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Les carnets de Jonathan – épisode 17

chapitre 17

Fantômes

Jacques, interloqué, regarde sans comprendre son verre vide, puis la bouteille. Il secoue la tête et déclare, d’une voix à peine audible :

– » Il va falloir que je change de fournisseur. Celui-ci doit chaptaliser son vin, pour qu’avec une seule bouteille, j’entende déjà barrir les éléphants roses.

– Je ne suis pas un éléphant rose !

– Qui a parlé ?

– Ben, c’est moi, Jonathan.

– Ouh la la ! Il est plus que temps que j’aille me coucher, moi. J’ai vraiment l’impression d’entendre des voix.

– Pas des voix, Papa. Juste une, la mienne. »

Mon père ne bouge plus du tout. Il est blanc comme une craie, et je crains un moment qu’il ne me fasse une attaque. Mais non. Peu à peu, les couleurs lui reviennent. Les effets de l’émotion commencent à s’estomper. Il reprend, toujours à voix basse :

– » Plus question de descendre une bouteille tout seul. Je vieillis vraiment. Allez, au lit.

– Papa, je voudrais te parler.

– Ce n’est pas possible, voilà que ça recommence. Mais qu’est-ce qu’il m’arrive ? »

Voici bien le genre de question à ne pas poser. Comment voulez-vous que je lui explique, dans son état ? Je commence à craindre que cette griserie, que je prenais pour un avantage, ne se transforme en handicap insurmontable.

– » Papa, c’est moi, Jonathan. Je voudrais te parler » reprends-je doucement, une nouvelle fois. Mon père se redresse alors, et se met à vociférer :

– » Qui que vous soyez, montrez-vous ! Vous ne me faites pas peur !

– J’aimerais bien me montrer, mais je suis encore en apprentissage de fantôme, alors je ne sais pas trop comment faire. Et je ne cherche absolument pas à te faire peur.

– Il suffit, montrez-vous, vous dis-je. Cessez ce petit jeu stupide et dites-moi qui vous êtes !

– Je ne cesse de te le dire. Ce n’est pas un jeu, et je suis vraiment Jonathan. Bon sang, tu es quand même incroyable. De mon vivant, nous n’avons jamais réussi à tenir une conversation sensée sans nous engueuler, et voilà que ça recommence ! Je suis Jonathan. Jo-na-than ! Ton fils. Ou plutôt, ce qu’il en reste. Vas-tu comprendre, à la fin ? Je suis un fantôme, et j’ai besoin de te parler. Compris ?

– Ce n’est pas possible.

– Si, c’est possible !

– C’est vraiment toi, Jonathan ?

– Oh, merde, à la fin. Oui, c’est moi. »

Mon père se rassied, ou, plus exactement, il retombe lourdement dans son fauteuil, les bras ballants. Puis il se frotte les yeux de la main droite. Comme je m’immisce dans ses pensées, je perçois distinctement l’effort qu’il fait pour rechercher, dans sa mémoire, l’image qu’il a conservée de moi. Au fur et à mesure qu’il y parvient, je lui apparais enfin, assis dans le fauteuil qui lui fait face. Comprenons-nous bien. Je ne me vois pas apparaître, pour la bonne et simple raison que je n’ai jamais été invisible pour moi. Mais je lis dans les yeux de mon père que lui commence à percevoir quelque chose, une sorte d’ectoplasme, sans doute, qui prend peu à peu consistance jusqu’à me ressembler d’assez près pour que, dans un murmure effaré, il m’accueille :

– » C’est bien toi, Jonathan ?

– Oui Papa, c’est moi. Ou ce qu’il en reste. Mon esprit, mon âme, appelle ça comme tu veux. »

Il reste un long moment sans voix, à contempler l’appari­tion dans le fauteuil, avant de déclarer :

– » Je ne t’ai pas souvent vu en costume sombre, mon fils. »

J’ai l’impression de recevoir la pomme de Newton sur la tête, ce qui m’autorise à crier « eurêka » de conserve avec ce cher Archimède au sortir de sa baignoire. Je viens de comprendre pourquoi je n’arrivais pas à me rendre visible. C’est tellement évident que ça m’a échappé jusqu’ici. Finalement, Jeannou m’avait donné la solution, mais je n’y avais alors pas pris garde. Les fantômes n’ont que l’apparence que leur prêtent les vivants, en fonction de leurs souvenirs, et de la puissance de leur imagination. Tant qu’ils ne visualisent pas ce à quoi devrait ressembler le fantôme qui leur parle, ils ne le voient pas. Pour que mon père me voie en costume, c’est qu’il est resté scotché au souvenir de mon enterrement, pour lequel on m’a sûrement déguisé en jeune marié. Et l’ange de Cécilia doit appartenir à un livre quelconque, ou à un film, qu’elle aura vu. Si ça se trouve, outre les vêtements blancs, ma fille doit m’affubler de la tronche d’un acteur américain des années cinquante ! Après tout, aucune importance pour l’instant. Revenons à nos moutons. Mon cher Papa me détaille sans un mot, hésitant manifestement entre l’envie de s’enfuir en hurlant, et le désir de faire le tour du bureau pour me serrer dans ses bras, ce que je ne désire pas vraiment, soyons francs. Mais, comme d’habitude chez lui, c’est le self-control qui l’emporte, et c’est d’une voix presque normale qu’il me demande :

– » Tu vas bien ?

– Papa !

– Je te prie de bien vouloir m’excuser, ma question était maladroite, je te l’accorde. Je voulais juste savoir si ça se passait bien pour toi, là-haut.

– Ben non, justement, ça pourrait aller mieux. C’est pour ça que je suis venu.

– Ah ! Mais… Comment ça se passe, je veux dire…

– Secret défense. Impossible d’en parler. Je suis juste revenu régler un petit problème qui m’empêche de partir pour de bon, et je m’en vais.

– Jonathan ! Tu ne pourras donc jamais faire les choses comme tout le monde ! De ton vivant, tu étais déjà différent, toujours à inventer des situations abracadabrantes et des histoires à dormir debout, quand tu ne te fourrais pas dans de sales draps. Voilà maintenant que, trois ans tout de même après ta disparition, je me permets de te le faire remarquer, tu reviens me raconter que tu n’es pas capable de mourir simplement, comme tout le monde. Car, autant que je le sache, les fantômes ne sont qu’une toute petite minorité, chez les morts, non ? J’ai raison, n’est-ce pas. Je me disais, aussi, si le phénomène avait été plus répandu, j’y aurais sûrement cru beaucoup plus tôt. Bien, abordons les raisons de ton… ratage. Tu permets que j’appelle ça comme ça ? Ça m’arrange, je n’ai pas d’autres mots en tête pour qualifier la chose. Je suppose qu’il s’agit d’un problème de conscience que tu dois décharger, ou quelque chose comme ça. Des remords à évacuer, peut-être ? De grosses bêtises que je n’aurais pas encore découvertes ? Parle, je t’écoute.

– Mais c’est pas vrai. Tu recommences !

– Quoi, qu’est-ce que je recommence ?

– Tu recommences à m’accuser ! Exactement comme quand j’étais môme. Tout ce qui m’arrivait était toujours de ma faute, jamais une circonstance atténuante. Comme si j’avais fait exprès de rater mon passage !

– Et si ce n’est pas de ta faute, qui est coupable, en ce cas ?

– Mais c’est toi ! Toi qui m’as empêché de vivre, toi qui m’as empêché de dormir, et toi qui m’empêches maintenant de mourir tranquillement !

– Alors là, pas de doute ! C’est bien Jonathan, pour parler comme ça, refuser de prendre ses responsabilités, et accuser les autres d’être l’unique source de tous ses petits malheurs.

– Petits malheurs, qu’est-ce qui ne faut pas entendre ! Mais c’est ma résurrection, que je suis en train de foutre en l’air à cause de toi.

– Allons-y, les grands mots, tout de suite. Tu m’accuses de provoquer, par je ne sais quel miracle, ta damnation éternelle, alors que j’ai bien cru mourir moi-même en apprenant ton décès. Moi qui, depuis la mort de ta mère, ai sué sang et eau pour te fournir tout ce qu’un enfant est en droit de désirer. As-tu jamais manqué de quelque chose ? Oh, je sais, avec la mauvaise foi dont la mort ne semble pas t’avoir délivré, tu vas me rétorquer que je n’ai pas su remplacer ta mère ! Sache, mon enfant, qu’à l’impossible nul n’est tenu !

– Et pan, prends donc ce proverbe dans la figure, ça t’en fera encore un pour ta collection. Tu te trompes, Papa. Jamais je ne te reprocherais l’absence de ma mère. Ce dont je te rends responsable, c’est de l’absence de mon père !

– Qu’est-ce que tu insinues, par là ?

– Je n’insinue rien, j’affirme qu’après la mort de Maman, tu as tout fait pour fuir cette baraque, pour me fuir. D’où ton installation « professionnelle » à Paris, alors que tu avais toujours travaillé ici avant.

– Mais enfin, Jonathan, il me fallait bien assurer notre subsistance à tous. Le cabinet prenait de l’importance, il me fallait assumer son développement. Que veux-tu, mon fils, il faut bien admettre qu’on ne fait pas toujours ce que l’on veut, dans la vie.

– Rassure-toi. Dans la mort non plus. Il n’empêche que je suis persuadé que nous n’aurions pas été beaucoup plus pauvres si tu avais passé davantage de temps à t’occuper de moi, au lieu de déléguer ton rôle de père à Maurice et à Marie.

– Ils ont été parfaits.

– C’est exact. De vrais parents adoptifs !

– Mais enfin, comment aurais-tu voulu que je fasse ?

– J’en sais rien, moi. Tu aurais sans doute pu déléguer une partie de tes dossiers à un collaborateur, pour être plus souvent à la maison.

– Tu ne te rends pas compte de ce que tu dis. Tu ne t’es jamais intéressé suffisamment à mes affaires pour comprendre que ce que tu proposes était tout simplement impossible à en­visager.

– Tiens donc, et pourquoi, je te prie ?

– Parce que c’était beaucoup trop délicat. Il y avait tout un ensemble de tâches qu’il m’était interdit de déléguer. Elles étaient trop importantes pour cela.

– Tandis que ton rôle de père, lui, était suffisamment insipide pour être tenu par n’importe qui !

– Maurice et Marie ne sont pas n’importe qui !

– Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, tu le sais bien. C’est toi qui utilises la mauvaise foi, maintenant. Et arrête de gueuler comme un putois, tu vas réveiller toute la maison.

– Je te rappelle que tu parles à ton père !

– Si peu !

– Quant à me reprocher de crier trop fort, je te renvoie le compliment !

– A moi ? Et pourquoi donc ? Je ne dis rien, moi. Je n’ai plus de bouche pour parler. Je communique directement avec ton esprit, ce qui signifie que si quelqu’un s’avisait de rentrer maintenant dans cette pièce, il te trouverait en train de gesticu­ler et de hurler tout seul au milieu de la pièce ! Le grand Jacques Réminiac, homme sérieux à en mourir d’ennui, en train de fulminer contre un éléphant rose, après avoir sifflé tout seul une bouteille de pinard ! Elle fera les délices du village, celle-là.

– Je t’en prie, Jonathan. Un peu de sérieux. D’abord, ce n’était pas du pinard, pour employer ton expression, mais un remarquable Sauternes. Deuxièmement, si je me suis emporté, c’est moins dû aux effets de l’alcool qu’à tes grotesques accusations. Grotesques et blessantes.

– Il n’y a que la vérité qui blesse ! C’est un de ces prover­bes dont j’ai profité, plus jeune, tu t’en souviens ?

– Je ne relèverai pas. Troisièmement, si je me suis laissé aller à boire plus que de raison, ce qui ne m’arrive jamais, c’est parce que… Parce que… Parce que j’avais une bonne raison de le faire, voilà tout.

– Ben voyons. C’est ce que prétendent tous les ivrognes.

– Enfin, Jonathan, je ne suis pas un ivrogne !

– Non, pas pour l’instant. Mais si tu choisis maintenant de descendre une bouteille de vin, fut-il remarquable, chaque fois que tu renonces à résoudre un problème, je ne donne pas cher de ton avenir. Il n’y a pas si longtemps, tu aurais fait face.

– J’ai l’impression d’entendre parler maître Leclerc !

– Il a raison, maître Leclerc, de chercher à te bousculer un peu.

– Qu’est-ce qui t’autorise à juger s’il a raison ou pas ? Tu ne sais même pas de quoi il retourne.

– Mon pauvre Papa ! Et pourquoi donc crois-tu que je suis ici, avec toi, ce soir, au lieu de participer à la répétition de la chorale des anges ? Je sais tout.

– Tout quoi ?

– Tout, depuis l’arrivée d’Océane et de Cécilia, sans parler des épisodes précédents au Québec, avec Dali dans le rôle de JR.

– Ça tombe très bien. parlons un peu de ton « héritage ».

– Je suis ici pour ça. Ecoute…

– Non, non, non, non. Toi, écoute. Tu ne crois tout de même pas que je vais laisser passer tout ça sans rien dire ! Ta conduite dans cette affaire a été inqualifiable. Tu…

– Stop ! C’est du passé. Le sermon ne sert à rien, je te rappelle que je suis mort et enterré. La question n’est plus de savoir ce qu’il aurait fallu que je fasse, ou que je ne fasse pas, mais bien de décider ce qu’il faut que tu fasses, toi, pour aider Océane et Cécilia à s’en sortir.

– Ne te fatigue pas à chercher, j’ai déjà tout prévu. Je ne vais rien faire du tout. Si tu n’as fait le voyage que pour ça, c’est peine perdue, j’en suis désolé pour toi.

– Tu n’as pas le droit de réagir comme ça.

– Je vais me gêner !

– Papa, je t’en conjure. Tu penses bien que si je n’avais pas raté ce fichu virage, j’aurais épousé Océane, Cécilia aurait un papa, et Dali serait obligée de la fermer.

– Tiens, parlons-en, de ce virage !

– Nooooon ! je ne suis pas ici pour ça.

– Peut-être, mais il se trouve quand même que ce virage, tu l’as raté ! Et c’est la cause de tout le reste ! J’ai eu droit à la lecture intégrale du rapport de gendarmerie. C’était quasiment du suicide, ton affaire.

– Comment ça, du suicide ?

– Vitesse excessive, météo détestable, alcoolémie, plus la fatigue consécutive à un vol transatlantique, et donc au déca­lage horaire, immédiatement suivi de cinq heures de voiture non stop. Il ne manquait qu’une bonne dose de barbituriques pour que la liste soit complète.

– Tu exagères toujours. J’admets que je n’ai pas été très prudent. Mais j’ai suffisamment payé, non ?

– Non, justement. Tu as le beau rôle, mon garçon. On m’a garanti, à l’hôpital, que tu n’avais pas eu le temps de souffrir. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Dans ce genre d’acci­dent, ce sont ceux qui restent qui souffrent. Ta mort a détruit ma vie, Jonathan, et elle est en train de détruire celle de ta compagne et de ta fille !

– Mais c’est bien pour ça que je suis ici. Je ne peux pas accepter de lâcher la rampe tant que je n’aurai pas réparé ce gâchis.

– C’est bien ce que je disais tout à l’heure. Ce sont les remords qui t’empêchent de gagner le paradis !

– En fait, c’est un peu plus compliqué que ça. Le paradis, pour moi, c’est foutu maintenant.

– Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Tu voudrais me faire croire que l’enfer existe ?

– L’enfer avec le brasier et les diables cornus ? Sans doute pas. Mais il y a d’autres formes de damnations. Sans rentrer dans les détails, disons qu’en décidant de venir te voir pour essayer d’arranger les choses, j’ai raté le dernier train. Alors, autant que ça serve, non ?

– Je ne vois vraiment pas comment. A moins que tu ne décides de franchir l’Atlantique, et d’aller terroriser mademoi­selle di Stéphano pour l’empêcher de déposer sa plainte.

– Et bien, voilà une première idée pour en sortir.

– C’est stupide !

– Je ne te le fais pas dire ! Mais au moins, cela prouve que quand tu veux laisser fonctionner ton imagination, tu es capable de générer des idées nouvelles, et ce serait bien le diable si, dans le tas, il n’y en avait pas au moins une exploita­ble.

– Jonathan, reviens sur terre, s’il te plaît. Oh, pardon, je voulais dire…

– J’ai compris ce que tu voulais dire.

– Nous parlons de droit, pas d’occultisme. Il n’y a qu’une solution au problème qui se pose à Océane, et elle ne veut pas en entendre parler.

– Elle a bien raison de ne pas vouloir rendre mes carnets. Si elle les avait, Dali ne penserait plus qu’à achever sa vengeance.

– Peut-être, mais en attendant, c’est la seule façon d’éviter la prison.

– Même pas. Avec une femme pareille, les dés sont systématiquement pipés. Je suis persuadé que même si elle récupère les carnets, Dali continuera à poursuivre Océane en justice.

– Mais non, puisqu’elle n’échangerait les carnets que contre un papier garantissant le contraire !

– Papier écrit par son avocat, en présence de l’équivalent de leur procureur de la république, et envoyé comme appât pour piéger la voleuse. Océane signerait sa condamnation, si elle acceptait. Pour l’instant, elle n’est qu’accusée, c’est à dire présumée innocente.

– Qu’est-ce que tu me chantes là ? C’est possible, ce système ?

– Tout est possible, en Amérique, quand tu as les moyens.

– Et tu penses qu’Océane a pesé tout ça, avant de prendre sa décision ?

– Sans doute pas dans le sens où tu l’entends.

– Ce qui signifie ?

– Ce qui signifie qu’Océane n’est pas machiavélique, mais qu’elle se fie en l’occurrence à son instinct. Elle se prépare donc à suivre la moins mauvaise voie possible, en étant sûre que c’est la moins mauvaise, mais sans être capable d’expli­quer pourquoi.

– Ce qu’en revanche tu fais, toi, parfaitement.

– Pourquoi dis-tu cela ?

– Je n’en sais rien. Je pense que vous vous complétiez bien, tous les deux.

– Ça ne marchait pas mal, ouais. On ne peut pas parler du grand amour, mais il existait entre nous une certaine compli­cité.

– Une certaine complicité ! C’est tout ce qu’il faut aujour­d’hui pour décider d’avoir un enfant !

– Eh, oh ! Doucement, s’il te plaît. Je n’ai rien décidé du tout, moi. Je n’étais même pas au courant, quand je l’ai quittée pour venir passer Noël ici.

– Qu’est-ce que ça aurait changé, si tu avais su ?

– Pas grand chose, sans doute. Je ne serais pas rentré en France, donc je ne me serais pas tué en voiture, donc je l’aurais épousée, et donc il n’y aurait aujourd’hui aucun problème. C’est tout.

– Je trouve que ton ironie est pour le moins déplacée. N’es-tu pas capable d’assumer tes actes d’adultes ?

– Non mais, écoutez-moi ça ! Est-ce que tu oublies que tu parles à un mort, et que pour avoir la possibilité de m’entretenir de ces affaires avec toi, j’ai dû sacrifier ma vie éternelle, ou ce qui en tient lieu ? Te rends-tu compte que je vais passer les années à venir à errer dans cette foutue baraque, sans aucun espoir de réduction de peine ?

– Excuse-moi, mon garçon. J’ai tendance à oublier que tu as toujours été capable de foncer tête baissée dans n’importe quelle situation scabreuse, pour le simple plaisir de prouver que tu existais. Bien, maintenant que, si je te suis, tu es dedans jusqu’au cou, dis-moi donc ce que tu attends de moi.

– Pas grand chose, en vérité. Puisque la solution que tu préconisais, outre le fait que nous ne parviendrons de toute façon pas à la faire adopter par Océane, se révèle trop risquée, Il nous faut donc trouver autre chose. C’est là, précisément, que je compte sur toi.

– Que veux-tu que j’invente, en si peu de temps ! Non, vraiment, ces histoires ne sont plus de mon âge. J’abandonne.

– Tu n’as pas le droit ! Cécilia est ta petite-fille.

– Ce n’est pas de ma faute ! D’autant que, si tu réfléchis cinq petites minutes, tu viens de me démontrer que la solution choisie par Océane est la seule possible. Que veux-tu de plus? S’il y a des frais, en souvenir de toi, je les assumerai. Je ne peux rien faire d’autre. Dès demain, je dirai à mademoiselle Monplaisir que je me range à son avis, et je lui présenterai mes excuses pour mon attitude depuis le début de cette affaire. Puis je lui conseillerai de se choisir un bon avocat. Après, à Dieu vat !

– Ce n’est pas possible, tu dois faire mieux que ça !

– Tu dois, tu dois, c’est facile à dire. Propose-moi une solution, puisque tu es si malin ! Mais non, comme d’habitude, tu comptes sur moi pour nettoyer la merde que tu as laissée sur le trottoir ! Désolé, mon garçon, mais je ne marche plus. Alors, tu vas retourner dans tes petits nuages, et faire turbiner tes cellules grises, s’il t’en reste, pendant les quarante-huit prochaines heures. Si jamais, par extraordinaire, tu trouves une solution originale, qui présente une chance raisonnable de succès, tu reviens m’en parler. Je te promets, au moins, de t’expliquer alors pourquoi elle sera inapplicable. Sur ce, je te souhaite une bonne nuit. Je vais me coucher, je commence à avoir vraiment mal à la tête, avec toutes ces histoires. »

– Le fameux lieutenant Réminiac, plusieurs fois décoré pour ses actes de bravoure, serait-il devenu lâche ?

– Bonsoir, Jonathan.

– Ouais, c’est ça. Salut ! »

Mon père sort en claquant la porte. Je reste seul, dans ce bureau que je n’ai jamais aimé. C’est bien simple, chaque fois qu’il m’a fallu y entrer, c’était pour me faire engueuler, ou pour solliciter une quelconque faveur, en pure perte la plupart du temps. Cette pièce symbolise tous mes échecs. J’aurais dû trouver un autre champ de bataille. Résumons rapidement la brillante situation dans laquelle je me suis fourré : j’ai perdu toute chance de passer un jour dans la classe supérieure, ce qui, de mon point de vue, constituait le prix à payer pour faire sauver ma fille, et celle qui, à défaut d’être ma femme, est au moins sa mère, par l’entremise de mon cher papa. Lequel vient de m’envoyer paître avec les meilleurs arguments du monde. Je commence à me demander s’il n’a pas raison, à mon propos, le cher homme. Je ne suis peut-être pas génial, après tout ! En bref, j’ai tout raté, définitivement, et je n’ai même plus le loisir de me tirer une balle dans la tête. J’ajoute, pour parfaire le tableau, que mon entêtement m’a fait perdre Jeannou, ce qui signifie qu’à moins de me mettre à terroriser les habitants du manoir pour passer le temps, je suis désespérément seul.

– » Seul ? C’est un peu vite pensé. C’est tout toi, ça, Jonathan, ton côté « nombril du monde ». Ce n’est pourtant pas parce que tu es mort que tu connais maintenant tout à tout, mon garçon, loin de là.

– C’est toi, Jeannou ? Je ne te reconnais pas.

– Et non, ce n’est pas Jeannou. Elle était délicieuse cette petite, pleine de bon sens et de désir de bien faire. Je crois, de plus, qu’elle était un peu amoureuse de toi. J’ai beaucoup ri à vous écouter.

– Qui êtes-vous ? Et pourquoi ne puis-je vous percevoir ?

– Réfléchis un moment. Je te dirai qui je suis si tu trouves la réponse à ta deuxième question.

– Vous trouvez vraiment que c’est le lieu pour jouer aux devinettes ?

– Ici, ou ailleurs, maintenant ou à un autre moment, quelle importance ? Ce sont des notions qui n’ont plus beaucoup de valeur pour nous.

– Vous êtes un fantôme, vous aussi ! J’y suis, vous êtes la dame dont a parlé Cécilia.

– Gagné, Jonathan. Je suis effectivement le fantôme de la dame dont a parlé Cécilia. A ce propos, toutes mes félicita­tions, ta fille est adorable. J’aurais vraiment aimé la connaître dans d’autres circonstances. Son don m’a surprise, je ne m’y attendais vraiment pas.

– Quel don ?

– Mais enfin, sa capacité à nous voir ! C’est la première fois, depuis que je me promène entre les deux mondes, que je suis repérée par un vivant.

– Donc, Cécilia est effectivement médium.

– Oui, mon garçon, et un médium de première qualité. Je pense toutefois que ce don disparaîtra avec l’âge, et c’est tant mieux. Il n’est pas sain, pour l’équilibre mental d’une jeune fille, de parler avec les morts.

– Tout ça ne me dit pas qui vous êtes !

– Trouve la réponse à ta deuxième question de tout à l’heure, et je te fournirai la solution de la première.

– Pourquoi est-ce que je ne vous perçois pas ? Je crois que je sais. C’est parce que je ne sais pas qui vous êtes, justement. Je ne peux donc m’appuyer ni sur ma mémoire, ni sur mon imagination pour vous donner une apparence, ce qui explique que je ne reçoive de vous que les pensées que vous émettez à mon adresse.

– Bravo ! C’est exactement ça. Et tu ne devines toujours pas qui je suis ?

– Comment voulez-vous que je fasse ? Quand je vois avec quelle facilité on peut devenir fantôme, je suppose que toutes les maisons qui ont abrité quelques générations d’humains doivent grouiller de spectres. Alors, pourquoi l’un plutôt que l’autre ? D’autant que je n’ai aucune connaissance des précédents propriétaires du manoir.

– Tu ne fais guère d’efforts.

– Mais c’est pas vrai ! Une chose est sûre, les femmes sont aussi emmerdantes dans ce monde-ci que dans l’autre !

– Jonathan ! Ce n’est pas une façon de parler à sa mère !

– A ma mère ! Maman ? »

Il se passe alors un truc pas ordinaire, un truc que mon père a vécu tout à l’heure, quand, à l’aide de sa mémoire, il m’a permis de me matérialiser devant lui. Sortant d’une brume étrange, comme modelée peu à peu par des volutes d’ouate, m’apparaît une superbe jeune femme de mon âge, qui ressemble comme deux gouttes d’eau aux photos de ma mère que Papa nous a imposées dans toutes les pièces de la maison. De ma mère, je n’ai aucun autre souvenir conscient que ces photos, et voilà que je la découvre, trois ans après ma mort, et vingt-huit ans après la sienne.

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