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Les carnets de Jonathan – épisode 18/

chapitre 18

la nuit porte conseil

Un matin gris, sans relief, étouffe dans une brume coton­neuse les bruits environnants. Le manoir semble vouloir respecter ce silence. Quelques sons discrets, en provenance des chambres, indiquent pourtant que tout le monde est réveillé, mais personne, à l’exception de Marie, qui prépare le petit déjeuner, et de Maurice, réfugié dans son jardin de plus en plus tôt depuis les accès de mauvaise humeur récents de son patron, personne, donc, ne semble vouloir affronter le premier le démarrage de la journée.

Cécilia a rejoint sa mère dans son lit. La petite fille goûte avec délectation ces moments de calme qui précèdent le branle-bas quotidien, et qui lui permettent de câliner sa maman, et, bien sûr, de recevoir en retour sa juste ration de baisers. La gamine s’est installée entre les jambes de la jeune femme et lui tourne le dos. Océane lui brosse les cheveux doucement, démêlant avec une patiente tendresse les nœuds que la nuit n’a pas manqué de provoquer dans l’abondante chevelure de sa fille. Ni l’une ni l’autre ne parlent, la petite respectant d’instinct le silence de la grande, perdue dans des pensées sombres et lointaines. Un long moment se passe ainsi, puis la jeune mère conclut la séance de coiffure en tressant les cheveux de la gamine, avant de se lever d’un coup, l’ai résolu. La nuit n’a pas modifié sa façon d’analyser la situation, et elle a décidé, dans les détails, de la conduite à tenir. Dès qu’elle sera habillée, avant même de rejoindre la table du petit déjeuner, elle ira remercier Jacques de son hospitalité, et fixera avec lui les modalités de leur départ à toutes deux. Pour l’instant, il lui faut expliquer à Cécilia que leur vie va encore connaître bien des bouleversements, et que vont se présenter des moments très difficiles à passer. Elle lui dit, avec ses mots d’adulte, qu’elles seront sans doute séparées quelque temps, qu’il faudra être sage et courageuse, car on la placera sûrement dans un foyer, pour quelques semaines, quelques mois peut-être. Que certaines personnes malintentionnées lui raconteront des choses horribles sur sa maman, mais qu’il ne faudra pas les croire, car ces choses là sont fausses, bien sûr. A son habitude, la petite écoute sans mot dire le monologue de la grande, qui arpente la chambre en scandant son discours de grands gestes des bras. Mon Dieu, qu’elle l’aime, sa maman. Il lui faut toute sa volonté de petite fille pour ne pas céder à la tentation de lui parler de son ange, qui va sûrement tout arranger. Mais elle a promis de se taire. L’ange ne sera pas content si elle parle, et risque de les abandonner pour de bon. Cécilia souffre de ne pas pouvoir dire à sa maman qu’elle participe, à sa manière, à tous ses tracas. Alors elle se lève à son tour et, serrant très fort les jambes de la grande, elle lui dit simplement :

– » Il ne faut pas être triste, Maman, je t’aime. »

Océane prend cet aveu d’amour en plein cœur, et en chancelle dans ses résolutions d’adulte froidement déterminée. Pourquoi, mon Dieu, lui faut-il entraîner cette enfant dans une guerre qui ne la concerne pas ? Allons, ma fille, reprends-toi. La route sera longue et difficile, tu n’as pas le droit de flancher ainsi, avant même le premier coup de canon. Océane essuie d’un geste ferme et rapide les larmes qui sourdaient au coin de ses paupières, et d’une voix sans doute un peu trop brusque, commande la toilette et l’habillage.

«««««

Pendant ce temps là, Jacques arpente sa chambre, lui aussi. Il n’a dormi que quelques heures, d’un sommeil agité, et s’est réveillé en sursaut au sortir d’un cauchemar qui l’a ramené en Algérie, pendant la guerre. Un cauchemar qui le voyait prendre la fuite en laissant ses hommes se faire massa­crer. Il en est d’autant plus bouleversé que jamais, il n’a rêvé à ces événements depuis son retour en métropole, il y a mainte­nant plus de trente ans. Et pourquoi un tel cauchemar, alors que le plus partial de ses détracteurs éventuels ne trouverait rien à redire à sa conduite au front. Il tourne en rond comme un fauve en cage, en cherchant à comprendre. Il sent que la solution est là, toute proche, mais il n’arrive pas à rassembler suffisamment ses idées pour construire un raisonnement qui se tienne, d’autant qu’un mal de tête lancinant contrarie ses efforts. C’est pourtant de lui que vient tout à coup la lumière. Ce mal de tête ressemble diablement à une solide gueule de bois. Il se souvient alors de la visite du détective, de sa discussion avec le notaire et Océane, de la bouteille de vin, qu’il a vidée sans aide, arrosant qui plus est le Sauternes d’un grand verre de whisky, lui qui ne boit d’ordinaire qu’avec parcimonie. Il se rappelle également d’un autre rêve, antérieur à son cauchemar, un rêve encore plus étrange, qui lui revient par bribes incohérentes. Cette nuit, il a parlé au fantôme de son fils. Mais, était-ce bien un fantôme ? Tout en se traitant de demeuré, d’attardé mental, il ne peut s’empêcher de se reposer la question. La logique lui propose d’autres explications. Les psychanalystes ne parlent-ils pas de ces songes si intenses et précis que l’on est sûr, au réveil, de les avoir vécus ? D’aucuns expliquent la chose en évoquant des vies antérieures, d’autres préfèrent imaginer l’existence de mondes dont le parallélisme approximatif n’interdit pas certains croisements, d’autres encore prétendent que, lors de certaines phases du sommeil, l’homme développe des dons médiumniques qui lui permettent d’entrer en contact avec les esprits. La raison de Jacques est bien trop cartésienne pour accepter de telles sornettes. Il s’en tiendra au rêve, tout simplement. Après tout, n’est-il pas logi­que, l’alcool et le stress dû à la situation aidant, qu’il ait rêvé à son fils, pivot de toute l’affaire ? Justement, que lui disait-il, son fils, durant cet étrange songe ? Jacques a beau faire de terri­bles efforts de concentration, il ne parvient pas à renouer le fil du dialogue. Il est certain, pourtant, qu’il s’agit d’un message important que lui envoie son subconscient. De guerre lasse, il abandonne, et décide de descendre prendre son petit déjeu­ner. Sa mémoire fonctionnera sûrement de manière plus effi­cace quand il aura le ventre plein. Il se rend dans le cabinet de toilette attenant à sa chambre, et avale, coup sur coup, deux cachets d’une aspirine fortement dosée. Puis, ayant délibéré­ment rangé ses interrogations matinales dans un casier spécial de sa mémoire marqué « à oublier momentanément », il se lave, se rase et enfile une confortable tenue d’intérieur. En passant devant la grande armoire à glace, pour sortir de la chambre, il jette un œil distrait à son reflet, mais c’est l’image de Jonathan que lui renvoie le miroir, l’espace d’une seconde, d’un Jona­than prononçant distinctement le mot « lâche », un mot qu’il suffit de lire sur des lèvres pour le comprendre. Le temps qu’il se frotte les yeux, l’apparition a laissé la place au reflet d’un pres­que sexagénaire complètement abasourdi. Il s’assied sur le lit, sonné. Sa mémoire fonctionne parfaitement, maintenant, et lui restitue d’un bloc la visite de son fils dont il ne jurerait plus qu’il l’a vécue en rêve. Pendant un long moment, Jacques ne bouge pas, frappé de la terrible stupeur qui saisit les gens à qui l’on vient d’annoncer que l’impensable leur est arrivé. Il est blême, et semble respirer avec difficulté, la bouche ouverte en une grimace stupide.

Enfin, il se reprend lentement, aspire d’un coup un trop plein de salive, et se remet debout, certain maintenant, aussi farfelu que cela paraisse, que Jonathan lui a effectivement rendu visite la veille. Il se souvient que son unique enfant lui a demandé d’aider sa femme et sa fille, de les protéger puisqu’il n’est plus là pour le faire. Il se souvient aussi qu’il l’a renvoyé sur une fin de non-recevoir, incapable de déranger davantage sa petite vie égoïste, incapable de sacrifier la moindre parcelle de sa tranquillité quand Jonathan a donné sa vie éternelle pour venir le solliciter. Il lui arrive alors une chose incroyable. Lui qui a affronté les horreurs de la guerre sans faiblir, lui qui n’a pas versé une larme lors des enterrements de sa jeune femme et de son fils, opposant au monde une douleur muette, rigide, conforme à l’idée qu’il se fait de ses devoirs sociaux, lui dont le self-control est légendaire, se met à pleurer, sans bruit. Il a près de soixante ans, et verse ses premières larmes d’adulte qui tracent de longs sillons sur les joues émaciées avant de couler sur son menton pour s’aller perdre sur le col de la veste d’intérieur. Il pleure d’un coup toutes ses émotions trop long­temps contenues, il pleure, ce matin, ses camarades morts au combat, et Martine, partie si tôt, et Jonathan, qu’il n’a même pas eu le temps de connaître. Il pleure aussi, amèrement, son attitude de ces derniers jours, de ces derniers mois, cette façon qu’il a eue de refuser de s’ouvrir au monde qui le réclamait. Il pleure debout, immobile comme la statue de pierre qu’il était devenu, et qui, par le miracle de ces larmes trop longtemps retenues, retrouve peu à peu la mobilité de son âme. Jacques, doucement, est en train de revenir à la vie.

«««««

Je suis en train de faire connaissance avec ma mère. D’elle, vivante, je n’ai aucun souvenir conscient, ce qui est compréhensible si l’on considère que je l’ai vue davantage de l’intérieur que de l’extérieur ! J’ai souvent pensé à ma mère, lorsque j’étais en bas. Mais je ne l’imaginais que comme l’épouse de mon père, et je la vieillissais en même temps que lui, et que les gens de sa génération qu’il m’arrivait de fréquen­ter, comme les mères de mes camarades de classe, par exemple. C’est ainsi qu’au cours des années, je l’avais dotée de petites rides, de quelques cheveux gris, et même de lunet­tes. Mais le temps ici s’arrête pour chacun au jour de son arri­vée, et ma petite Maman a encore aujourd’hui vingt-six ans, tout comme moi. Cette rencontre particulière, en dehors du temps, ressemble à une chanson de Sardou : « je n’imaginais pas les cheveux de ma mère autrement que gris-blanc, avant d’avoir connu… » Tiens, si ce n’était pas ma mère, je lui ferais bien deux doigts de cour. La sensation est étrange. A discuter avec cette toute jeune femme pleine d’humour et d’allant, j’en arrive à considérer mon père comme une sorte de vieux satyre. Il m’est impossible, en effet, de l’imaginer jeune homme, même en me remémorant les photos jaunies soigneusement classées dans les albums que collectionnait ma mère, ces photos en noir et blanc qui me racontaient, avec l’aide de Marie, puisque mon père refusait de s’y plonger avec moi, l’histoire d’un couple d’amoureux ordinaires, et de leurs débuts dans la vie. La femme des photos est bien celle que j’ai retrouvée ici. Mais l’homme ne ressemble guère à mon père ; la vie s’est trop chargée de le grimer, année après année, en un presque vieillard égoïste et froid, pour qu’on puisse encore aujourd’hui imaginer qu’une jeune beauté a pu, un jour, en tomber amou­reuse.

Nous avons passé la nuit à bavarder à bâtons rompus, à nous découvrir peu à peu. Je me suis vite rendu compte qu’elle n’ignorait rien de la partie de ma vie passée au manoir, qu’elle hante en catimini depuis presque trente ans.

– » Je ne comprends pas, Martine. (J’ai oublié de préciser que, compte tenu de nos âges respectifs, nous avons convenu que je l’appellerais par son prénom.) Pourquoi as-tu décidé de devenir fantôme ? Ce n’est pas une situation particulièrement gratifiante.

– C’est une question de point de vue, mon petit Jo. J’ai connu ton père pendant six ans, dont trois de façon strictement épistolaire. C’est un peu court, pour des gens qui se sont unis pour toujours ! Or, il se trouve que j’ai eu pour mentor une très vieille tante, que je connaissais à peine mais que j’aimais bien, parce qu’elle était le mouton noir de la famille. C’était une femme très en avance sur son époque, qui avait milité pour la reconnaissance de l’égalité des sexes bien avant que ça ne devienne à la mode. Elle avait été danseuse nue, dans les années vingt, et avait collectionné les amants. Quand elle est venue me chercher au fond de l’eau, elle était devenue une adorable vieille dame complètement farfelue. Je ne te cache pas que l’enseignement que j’ai reçu d’elle, pendant ma période de désensibilisation, n’a pas grand-chose à voir avec celui que t’a si maladroitement prodigué la petite Jeannou.

– Parce que tu as assisté à tout ça !

– Chaque fois que vous veniez au manoir, j’étais aux premières loges.

– Comment se fait-il que nous ne t’ayons jamais perçue ?

– Il faut être fantôme soi-même, pour percevoir les fantô­mes !

– Mais toi, comment faisais-tu pour nous … voir ?

– Vous étiez sur mon territoire, mes agneaux ! Tout ce qui se passe au manoir m’est accessible. En revanche, dès que j’en sors, je ne peux plus rencontrer que d’autres fantômes.

– Et, ils sont nombreux ?

– Bien sûr qu’ils sont nombreux. Tu l’as expérimenté toi même, il n’est pas facile de se décider à faire le grand saut.

– Pour moi, c’est différent. J’étais vraiment prêt à partir, au moment où j’ai découvert que j’étais papa. Ce qui, soit dit en passant, fait de toi une grand-mère !

– Et oui, on ne rajeunit pas ! Ceci dit, ma situation n’était pas vraiment différente de la tienne. Tu n’as pas voulu laisser ta fille avant d’être certain que la vie lui serait douce. Je n’ai pas voulu, moi, quitter trop vite un mari complètement perdu après mon départ précipité.

– Ouais ! Mais je t’ai interrompue, tout à l’heure. Tu parlais de l’apprentissage de la vie éternelle selon ta vieille tante !

– Tout à fait. Donc, la vieille chipie, contestataire par essence, ne s’était pas contentée des enseignements reçus lors de sa propre période de désensibilisation. Elle avait beaucoup creusé la question, et bien que déjà en phase deux, regrettait d’être sans doute allée trop vite, sans prendre le temps de se balader un peu au gré de ses souvenirs terrestres. Me sentant un peu désemparée à l’idée de quitter si vite l’homme que j’aimais, elle m’a convaincue de rester l’attendre. Après tout, l’engagement que j’ai pris vis à vis de ton père devait durer jusqu’à ce que la mort nous sépare. Il se trouve que, comme je le découvrais, la mort pouvait au contraire nous garder l’un près de l’autre. Je n’ai pas hésité longtemps, et je suis devenue le fantôme du manoir.

– Je n’ai jamais entendu parler d’un fantôme au manoir.

– Jonathan ! Tu me déçois mon garçon. Un fantôme peut très bien décider de rester invisible, sauf à tomber, évidem­ment, sur un phénomène comme Cécilia. C’est exactement ce que j’avais décidé. J’attendrais ton père, mais sans qu’il le sache, partageant à son insu ses joies et ses peines. Je m’étais juste fixé, comme limite, de disparaître définitivement s’il avait connu une autre femme. Ce qui n’est jamais arrivé.

– Tu es donc un fantôme « réversible ».

– Mais mon pauvre garçon, tous les fantômes le sont.

– Ce n’est pas ce que m’a dit Jeannou.

– Je t’ai déjà expliqué que cette gamine n’a rien compris. Elle est persuadée que nous vivons dans un système comme il en existe en bas, avec des règlements, dont l’exécution serait sans doute contrôlée par des fonctionnaires célestes, qui infli­geraient des punitions aux mauvais élèves. C’est fini, tout ça. C’était valable sur terre, quand nous subissions le poids des sociétés, qui sont obligées, pour permettre la vie en communauté, d’imposer des règles opposables à tous. Ici, ce n’est pas le cas, puisque aucun d’entre nous n’ayant d’existence physique, nous ne pouvons pas nous nuire mutuellement. Chacun est, par conséquent, vraiment maître de sa destinée.

– Mais alors, je ne comprends plus. Pourquoi n’es-tu pas apparue à Papa ?

– Parce que je l’aime, et que je suis persuadée que, sauf cas de force majeure, il n’est pas sain, pour un vivant, de discuter avec les morts. Surtout un vivant aussi cartésien que mon cher époux.

– Revenons à ce système, dont tu prétends qu’il n’existe pas. Il y a bien, quelque part, une sorte de… force vitale qui gère le devenir des âmes, les phases, le passage…

– Où veux-tu en venir ?

– Dieu, il existe, ou pas ?

«««««

Comme par un fait exprès, Jacques et les deux canadien­nes sortent ensemble de leurs chambres pour prendre la direc­tion de la cuisine. Les adultes échangent un regard chargé d’interrogation et de doute, puis Océane demande à sa fille d’aller rejoindre Marie pour prendre son petit déjeuner. Une fois la gamine partie, elle se tourne vers le grand homme qui lui propose simplement :

– » Dans le bureau ? »

Elle acquiesce d’un signe de la tête et le suit vers la pièce de travail dans laquelle, à chaque passage, sa vie prend étrangement une tournure nouvelle. Galamment, Jacques s’efface pour la laisser entrer la première, et referme soigneusement l’huis après avoir pénétré dans la pièce à son tour. Il l’accompagne jusqu’au fauteuil des visiteurs, avant de s’installer, à son habitude, de l’autre côté du bureau. Océane songe alors que, décidément, il y aura toujours eu un bureau de trop, entre eux, et cette pensée, malgré son état d’esprit morose, la fait sourire. Jacques, lui, ne sourit pas. Depuis son psychodrame solitaire du matin, il réfléchit intensément, comme il le faisait à l’époque où, chaque jour, il se levait à l’aube, conquérant, avec dans la tête la liste des problèmes professionnels à résoudre dans la journée. Or, il se trouve que Jacques, quand il réfléchit, offre au monde le visage fermé d’un ascète qui se prendrait au sérieux. La jeune femme, qui ne connaît pas son interlocuteur dans cet état d’esprit particulier, interprète la sombre figure comme un signe de mauvaise humeur, ce qui fait disparaître d’un coup son timide sourire, et la replonge dans ses idées noires. Elle soupire, et s’apprête à parler au moment même ou le grand homme décide d’en faire autant. Ils s’interrompent aussitôt et se regardent, attendant tous les deux que l’autre poursuive. D’un signe, Jacques lui donne la parole, et se laisse aller en arrière dans son siège, pour bien lui indiquer qu’il l’écoute.

– » Voilà, monsieur Réminiac, je suis venu vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour nous, et prendre congé. J’aimerais en effet que nous fixions maintenant les modalités pratiques de mon départ. J’ai bien réfléchi, après notre conver­sation d’hier soir, et je suis fermement décidée à ne pas resti­tuer les carnets de Jonathan. Je vais donc me rendre au consulat de mon pays, afin que ma situation soit clairement établie, puis je rentrerai à Québec. »

Océane a prononcé ces mots d’un ton ferme, le menton en avant, les yeux vissés dans ceux de Jacques, qui ne peut s’empêcher de baisser le regard et de laisser passer un temps de silence, comme s’il hésitait encore sur la nature de sa réponse.

– » Vous êtes une jeune femme courageuse, Océane, et je comprends, compte tenu de l’attitude que j’ai eue à votre égard, que vous soyez pressée de partir. Avant que vous ne nous quittiez, je tiens d’abord à vous présenter des excuses.

– A propos d’hier soir ? Il n’y a pas de quoi. Nous n’avons pas le même avis sur la question, mais c’est votre droit le plus strict.

– Il n’est pas question de droit, en l’occurrence, et je ne pensais pas vraiment à la soirée d’hier, encore qu’elle consti­tue, en quelque sorte, le point d’orgue d’une partition que je m’en veux d’avoir exécutée. Non, je vous prie de m’excuser pour la façon dont je vous ai traitées, votre fille et vous, depuis votre arrivée ici.

– J’avoue que je ne comprends pas.

– Vous allez sans doute penser que je suis cyclothymique, mais je vous dois une explication, qui prendra, je le redoute, la forme d’une justification, ce qui n’est pas mon but, j’ai l’habitude d’assumer mes erreurs, mais qu’importe. Quand vous êtes arrivée ici, vous avez dérangé, c’est le terme adéquat, un vieillard qui attendait patiemment la mort, en souhaitant que l’attente ne soit ni trop longue, ni trop pénible. Non, non, ne m’opposez pas mon âge, je vous en prie, Vous découvrirez avec le temps que c’est par l’âme que l’on vieillit en premier. Ainsi ce brave notaire de maître Leclerc, qui pourrait être mon père, se conduit encore comme un gamin. Il mourra un jour, à un âge fort avancé, mais il mourra jeune ! C’est l’un des paradoxes de la vie, et non le moins intéressant, je vous l’assure. Mais, me voilà en train de radoter, alors que ce n’est ni le lieu, ni l’heure. Je disais donc qu’à votre arrivée, je vous ai considérée comme une intruse, que seule ma bonne éducation m’empêchait de renvoyer d’où elle venait. Sans cet héritage maternel, que je porte bien souvent comme un fardeau, je vous aurais proprement jetée dehors sans aucun scrupule, je vous l’assure. Par bonheur, et j’en remercie publiquement ma chère mère, je n’en ai donc rien fait. Vous vous êtes installée au manoir, avec beaucoup de naturel, et nous avons mieux fait connaissance. J’ai découvert peu à peu que vous étiez une jeune personne digne d’intérêt, jusqu’à cette malheureuse affaire, qui m’a replongé dans mes odieuses habitudes d’ours mal léché. J’ai regretté, alors, de m’être intéressé à vous et à cette adorable petite fille. Comprenez mon état d’esprit, Océane. Vous aviez ramené la vie dans cette maison, en créant une atmosphère enjouée, à laquelle j’ai résisté autant que j’ai pu, jusqu’au jour où j’ai été obligé d’admettre que votre présence me faisait énormément de bien. Et voilà que tout était détruit de nouveau. J’ai beau être cartésien, je vous assure que, parfois, je finis par croire que je suis maudit ! Et puis, en y réfléchissant cette nuit, ruminant à mon habitude mes propres ennuis, ou plus exactement ce que j’analysais comme tel, j’ai eu, tout à coup, une sorte d’illumination, et je me suis rendu compte que, depuis le début, je faisais fausse route, aveuglé que j’étais par mon égoïsme de solitaire inconsolable. Je me suis dit, alors, que si les choses s’étaient passées autrement, je veux dire, si Jonathan était venu vous présenter à moi, beaucoup plus tôt, si vous vous étiez mariés, si possible avant la conception de Cécilia, j’aurais eu beaucoup de plaisir à vous accueillir ici comme la charmante belle-fille que vous auriez sûrement été pour moi. Puis il m’est apparu comme une évidence que, connaissant mon goût, je dirais même mon obsession, pour le respect des formes, c’est pour venir régulariser votre situation vis à vis de moi que Jonathan avait décidé, à mon insu, de venir passer ce funeste Noël à la maison. Si ce n’avait pas été le cas, on n’aurait pas retrouvé ces photos de vous, dans son sac de voyage. Je les avais complètement oubliées, ces photos. Je ne les ai retrouvées que ce matin, au fond de mon armoire. Voyez-vous, ma chère Océane, la forme que l’on donne aux choses a une importance primordiale. Elle est faite pour permettre à des gens très diffé­rents de vivre ensemble. Le respect de la forme est essentiel pour la survie d’une société. J’avais simplement oublié que, quand nous poussons cette logique, parfaitement fondée, au demeurant, à son extrême, on en arrive, pour sauver la forme, à détruire le fond, ce qui est absurde. C’est de cette erreur, dont je vous demande humblement pardon. A une question qu’on lui posait sur la forme du mariage, le Christ a répondu : « l’homme quittera son père et sa mère, et les deux ne feront plus qu’une seule chair », et il a ajouté :  » ce que Dieu a uni, l’homme ne doit point le séparer. » Comment ai-je pu, moi qui suis catholique, me laisser ainsi aveugler, au point de me con­vaincre que vous ne m’étiez de rien, puisque votre mariage n’existait pas, selon les canons de l’église, pas plus que selon les termes de la loi, quand la présence de votre petite Cécilia est la preuve éclatante que Jonathan et vous ne faisiez plus qu’un ? Oserais-je, simple mortel, opposer le droit canon à Jé­sus-Christ, lui qui a dit aussi « laissez venir à moi les petits en­fants », et tant de choses merveilleuses, encore, qui ne peuvent que s’appliquer à notre cas ? Océane, après vous avoir fait ces excuses du plus profond de mon âme, après vous avoir remer­cié encore, de la vie que vous avez ramenée dans cette bico­que qui devenait lugubre, je vous demande de rester avec nous au Manoir, mais pas comme une invitée, non. Je vous reçois ici, avec retard, je le confesse, comme l’épouse devant Dieu de mon fils, Jonathan, et je reconnais Cécilia pour ma petite-fille légitime. »

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