisait, enfant, t’a quittée, comment expliques-tu l’état de la voiture de laquelle on a extrait ce qui restait de ton corps.
– Touché, je roulais trop vite. Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa. Je souhaiterai quand même que vous arrêtiez de me bassiner avec cette histoire, tous autant que vous êtes. Si ça continue, on va finir par croire que tous les malheurs de la terre sont le fruit de cette petite imprudence.
– Petite imprudence ! Quand je disais que tu n’avais pas changé, j’étais largement au-dessous de la vérité. Tu es pire encore que je ne pouvais l’imaginer. Te rends-tu compte que tu as brisé la vie de ton père, ainsi que celle d’Océane et de Cécilia ?
– Eh là ! Minute ! Premièrement, Cécilia ne me connaît pas. Pas comme son père, en tout cas. Deuxièmement, Océane a cru pendant trois ans que je l’avais larguée, ce qui n’a rien à voir avec l’accident, et j’ajouterai même que si je ne m’étais pas planté, rien ne prouve que nous serions encore ensemble aujourd’hui. Troisièmement…
– Tu ne l’aimais donc pas.
– J’en sais rien, je ne me suis jamais vraiment posé la question. Mais ne m’interromps pas, s’il te plaît. Troisièmement, disais-je, en ce qui concerne Papa, je te signale que son cœur était déjà sérieusement fissuré, au moment de mon accident. Et ce n’était pas à cause de moi, je me permets de te le rappeler.
– Je te remercie pour ton tact, mon fils. Si tu crois que j’ai fait exprès de me noyer.
– Parce que moi, j’ai fait exprès de sortir de la route.
– C’était une lame de fond.
– Et moi une plaque de verglas !
– Quand il y a du verglas, on roule moins vite.
– Et quand la mer est trop forte, on reste la contempler du rivage !
– D’accord, d’accord, j’abandonne. De toute façon, on ne peut jamais avoir raison, avec toi.
– Martine, arrête, j’ai l’impression d’entendre parler ma mère.
– C’est malin. Bon, tu fais ce que tu veux, mais moi, j’ai assez hanté pour aujourd’hui. Je m’en vais.
– Où vas-tu ?
– Où je veux, quelle question stupide !
– Mais je croyais que tu étais coincée au Manoir !
– Tu croyais, tu croyais. Tu es plein de préjugés, mon pauvre enfant.
– L’ignorance n’est pas un préjugé !
– Non, mais les préjugés sont fruits de l’ignorance. Alors apprends, au lieu de croire.
– Je veux bien, moi, mais comment ?
– Ce n’est pas bien difficile. Écoute, et expérimente. Par exemple, tu as été surpris, tout à l’heure, que je puisse t’appeler à distance. Et bien, entraîne toi, et tu verras que toi aussi, tu pourras le faire, de la même façon que tu as réussi à entrer en contact avec ton père.
– Mais, c’est différent. Je savais que c’était possible, puisque c’est comme cela que l’on devient fantôme.
– Non, Jonathan. Tu croyais que c’était possible, alors tu l’as fait. De même que si tu crois à une impossibilité, elle existera, pour toi. C’est tout le problème des fantômes. Ils ne parviennent pas à quitter la terre que parce qu’ils sont persuadés qu’il leur est impossible de « tout » laisser. S’ils désirent vraiment continuer leur voyage, rien ne s’y opposera.
– Ce n’est pas du tout ce que m’a enseigné Jeannou.
– Je sais. Jeannou t’a expliqué ce qu’elle a compris, c’est à dire, en gros, quelques idées de base qui permettent à tous de s’en sortir au début. Mais si tu désires approfondir, tu te rendras compte que le paradis est un univers d’une richesse infinie, et que l’enfer n’existe que dans le cœur des hommes. Ainsi, il est facile de constater que les fantômes les plus irréductibles sont les âmes d’êtres qui furent incommensurablement vaniteux, de leur vivant, et qui n’admettent toujours pas d’avoir à quitter un monde dans lequel ils s’estimaient reconnus, que ce soit pour leur pouvoir, pour leur richesse, ou pour un talent quelconque. Or, tous les malheurs de l’humanité naissent de la vanité, et de ses enfants dénaturés que sont l’avarice, la soif de pouvoir, l’ambition, l’avidité, l’envie, j’en passe, et non des moindres. Le fait que les âmes les plus vaniteuses s’interdisent elles-mêmes l’accès au paradis, c’est à dire au partage absolu et à la fusion, par l’effet de cette vanité, ressemble un peu au système de défense d’un organisme vivant, tu ne trouves pas ? C’est comme s’ils constituaient des petits cancers que, par la grâce de règles de fonctionnement très simples, finalement, l’organisme universel auquel nous appartenons isole de la partie saine, jusqu’à complète guérison. Pour gagner leur paradis, ces âmes là auront en effet un long chemin à faire, à l’intérieur d’elles-mêmes, afin de découvrir l’humilité qui seule permet le partage. Tu sais maintenant ce qu’il te reste à faire, si tu veux retrouver la petite Jeannou.
– Ouais, à condition que tu dises la vérité, et qu’il ne s’agisse pas, cette fois encore, de ta manière très poétique de considérer le monde autour de toi. Je crois, quelque part, que je préférais l’explication de Jeannou. Elle avait le mérite d’être plus rationnelle.
– Mon pauvre Jonathan. Tu n’es pas au bout de tes désillusions. La rationalité n’a rien à faire dans notre monde. Penses-y, et surtout n’oublie pas : sois humble.
– Oui Maman.
– Bon, puisque tu le prends comme ça, je te laisse, j’ai sûrement des tas de choses à faire. Bye bye !
– Salut.