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Les carnets de Jonathan – épisode 16

chapitre 16

Décisions

Las de traîner ma peine dans l’éther, je redescends voir ce qu’il se passe au manoir. J’ai, auparavant, sondé le terrain pour localiser ma fille, afin d’éviter de la rencontrer. Si je ne suis pas, en effet, persuadé que l’explication de Jeannou est la bonne, je préfère ne pas prendre de risques inconsidérés pour autant. Il y va quand même de mon éternité ! J’arrive juste comme Océane sort du bureau, et ce que je lis sur le visage de ma dernière compagne n’est pas fait pour me rasséréner. Je m’immisce donc dans la pièce, pour assister à la fin de la conversation téléphonique entre mon père et le vieux notaire.

– » Je vous l’avais dit, maître, elle est plus têtue qu’un troupeau d’ânes corses. Quand elle a décidé quelque chose, rien ne peut lui faire changer d’avis.

– Avouez tout de même, mon cher Jacques, que les explications qu’elle donne à son attitude sont des plus convaincantes.

– Ça aussi, je vous l’avais dit. Elle trouve toujours de bonnes raisons pour ne pas avoir à changer d’opinion.

– Jacques, vous êtes, en cette affaire, d’une mauvaise foi confondante !

– Mais pas du tout. C’est vous, au contraire, qui vous laissez embarquer par cette donzelle. Il y a une solution sensée à son problème, et une seule. Nous la connaissons vous et moi. Sorti de là, point de salut. Mais rien à faire, mademoiselle Monplaisir n’en fait qu’à sa tête, et préfère risquer la prison plutôt que de se défaire de ses maudits papiers. Avez-vous songé à ce que va devenir la petite Cécilia, dans cette affaire ?

– Gardez-la au manoir, le temps que sa mère résolve cette affaire.

– Mais enfin, maître, vous divaguez ! Le temps qu’Océane se sorte des griffes de l’autre mégère, Cécilia sera presque en âge de se marier. Vous la voyez, cette pauvre petite, orpheline de père, et privée de sa mère pendant plusieurs années, partageant son temps entre un vieux misanthrope dont elle ignore qu’il est son grand-père, et un couple de domestiques encore plus âgés ? Son occupation principale risque de consister à suivre trois enterrements ! Quelle perspective pour une gamine de trois ans !

– Jacques, mon ami, vous voyez tout en noir. C’est irritant à la fin. Puisque vous reconnaissez que vous êtes le grand-père de Cécilia, il est naturel que vous proposiez à sa mère d’en assurer la garde, au moins dans les premiers temps. Ce n’est tout de même pas une si lourde tâche, pour un jeune re­traité !

– Ne vous y trompez pas, maître. Je ne reconnais rien du tout. Je sais que Cécilia est ma petite-fille, mais je ne suis pas prêt à l’admettre devant un tiers. Et heureusement que je ne l’ai pas fait. La situation, de pénible et complexe, en serait deve­nue inextricable ! Après tout, Océane a trouvé refuge ici, quand elle en avait besoin, tant mieux. Elle désire maintenant retour­ner gérer ses affaires au Québec, elle est parfaitement libre de le faire. Si, au lieu de la considérer simplement comme une ex-camarade de Jonathan dans le besoin, je l’avais accueillie ici comme ma belle-fille, je serai contraint de participer moi aussi à ce procès ridicule.

– Donc, vous vous lavez les mains de ce qui peut lui arri­ver, ainsi qu’à votre petite-fille ?

– Exactement. Et votre sensiblerie dut-elle en souffrir, vous serez obligé de convenir avec moi que j’ai raison. Préten­dre faire le bonheur des gens contre leur gré, sous prétexte que l’on sait, mieux qu’eux, ce qui leur convient, c’est faire un énorme pêché d’orgueil, qu’on appelle le communisme. Jetez un coup d’œil vers l’Est, et vous verrez où ça mène. Je suis un libéral convaincu. Il arrive que cette attitude soit difficile à assumer, mais je m’y tiendrai !

– Je vois que quand vous prétendez qu’Océane est têtue, vous parlez en expert !

– Très bien. Vous pensez que j’ai tort. Alors je vous écoute. Que proposez-vous ? Quelle solution miracle allez-vous sortir de votre chapeau, qui réglera la question d’un seul coup ?

– Je n’ai pas de solution à proposer Jacques, vous le sa­vez bien. De tout temps, quand nous avons été confrontés à un problème, c’est vous qui avez systématiquement bâti la meilleure solution pour en sortir.

– Et bien justement. Je vous dis que cette fois-ci, il n’y a qu’une solution, et qu’Océane n’en veut pas. Point final.

– Ce qui me désole, outre la situation pénible que va subir cette charmante jeune femme, c’est votre attitude, à vous, dans cette affaire.

– Qu’est-ce qu’elle a, mon attitude ?

– C’est une attitude de perdant, et je n’arrive pas à m’y habituer. Quand nos deux petites canadiennes sont arrivées chez vous, vous étiez dans ce détestable état d’esprit depuis la disparition de votre fils. Puis, peu à peu, au fil des jours, je vous ai vu vous remettre à exister, grâce à elles. Je me suis dis, alors, que la vie reprenait ses droits, et que ce qui, depuis plus de trois ans, ressemble à une funeste imitation du château de la Belle au bois dormant, la princesse en moins, allait enfin, par la grâce d’une fille du peuple, redevenir le riant manoir que j’ai connu, il y a si longtemps. C’est raté. Vous n’avez pas réussi à redevenir celui que vous étiez alors. Je me suis trom­pé, Jacques, et ça me fait mal.

– Allons donc, c’est vous qui êtes pessimiste, maintenant. Ma vie, avant le débarquement impromptu d’Océane, n’était pas aussi lugubre que vous semblez le croire. C’est une vie normale pour un homme retiré des affaires, c’est tout.

– Vous êtes vieux, Jacques !

– Ce n’est pas une découverte, maître, mais je me permets de vous renvoyer le compliment !

– Vous vous trompez encore, mon ami. C’est dans votre tête, et dans votre cœur, que vous êtes vieux. Ça n’a rien à voir avec l’état de vos artères. S’il vous restait une once de vie, vous seriez déjà en train de réfléchir au moyen qui permettrait à Océane de rester ici, et de se battre, puisqu’elle y tient, dans les meilleures conditions.

– Allons donc. Le château de la Belle au bois dormant, tout à l’heure, et maintenant le preux chevalier au secours de la veuve et de l’orpheline ! Je suis peut-être vieux dans ma tête, maître, mais vous, vous retombez en enfance ! Le romantisme, c’était bon au siècle dernier, mon cher. Nous approchons quand même de l’an 2000 ! Allez, n’y pensez plus. Nous nous en remettrons très bien, vous verrez. Je vous rappelle, à bien­tôt.

– C’est ça, Jacques, à bientôt. »

Le bruit sec produit par le combiné, heurtant le socle de même plastique du téléphone, donne, à qui le connaît, une idée assez précise de l’état d’esprit de mon père à la fin de cette conversation, à vrai dire fort peu plaisante. C’est tout lui, ça. Il a horreur qu’on lui dise ce qu’on pense de ses façons d’être ou d’agir. Que ce soit en bien, ou en mal, les remarques produisent toujours ce genre d’effet pervers, et finissent par provoquer une grosse colère qu’il a énormément de mal à contenir. Je me souviens d’un de ses clients, il y a quelques années de cela. Le pauvre type s’était laissé embrigader dans une sombre opération sur le sucre, et s’apprêtait à perdre d’un seul coup la petite fortune de sa femme. Mon cher Papa l’avait alors sorti d’affaire, et l’homme, au comble de l’émotion, se lança, pour le remercier, dans un panégyrique maladroit mais sincère, devant une assemblée composée de notables de province, clients du cabinet paternel, ou susceptibles de le devenir. N’importe quel commerçant avisé se serait tu, quitte à rougir sous les compliments. Mon père, lui, prit très mal la chose, et, sa colère s’exprimant en sarcasmes, descendit en flammes, et devant témoins, l’amateur ignare qui risquait son argent en bourse sans prendre, au préalable, les conseils de professionnels raisonnables, leur préférant, comme le petit bourgeois de province qu’il était, les chants mélodieux des sirènes parisiennes de la haute finance, celles qui ont plusieurs rangées de dents, et un aileron sur le dos. Les rieurs, ce soir là, et, le champagne aidant, ils étaient heureusement majoritaires, se rangèrent sous sa bannière pour fustiger l’inconséquent. La même sortie, en début de soirée, aurait sans aucun doute privé le cabinet d’affaires en cours de démarrage d’une partie importante de ses sources de revenus. Incapable d’accepter les critiques comme les compliments, mon cher Papa est également impuissant à les prodiguer. Une bêtise me valait un regard noir, un succès n’était salué que d’un simple « c’est bien, continue comme ça. » J’ai subi ce fichu caractère pendant des années sans comprendre que ce que je prenais pour une forme d’indifférence cachait en fait une pudeur hors normes, élevée à l’engrais d’une éducation presque calviniste. Et quand, enfin, j’ai compris qui était mon père, quand j’ai voulu venir le lui dire, c’est ce mauvais virage qui m’en a empêché. Quoi qu’il en soit, et malgré toute la tendresse que j’ai pour lui aujourd’hui, il faut admettre qu’il m’emmerde, mon cher père. S’il persiste dans cette voie, en ce qui concerne Océane et Cécilia, je ne suis pas prêt de connaître le paradis, moi ! Pour Océane, je lui pardonne un peu. C’est vrai qu’il faut la supporter, mon ex, quand elle a décidé quelque chose. Mais je ne peux pas le laisser ainsi abandonner ma fille sans réagir. D’autant que maître Leclerc a parfaitement raison. S’il voulait s’en donner la peine, ce grand escogriffe a largement les ressources intellectuelles pour organiser la défense de nos intérêts. Mais j’ai beau me creuser les méninges, ou ce qui m’en tient lieu maintenant, je ne vois guère comment l’obliger à changer d’attitude. Mon Dieu qu’il est difficile d’être si près de lui, et en même temps impuissant !

– » Tu devrais apprendre à modérer tes sentiments, Jonathan. Tu vas finir par te faire remarquer.

– Tiens, Jeannou ! Je ne pensais plus te revoir.

– Tu ne te débarrasseras pas si facilement de moi, mon bonhomme.

– Donc, je ne suis pas fantômisé.

– Pas encore complètement. Mais tu te diriges droit sur cette voie, à ne pas accepter de laisser les vivants traiter leurs affaires entre eux.

– Tu me fais rire. Tu as vu comment ils les traitent, leurs affaires, comme tu dis. Ils laissent tout tomber, ils baissent les bras sans combattre.

– Ce ne sont plus tes affaires, Jonathan.

– Si, désolé Jeannou, mais je ne peux pas laisser faire.

– Jonathan, une dernière fois, je t’en conjure, reviens avec moi.

– Attends encore un peu, je vais trouver un moyen. Écoute, dès que j’ai fini, je t’appelle, on se fait une bouffe, on en discute, et je remonte avec toi poursuivre mon initiation. Qu’en penses-tu ?

– Je ne plaisante plus, Jonathan. Il va bientôt être trop tard. Ta fille déjà te perçoit. Qui sera le prochain ?

– Mais je t’ai déjà expliqué que Cécilia, c’est différent. Elle doit avoir une sorte de don. Aucun des autres ne m’a repéré, c’est une preuve, ça, non ?

– Non, Jonathan. Aucun des autres ne te perçoit, parce que tu ne le désires pas vraiment, alors que tu voulais faire la connaissance de ta fille.

– Je n’ai rien fait pour ça.

– Tu n’as pas agi consciemment, c’est tout. Mais tu avances sur la mauvaise route, et bientôt, tu ne pourras pas t’empêcher de t’adresser à ton père, ou à Océane. Tu commenceras alors à hanter ce manoir, et personne ne pourra plus rien pour toi. Déjà, je te perçois plus difficilement, comme si un impalpable halo gênait notre communication. J’ai peur pour toi, Jonathan.

– Arrête de te faire de la bile comme ça. Je… Tu as entendu ?

– Non, quoi ?

– Cécilia. Cécilia m’appelle !

– N’y va pas, Jonathan, je t’en conjure.

– Tu ne peux pas comprendre ce que c’est, petite Jeannou, malgré le partage des esprits. Ma fille m’appelle, aucun père digne de ce nom ne peut résister à cet appel.

– Jonathan !

– Salut Jeannou, à plus tard.

– Non, Jonathan. Adieu. Et encore, dans notre situation, ce simple mot ne veut même plus rien dire !

«««««

C’est une toute petite fille de trois ans, un adorable angelot blond qui, après avoir consciencieusement plié ses vêtements sur la chaise de sa chambre, s’est agenouillée par terre, perpendiculairement à son lit, et a joint les mains en baissant la tête, recueillie. C’est une petite fille de trois ans qui ne sait pas trop comment s’y prendre, mais qui se laisse guider par son cœur. Elle prononce d’abord tout doucement, pour ne pas être repérée, les quelques prières que lui a apprises sa maman. Puis, à court de texte, elle improvise, et demande au petit Jésus de la crèche de lui permettre de parler à son ange gardien, le beau monsieur blanc qu’elle a vu dans le jardin, parce que vraiment, c’est très important, et qu’une petite fille de trois ans ne peut laisser sa maman triste comme ça sans rien faire, mais qu’à trois ans, tout seul, on ne peut pas faire grand-chose. Enfin, elle se tait, et pose doucement son front sur ses mains jointes. Il est tout plissé, ce petit front, de l’effort que fait la gamine pour paraître concentrée. Et soudain, malgré ses yeux fermés, elle perçoit comme une chaude lumière. Son ange est là, assis sur le lit.

– » Bonsoir, petite Cécilia, tu m’as appelé ?

– Oui monsieur l’ange. C’est pour ma Maman.

– Qu’est-ce qu’elle a, ta Maman ?

– Elle est triste, et je sais pas pourquoi.

– Triste, mon Dieu, ce n’est peut-être pas grave. Tu sais, les grandes personnes, parfois, paraissent tristes, alors qu’elles sont seulement préoccupées par les soucis normaux de la vie quotidienne.

– Ma Maman, elle est vraiment triste. C’est pas des soucis. C’est beaucoup plus grave, mais je sais pas quoi.

– Allons, allons, Cécilia. Si c’était aussi sérieux que tu sembles le penser, tu saurais au moins de quoi il s’agit, non ?

– Je crois que c’est à cause du grand monsieur.

– Quel grand monsieur ? Jacques ?

– Oui. Avant, il était ami avec Maman. Maintenant ils ne se parlent plus. Même à moi, il ne parle plus. Mais j’ai rien fait.

– J’en suis sûr, Cécilia, j’en suis sûr. Mais, vois-tu, les adultes sont des animaux bien étranges, parfois, qui font le contraire de ce qu’il faudrait pour être heureux, comme si le bonheur leur faisait peur.

– Ma Maman, elle a pas peur du bonheur. Dis, monsieur l’ange, tu vas faire quelque chose pour ma Maman ?

– Et que voudrais-tu que je fasse ?

– Moi, je sais pas. Mais si tu es notre ange gardien, c’est toi qui le sais.

– Ben, franchement, ma petite fille, je n’en ai aucune idée.

– D’abord, je ne suis pas ta petite fille. Et puis, t’es même pas un vrai ange ! C’est la dame qui avait raison !

– La dame ? De quoi parles-tu ? »

Peine perdue. Cécilia, toujours à genoux, s’est laissé aller contre son lit et pleure à chaudes larmes ses illusions d’enfant perdues. Dans ma vie, j’ai sûrement vu des tas d’enfants pleurer. Des gamins aux genoux écorchés, des gosses perdus dans la foule d’un magasin, des mioches dont le ballon a été volé par un plus grand. Sûrement. Il n’est pas possible de passer à côté de tant et tant de ces petits chagrins d’enfants. Pourtant, j’ai beau faire un effort, je ne m’en souviens pas. Je ne me suis jamais rendu compte combien ça peut faire mal, un enfant qui pleure, son enfant qui pleure. J’ai comme une énorme boule qui gonfle dans mon souvenir de gorge, comme si j’allais, moi aussi, me mettre à sangloter devant mon impuissance de pseudo-ange d’opérette.

– » Tu as raison, Cécilia, je ne suis pas vraiment ton ange gardien. Un jour, peut-être, tu comprendras que j’aurais du être beaucoup plus que ça, pour ta maman et toi. Je te promets une chose, petite Cécilia. Quoiqu’il puisse m’en coûter, je te promets de tout arranger. Je ne sais pas encore comment, mais je vais le faire. Arrête de pleurer, s’il te plaît, et couche-toi, maintenant. Il est l’heure de dormir. Puisses-tu faire de beaux rêves, mon enfant. »

La petite fille redresse la tête, et me fixe un instant au travers de ses larmes, pas vraiment confiante, mais docile malgré tout. Elle se relève, et se glisse entre ses draps.

– » Au revoir, monsieur.

– Bonne nuit, Cécilia. »

Je disparais dans la nuit. Pas bien loin, à vrai dire, je me laisse flotter au-dessus du manoir, perdu dans de sombres pensées. Il faut que j’aie une explication sérieuse avec mon père. Tant pis pour le stade deux, le stade trois, le passage. S’il y a une justice, ici-haut, s’il y a un Dieu quelque part, il ne pourra pas m’en vouloir de risquer ce qui me reste pour aider ma toute petite fille à être heureuse. Le pauvre départ dans la vie que mon insouciance lui a offert mérite au moins cette compensation.

– » Alors, cette fois ça y est. Ta décision est prise.

– Jeannou ? Dis donc, miss, tu as les adieux à répétition.

– Je n’arrive pas à admettre que j’aie pu ainsi échouer.

– Mais tu n’y es pour rien, Jeannou. On t’a confié un client difficile, pour ta première et seule expérience. T’as pas eu de veine, c’est tout. Mais tu t’en remettras vite, tu verras. Allez, file rejoindre tes âmes sœurs, et prie un petit peu pour le repos de la mienne. On ne sait jamais.

– Jonathan, je te perçois de plus en plus mal. Tu dispa­rais.

– Toi aussi, Jeannou, tu disparais. Bon voyage, ma douce amie. Ça m’a vraiment fait du bien de t’avoir pour compagne. Surtout, ne regrette rien. Les musulmans diraient que c’était écrit.

– J’espère vraiment que ton sacrifice servira à quelque chose. Adieu Jonathan.

– Adieu, Jeannou. »

Ça y est. Ce coup-ci, elle est partie pour de bon. L’atmo­sphère autour de moi se transforme. Le blanc si pur, et si doux à la fois, dans lequel je baignais depuis que Jeannou m’a récupéré, après mon accident, a fait place à une ambiance cotonneuse et froide. A moins que ce ne soit encore mon imagination qui décide de me placer dans les conditions adéquates pour jouer au fantôme. Car c’est mon rôle, maintenant, non ?

La nuit est tombée. Il est temps que j’aie cette petite conversation avec mon père. Alors que j’amorce ma descente vers son bureau, il me vient une pensée stupide. Toute ma vie, quand j’ai été confronté au besoin de faire fonctionner un quelconque appareil, je me suis toujours passé du mode d’emploi. Avec les filles, ce fut pareil. J’ai tout découvert sur le tas, si vous me pardonnez l’expression. L’éducation sexuelle n’a jamais été au programme de ma studieuse scolarité. Mais, pour une fois, j’aimerais pouvoir profiter du mémento du parfait fantôme. C’est vrai, quoi, c’est mal foutu, leur système d’accueil, outre-tombe. Ce ne serait pas difficile de fournir aux nouveaux arrivants une brochure de présentation expliquant tout ce qui peut se passer. Mais tiens, fume ! Il va falloir que je me débrouille tout seul. Je commence mon atterrissage par un tour complet de la maisonnée. Ce n’est pas parce que j’ai décidé de faire le fantôme qu’il faut que je commence par affoler tout le monde. Vous imaginez la panique, si je me pointe sans précautions. Ils seraient bien capables de me faire le coup de l’exorcisme ! Et je n’ai aucune idée de la façon dont sa marche, ce truc-là. Manquerait plus qu’ils m’expédient dans un ailleurs dont on ne revient pas ! Un sacrifice suprême pour rien, ça ne fait pas sérieux. Je sors mon périscope. Marie et Maurice sont à la cuisine. Elle range, et lui se mesure à une grille de mots croisés. Rien à craindre de ce côté-là. Cécilia s’est endormie. Océane s’est réfugiée dans l’atelier. Je sens chez elle une grande peine à l’idée de quitter le manoir et… Jacques ! Tiens donc, voilà qui est nouveau. Ce n’est pas de l’amour, pourtant. Enfin, je veux dire que ce n’est pas le genre d’amour que se portent un homme et une femme qui… C’est plutôt une forme de grande tendresse, qui ressemble à ce sentiment particulier qui lie d’ordinaire les pères à leurs enfants. J’ai comme l’impression qu’Océane a, un temps, cru trouver, chez mon papa à moi, l’affection paternelle qui lui a tant fait défaut, et que c’est cette désillusion qui la fait le plus souffrir. Pour le reste, on sent également chez elle une formidable envie de se battre, contre le monde entier s’il le faut, pour faire valoir ses droits, et protéger son enfant. C’est une louve qui se cache sous ses traits délicats. Surprenant. Je ne la connaissais pas comme ça. Je sonde encore ses pensées pour m’assurer qu’elle ne viendra pas se fourrer dans mes pattes, puis je me mets à la recherche du paterfamilias démissionnaire. Je le repère dans son bureau, solidement embourbé dans sa solitude masochiste. Bon, les enfants, quand faut y aller, faut y aller. Alors j’y vais.

Comme je suis néophyte en matière d’occultisme, et qu’il me faut vivre ma première expérience dans le domaine en étant de l’autre côté du miroir, je choisis d’arriver par le plafond, le plus discrètement possible. Je reste un moment suspendu au-dessus du bureau, à contempler le haut du crâne de mon géniteur. Tiens, il se déplume, le cher homme. Il est assis bien droit, au fond de son siège, les deux mains posées à plat sur la table, de part et d’autre d’une bouteille de vin vide. Il s’est apparemment tapé l’intégralité du nectar tout seul. Voilà qui ne lui ressemble guère. Il doit être sérieusement secoué par la situation qu’il a contribué à créer pour s’être arsouillé de la sorte. S’il est aussi plein de remords que je le suppose, mon travail n’en sera que plus facile. Comme, de plus, il doit commencer à avoir la tête qui tourne, il mettra sans doute mon apparition sur le compte de l’alcool, et s’empressera de l’oublier, ce qui me convient parfaitement pour peu qu’il ne sacrifie pas, en même temps, les bonnes résolutions que je vais tenter de lui faire prendre. Tout se présente donc sous les meilleurs auspices. Je descends m’installer confortablement sur le fauteuil qui lui fait face, et j’attends qu’il réagisse. Rien. Il regarde pourtant dans ma direction, mais semble ne pas me voir. Je me racle la gorge. Toujours rien, c’est exactement comme si je n’existais pas. Bon sang, mais c’est vrai, je n’existe pas ! C’était trop simple, mon idée. Et dire que je craignais d’effrayer la maisonnée. Je suis toujours invisible. Je m’étais imaginé que, puisque je suis un fantôme, ce qu’atteste mon impossibilité de communiquer avec Jeannou, j’en avais, ipso-facto, toutes les caractéristiques dont les affublent les cinéastes. C’était évidemment trop simple. Il faut pourtant que je trouve un moyen d’attirer son attention. C’est vraiment trop bête. Pourquoi est-ce que Cécilia me voit, elle ? Que m’a dit Jeannou, à ce sujet, déjà ? Que c’est parce que je le désirais vraiment. Mais je désire ardemment que mon père me voie. Pourquoi est-ce que ça ne marche pas ? Réfléchissons deux minutes. Oublions le modèle du fantôme écossais, avec suaire, chaîne et hurlements, ça ne fait pas sérieux. J’ai lu des tas de trucs sur les histoires de maisons hantées, les poltergeists et tous les trucs de ce genre. Il faut que je me manifeste de cette manière. Voyons un peu. Qu’est-ce que je pourrais bien inventer ? Tiens, je vais taper sur la table. Et merde ! Je passe au travers. Bon sang, ça doit marcher pourtant. J’ai touché Cécilia ! Je VEUX toucher cette table. Ça y est ça marche. Plus fort maintenant. Toc, toc, toc ! Il bouge, son regard fait le tour de la pièce, ses yeux cherchent. Bon. Il ne me voit pas encore, mais c’est un bon début. Tiens, il sourit, comme s’il pensait à une bonne blague. Il va parler.

– » Esprit, es-tu là ?

-OUIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!! »

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