Accueil » Les carnets de Jonathan – épisode 15

Les carnets de Jonathan – épisode 15

/

chapitre 15

l’émissaire

– » Je suppose, madame, que vous n’êtes pas Océane Monplaisir. Me trompé-je ? Non, n’est-ce pas. Dans ce cas, pourriez-vous avoir l’extrême obligeance de la prévenir que monsieur de Courcy, détective privé, désire l’entretenir d’une affaire canadienne la concernant ? J’attendrais dehors, cela n’a pas d’importance, j’ai l’habitude. »

Le petit homme tend sa carte à une Marie éberluée, en essayant de grandir autant que possible ses trop rares centimètres. Sa peau, jaunâtre, est tirée sur un visage aigu, au nez aquilin, qui sépare deux yeux sombres, engoncés dans leurs orbites, d’où ils tentent d’échapper au regard de l’interlocutrice en godillant sans cesse de droite et de gauche. C’est une physionomie étrange, qui manque singulièrement de rondeurs. Les narines sont plates, les lèvres presque inexistantes, les sourcils clairsemés sous le front qui ne paraît grand que grâce à la précocité d’une calvitie qui n’intéresse, pour l’instant, que la partie antérieure du crâne. Pour le reste, les cheveux sont d’un brun banal, sans reflets, raides et gras, un peu trop longs, aussi. Ils sont ratissés de conserve vers l’avant afin de constituer une sorte de mèche plate qui s’arrondit sur le haut du front pour venir mourir sur l’oreille gauche. Derrière, ils tombent en pointe sur le col de la veste, agrémentant son bleu marine d’une intéressante collection de pellicules. Sous le menton, étroit et braqué vers l’avant, un début de double menton détonne, et annonce le faux maigre, diagnostic confirmé à l’examen du reste du personnage. Le cou, ployé, plonge sans la toucher dans une chemise au col haut et dur, serré par une cravate noire, fine et lustrée. La veste de confection est croisée, et un peu longue. Malgré le rembourrage, ses épaules s’affaissent, faute d’étai. Trois boutons dorés, en demi dôme, en condamnent l’accès, mettant en évidence un embonpoint vraisemblablement concentré sur la partie abdominale du buste, tant le bonhomme semble flotter dans son pantalon de flanelle grise, impeccablement repassé, qui casse de façon exagérée sur des mocassins de cuir noir, anciens, mais bien entretenus. Il tient à la main un cartable, de cuir lui aussi, maintes fois recousu, qui doit sûrement être un bien de famille pour n’avoir pas encore fini à la poubelle, et un immense parapluie, évidemment noir, qui doit provenir du même héritage.

D’emblée, Marie le trouve antipathique, malgré la tenta­tive de sourire qui découvre des dents de lapin, dont la teinte rappelle le vieil ivoire, ou l’écume de mer d’une pipe bien culot­tée. Elle marmonne un « Je vais voir » sans enthousiasme, avant de lui refermer la porte au nez, et de monter aussitôt chercher Jacques, réfugié, à son habitude, dans son bureau. elle frappe, mais n’attend pas d’assentiment pour pénétrer dans la pièce qu’elle trouve trop sombre et froide. Jacques est assis derrière sa table de travail, sur laquelle il a posé les mains, croisées l’une sur l’autre. Il tire machinalement sur une pipe depuis longtemps éteinte, le regard perdu loin dans le temps. Comme il n’a pas paru percevoir son intrusion, Marie, aussi inquiète que gênée, toussote. Le grand homme paraît alors s’éveiller. Il pose la pipe dans le grand cendrier d’étain qui orne le bureau, se frotte les yeux avec le pouce et l’index de la main droite, tic qu’il a conservé de l’époque où il travaillait tard dans la nuit pour éviter de se retrouver trop vite seul dans son lit trop grand, et s’enquiert des causes de cette visite impromptue.

– » Un monsieur demande mademoiselle Monplaisir, monsieur, mais j’ai préféré vous prévenir avant » lui répond la vieille femme en lui tendant la carte du visiteur.

– » Gontran, Hervé, Sigismond, Marie de Courcy, détective privé ! Si vous ne faisiez pas cette tête d’enterrement, je jure­rais qu’il s’agit d’une blague, Marie. A quoi ressemble donc ce monsieur de Courcy ?

– A un sale bonhomme, si vous voulez mon avis, monsieur Jacques. Je suis sûre qu’il nous amène des ennuis.

– Qu’il nous apporte des ennuis, Marie, à moins que lesdits ennuis aient figure humaine, et constituent la suite de cet important personnage.

– Pardon ?

– Non, rien, ce n’était qu’une petite remarque de vocabu­laire, assez déplacée, je vous l’accorde. Bien, réfléchissons. Est-ce que nous prévenons mademoiselle Monplaisir tout de suite, ou recevons-nous ce monsieur seul ? A moins que nous le priions d’aller pratiquer des mœurs contre nature chez nos voisins hellènes, faute d’avoir pris la courtoise précaution de se faire annoncer par téléphone… J’hésite. Que me conseillez-vous, Marie ?

– Ah ben ça ! J’en sais rien. Je ne comprends plus rien à ce qui se passe dans cette maison. Au début, vous tolériez tout juste mademoiselle Océane, puis vous avez paru devenir amis, tout allait de mieux en mieux, et depuis deux jours, c’est à peine si vous vous dites bonjour, bonsoir. Voilà que ce détec­tive débarque maintenant sans crier gare, pour parler d’une affaire de Canada, alors qu’il vient de Paris, à en croire ce qui est marqué sur sa carte. Comment voulez-vous que je vous donne mon avis, je ne sais même pas de quoi il s’agit ! Et d’abord, est-ce que vous le savez vous même ?

– Oui, je crois que j’ai une petite idée sur la question. Dites moi quand même, sur son allure, le recevriez-vous ?

– Sur son allure ? Au fumier que je le mettrais. Et encore, je ne suis même pas sûre que ça ferait un engrais valable !

– Très bien. Je vais le recevoir, et tâcher d’en savoir plus. Après avoir introduit ce monsieur, vous irez à l’office, et préparerez une bouteille de cet excellent Sauternes que je garde pour les grandes occasions, et les verres idoines. Puis vous attendrez que je sonne. Un coup, vous apportez la bouteille. Deux coups, vous allez demander à mademoiselle Monplaisir de se joindre à nous.

– Du Sauternes, pour un faiseur d’embrouilles pareil ! Il ne mérite même pas une tasse de café instantané.

– Faites ce que je vous dis, Marie, et de grâce, calmez-vous. Si vous allez le chercher avec cette tête, il sera sur ses gardes, et beaucoup plus difficile à faire parler.

– Bien monsieur Jacques, c’est vous le maître de maison. »

La porte à peine refermée sur les talons de Marie, Jacques compose le numéro de téléphone du vieux notaire, qui décroche presque aussitôt.

-« Leclerc, j’écoute.

– Bonsoir Maître, c’est Jacques.

– Comment allez-vous mon cher Jacques ?

– Aussi bien que le permet la situation. Écoutez, je ne peux pas vous parler maintenant, je vous appelle pour vous demander un service. Je m’apprête à recevoir un détective privé parisien, apparemment mandaté par les canadiens qui accusent Océane de vol. Je me propose de laisser le télé­phone branché, afin que vous puissiez entendre la teneur de ses propos. Mon poste permet de réaliser l’opération sans que le combiné soit décroché. Qu’en dites-vous ?

– C’est une excellente idée, mon cher ami. Océane parti­cipe-t-elle à la discussion ?

– Pas pour l’instant. Je la ferais demander si besoin.

– Ça me semble plus sage, en effet. Essayez d’en savoir le plus possible avant. Et surtout, ne prenez aucun engage­ment vis à vis de cet homme, et méfiez-vous de tout ce que vous pourrez dire. Si j’en crois mon expérience, il aura sans doute un attaché-case, ou un sac quelconque, dans lequel est peut-être dissimulé un magnétophone.

– Je vous promets d’être prudent. Dès son départ, nous reprendrons cette conversation à chaud. D’autant que j’ai des informations complémentaires à vous donner sur le sujet. Je sais quel est l’objet du délit !

– Que ne le disiez-vous plus tôt ? De quoi s’agit-il ?

– Pas maintenant, le voici. A tout à l’heure. »

Jacques repose alors son combiné, après avoir manœuvré de sorte à ne pas couper la communication. Deux rythmes de pas s’approchent dans le couloir. Le trottinement net de Marie, aisément reconnaissable, accompagné d’un son plus feutré, tout juste audible. On frappe, Jacques donne l’ordre d’entrer. Marie s’efface alors pour laisser pénétrer le visiteur, puis referme la porte derrière lui, et s’en va en ayant soin de faire suffisamment de bruit pour qu’on ne la soupçonne pas d’espionner par le trou de la serrure. Jacques ne s’est pas levé, pour accueillir le détective. Il a pris une nouvelle pipe, avec laquelle il indique d’un geste le fauteuil qui lui fait face, sans un mot. Pendant que le bonhomme s’installe tout à l’avant du siège, le cartable sur les genoux, il bourre consciencieusement sa bouffarde, et l’allume sans précipitation. Puis il lâche un nuage de fumée bleue vers le plafond, avant de s’enquérir :

– » Que puis-je pour vous, monsieur…Courcy ?

– De Courcy, monsieur Réminiac, s’il vous plaît, de Courcy. Mes ancêtres ne m’ont guère laissé que cette particule, alors j’y tiens, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

– Aucun, cher monsieur, aucun. Ainsi vous avez des ancê­tres.

– Comme tout un chacun, monsieur.

– J’entends bien, mais tous les ancêtres ne lèguent pas de particules à leurs descendants.

– J’ai mes quatre quartiers de noblesse, même s’ils n’émargent pas au rang des grandes familles françaises. En d’autres temps, ils m’auraient valu une certaine reconnais­sance, ainsi qu’une situation plus enviable que celle que les contraintes matérielles m’obligent à exercer.

– Dois-je en déduire que vous n’aimez pas le métier que vous faites ?

– Il en est de plus lucratifs, mais il serait faux de prétendre que je n’éprouve aucun goût à démêler l’écheveau d’intrigues policières.

– Ce qui constitue l’essentiel de vos travaux.

– Hélas non, cher monsieur, hélas non. Mon ordinaire est essentiellement constitué de surveillances d’époux des deux sexes, supposés volages, à tort ou à raison. Rien de bien passionnant, comme vous le constatez. Il arrive néanmoins, de temps en temps, que se présente un cas plus difficile, et donc plus intéressant à résoudre. Mais je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps. Aussi, si vous n’y voyez pas d’inconvé­nient, je souhaiterais que nous entrions directement dans le vif du sujet.

– Je vous rassure, monsieur Courcy, je suis riche de temps à perdre. Un homme aussi renseigné que l’est un détec­tive de votre valeur ne peut ignorer que je suis retiré des affaires.

– De Courcy, s’il vous plaît. Je l’ignorais pourtant. Il faut dire, sans vouloir vous offenser, que ce n’est pas vous que je suis venu voir aujourd’hui, mais une personne que vous héber­gez : mademoiselle Océane Monplaisir.

– Mademoiselle Monplaisir nous rejoindra peut-être tout à l’heure, si elle en a le temps, et le désir. J’aimerais toutefois, auparavant, que vous m’expliquiez le but de votre visite.

– C’est que ce que vous me demandez là est assez délicat. C’est une affaire qui concerne exclusivement cette jeune personne, et il me paraît difficile de vous en entretenir sans son accord.

– Il se trouve que je suis le conseiller de mademoiselle Monplaisir pendant son séjour en France. Son homme de confiance, si vous préférez, ce qui explique qu’elle loge ici. Elle m’a chargé de dégrossir pour elle toutes les affaires, et les contrats qui la concernent. Si je ne pouvais pas, moi-même, traiter cette affaire en son nom, il serait temps, alors, de lui demander de venir nous rejoindre.

– Je vois, je vois. Vous m’interdisez de rencontrer made­moiselle Monplaisir directement, c’est bien de cela qu’il s’agit.

– Vous n’y êtes pas du tout, monsieur Courcy. Mademoiselle Monplaisir ne vous recevra pas tant que je ne lui aurais pas conseillé de le faire. La nuance peut vous paraître subtile, mais elle a son importance.

– De Courcy, s’il vous plaît. Mais êtes-vous seulement au courant de l’affaire ?

– Comment voulez-vous que je le sache, vous ne m’avez pas encore indiqué de quoi il retourne !

– Il s’agit d’une affaire canadienne.

– La plupart des affaires qui concernent mademoiselle Monplaisir sont canadiennes, puisque c’est sa nationalité.

– Nous parlons en l’occurrence d’un vol.

– Mademoiselle Monplaisir ne m’a pas déclaré avoir été victime d’un vol.

– D’un vol dont elle se serait rendue coupable.

– Mon Dieu, vous devez faire erreur. Mademoiselle Monplaisir est incapable d’une action de ce genre, je m’en porte garant.

– Monsieur Réminiac…

– Monsieur Courcy ?

– De Courcy, s’il vous plaît. Cessons, je vous prie, ce jeu puéril. Il est peut-être très amusant, de votre point de vue, mais ne me semble pas susceptible de faire avancer les choses d’une façon raisonnable.

– Je ne joue pas, de Courcy. Mais je goûte fort peu votre manière de ne livrer qu’au compte-gouttes des informations fragmentaires. Livrez-moi donc l’intégralité du message que l’on vous a chargé de nous transmettre, et je verrai alors quelle attitude il nous semblera bon de prendre.

– Qu’est-ce qui vous fait penser que je ne suis chargé que de transmettre un message ?

– Je ne sais pas si cela constitue votre seule mission, mais il me paraît évident que, dans une affaire d’origine cana­dienne, un détective français ne peut être que le correspondant local d’un collègue d’outre-Atlantique. Je trouverais maladroit, de la part de votre commanditaire, de vous confier la tâche de résoudre complètement une affaire qui trouve ses racines ailleurs qu’en France. Je pense par conséquent que vous êtes chargé de nous transmettre un message, et, éventuellement, d’en attendre une réponse. Je vous écoute donc.

– Vous déduisez très bien, monsieur Réminiac. Je note également que vous admettez qu’il existe une affaire à résou­dre.

– Si tel n’était pas le cas, votre présence ici n’aurait aucun sens. Une dernière fois, je vous offre la possibilité de me dire ce dont il s’agit, mais je préfère vous prévenir que bien que je dispose de tout mon temps, ma patience a malgré tout des limi­tes que vous vous préparez à franchir. Venez-en au fait, je vous en prie.

– J’y viens, j’y viens. Comme vous l’avez donc compris, je suis dans cette affaire le correspondant français d’une officine canadienne qui travaille pour le compte d’une personne très connue à Québec. Cette personne déclare que mademoiselle Monplaisir a profité d’un court séjour sans surveillance dans son bureau pour lui dérober des documents de travail qui, s’ils n’ont aucune valeur marchande, sont néanmoins de première importance pour notre cliente. Celle-ci, mettant le geste de mademoiselle Monplaisir sur le compte d’un moment d’égarement passager, souhaite pouvoir récupérer les documents en question dans le cadre d’une procédure amiable. Je suis par conséquent mandaté pour récupérer lesdits documents, ce qui interrompra toute procédure à l’encontre de mademoiselle Monplaisir. Si toutefois celle-ci refusait cette façon de procéder…

– Oui…

– Ma cliente se verrait dans l’obligation de confirmer un dépôt de plainte pour vol. Dans cette hypothèse, mademoiselle Monplaisir se trouverait dans une situation pour le moins incon­fortable. Il lui serait en effet impossible d’obtenir les documents nécessaires à la poursuite de son séjour en France, et un retour au Canada la contraindrait à traiter avec la justice de son pays.

– Vous êtes-vous demandé si mademoiselle Monplaisir s’était effectivement rendue coupable du vol dont vous l’accu­sez ?

– Cela n’entre pas dans mes attributions, monsieur Réminiac.

– C’est bien ce que je pensais. Pouvez-vous m’éclairer davantage sur la nature des documents en question ?

– Cela n’entre pas non plus dans mes attributions.

– Dites plutôt que vous n’avez aucune idée de ce dont il s’agit !

– Libre à vous de le croire.

– Libre à moi, en effet. Je vais toutefois vous proposer une autre version de l’histoire. Mademoiselle Monplaisir s’est rendue au bureau de votre cliente par délégation parce que celle-ci lui avait fixé un rendez-vous qu’elle n’a pas daigné honorer, ce qui en dit long sur son manque de correction, soit dit en passant. Leur entretien devait concerner les documents en question qui n’appartiennent pas à votre cliente, mais à mademoiselle Monplaisir. Celle-ci, constatant l’absence de son interlocutrice, et la présence desdits documents sur le bureau, s’est tout bonnement contentée de les récupérer. Il n’y a donc, dans cette affaire, pas plus de vol que de beurre en broche. Point final, et je vous remercie de transmettre notre position à vos correspondants, au revoir monsieur.

– Monsieur Réminiac, je vous en prie, ne prenez pas cette affaire à la légère. Elle est en effet plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Qu’il y ait eu vol ou non, je n’en sais rien, et cela ne me concerne pas. Je peux vous assurer, en revanche, que ma cliente est prête à aller en justice pour obtenir réparation du tort qu’elle estime avoir subi, et que seule une intervention de mes collègues canadiens a permis cette tentative de règlement à l’amiable. Si mademoiselle Monplaisir estime que les documents en question lui appartiennent, la meilleure chose à faire est de les rendre à ma cliente, dans un premier temps, puis de demander ensuite à la justice canadienne de trancher. Elle serait alors en position favorable pour faire reconnaître ses droits éventuels. Toute autre attitude de sa part la mettra automatiquement en position très délicate.

– Il appartient pourtant à votre cliente de prouver que ces documents lui appartiennent effectivement.

– C’est tout à fait exact. Mais l’avantage, dans ce genre d’affaire, appartient à celui qui tire le premier. Si nous nous engageons dans une procédure, mademoiselle Monplaisir se trouvera en position de défenderesse, et devra, pour rester en liberté, verser une caution sans proportion avec ses moyens d’existence. La justice canadienne n’est pas plus rapide que son homologue française. Sa situation sera difficile pendant plusieurs années. Je me dois d’ajouter, qui plus est, que ma cliente jouit, dans son pays, d’une très grande notoriété, ce qui ne pourra que lui attirer la sympathie du tribunal. Si mademoi­selle Monplaisir décide, au contraire, d’accepter la proposition que nous lui faisons, ses ennuis cesseront aussitôt, et elle se trouvera libre de ses mouvements pour poursuivre, si elle le souhaite, la procédure ad-hoc pour retrouver la jouissance de ce qu’elle estime être son bien.

– Vous êtes en train de m’expliquer que mademoiselle Monplaisir est tombée dans un traquenard, ni plus ni moins !

– Vous êtes maître de votre interprétation, monsieur Réminiac. Je me permets toutefois d’ajouter, afin que votre information soit complète, que mon homologue canadien dirige un cabinet de détectives honorablement connu, qui possède un service juridique de première qualité. Votre adversaire est de taille, si vous me pardonnez l’expression.

– Et qu’est-ce qui nous prouve qu’une fois les documents en votre possession, les poursuites ne seront malgré tout pas engagées ?

– Nous sommes prêts à échanger ces documents contre une lettre qui stipulerait que notre cliente les avait prêtés, pour consultation, à mademoiselle Monplaisir.

– Je vois que vous avez tout prévu.

– Tout, en effet. »

Le petit homme a changé de position au cours de l’entre­tien. Il est maintenant assis confortablement, au fond du fauteuil, son cartable toujours sur les genoux, et un sourire de vaniteuse satisfaction achève de le rendre antipathique. Jacques décide de rompre l’engagement.

– » Très bien, monsieur Courcy, je vais transmettre ces informations à mademoiselle Monplaisir, et nous déciderons ensemble de la suite à donner à votre visite, suite que je vous ferais connaître dans les prochains jours. Je vous remercie. »

Il actionne ensuite une fois l’antique sonnette qui relie le bureau à la cuisine. Maurice arrive quelques instants plus tard, avec un plateau sur lequel trônent deux verres et une bouteille de Sauternes.

– » Maurice, s’il vous plaît, déposez votre plateau sur le bureau et raccompagnez monsieur Courcy, il nous quitte. Vous demanderez ensuite à mademoiselle Monplaisir de me rejoin­dre pour déguster ce nectar. Merci. »

Le détective se lève, non sans avoir jeté un regard d’envie à la bouteille dorée. Il redresse autant que faire se peut ses pauvres centimètres et prend congé de son hôte.

– De Courcy, monsieur Réminiac, de Courcy. J’attends de vos nouvelles au plus vite, c’est à dire pour la fin de la semaine au plus tard, sans quoi, nous lancerons la procédure dont je vous ai parlé ! »

Le grand Jacques, suprême affront, semble ne même plus l’entendre. Il s’est saisi de la bouteille avec délicatesse, la soutenant par le fond, et en détaille l’étiquette avec soin. Vexé, le petit homme s’est retourné d’un geste brusque et emboîte le pas à Maurice, majordome de circonstance, qui, s’il n’est pas au courant de l’affaire, apprécie toutefois en connaisseur l’atti­tude dédaigneuse du maître des lieux.

Une fois le sinistre vecteur des malheurs d’Océane parti, Jacques cesse son manège et repose la bouteille. Puis il inter­pelle le notaire par téléphone interposé :

– » Alors, mon cher maître, que pensez-vous de tout ceci ?

– Une simple question, avant de répondre : de quel nectar avez-vous parlé juste avant la sortie de ce désagréable bonhomme ?

– Il s’agit d’un Raynes-Vigneau 1953 que j’avais chargé Marie de sacrifier pour le cas où il aurait fallu délier un peu la langue de ce monsieur.

– Un premier cru de Sauternes, et d’une année magnifique qui plus est, mazette, mon ami Jacques, vous ne lésinez pas sur les moyens.

– J’admets que c’eut été donner de la confiture à un cochon. Tant pis, je la boirais seul, pour oublier !

– Et pour oublier quoi, grands dieux ? Vous avez été parfait, et nous savons maintenant exactement ce que nous voulions savoir.

– Ah ça ! Pour le savoir on le sait. Océane est coincée, pieds et poings liés, et il nous est impossible de tenter quoi que ce soit pour l’aider. Il va falloir qu’elle se débrouille seule.

– Jacques, mon ami, comme vous abandonnez vite ! Je vous ai connu plus pugnace, en d’autres temps.

– Vous l’avez dit, maître, c’était en d’autres temps. Je lève mon verre à votre santé.

– Ne soyez pas défaitiste, Jacques, vous en devenez ridi­cule. Après tout, cette affaire n’est pas si ennuyeuse qu’il y paraissait au premier abord, et le personnage que vous venez de congédier si cavalièrement nous propose une solution qui, me semble-t-il, ménage les intérêts de tous.

– Ah oui ? Et laquelle ?

– Il suffit qu’Océane leur rende ces fichus papiers, et le tour est joué. Nous prendrons ensuite les mesures nécessaires pour qu’elle puisse, si elle le désire, les récupérer tout à fait officiellement. Je ne vois pas là l’ombre d’un problème.

– Il y en a un pourtant, et de taille. Il s’appelle Océane Monplaisir. Comment pouvez-vous supposer un seul instant qu’elle accepte de se séparer de ses inestimables carnets ? Vous connaissez mal la demoiselle, mon cher maître, pour raisonner ainsi.

– Allons, allons, Jacques, je suis sûr que vous noircissez le tableau.

– J’aimerais tellement que ce soit vrai, et que vous ayez raison. Mais je mettrais ma main au feu qu’elle trouvera mille et une raisons de refuser cette sage solution. C’est ce qui m’irrite le plus chez elle. Non, maître, je vous l’assure, elle n’en fera qu’à sa tête, et va plonger droit dans les ennuis. Je commence à bien cerner le personnage, je suis certain de ne pas me tromper. J’ai bien fait de ne pas m’attacher trop à nos petites canadiennes. Elles n’auront fait que passer.

– Jacques, je vous en prie, reprenez-vous. Je suis persuadé qu’Océane se laissera convaincre.

– Justement, je l’entends qui s’approche. Libre à vous d’essayer, maître. Pour moi, les missions désespérées ne me tentent plus. Entrez, mademoiselle, entrez. Asseyez-vous je vous en prie et goûtez-moi ce vin.

– Je vous remercie. » dit Océane, interloquée tant par la situation que par le ton désabusé de son hôte, en saisissant le verre que Jacques, après s’être levé, lui tend galamment.

– » Mademoiselle Monplaisir, je viens de recevoir l’émis­saire de vos adversaires canadiens, et je ne vous cache pas que le personnage est assez odieux. Maître Leclerc, qui, grâce à un petit stratagème électronique, a pu profiter de notre entre­tien, va se faire un plaisir de vous en livrer la teneur. A vous maître. »

Jacques tourne l’appareil téléphonique sur lui-même, de manière à présenter le haut-parleur à la jeune femme. Puis il s’enfonce dans son fauteuil, l’air sombre, le regard fixé quelque part entre le haut du mur qui lui fait face et le plafond, en faisant tourner machinalement le soleil liquide du Sauternes dans son verre. Pendant ce temps, maître Leclerc se racle désespérément la gorge à l’autre bout du fil, à la recherche d’une introduction qui ne soit pas trop quelconque. Océane attend, inquiète. C’est une attitude qu’elle ne quitte plus depuis la discussion qu’elle a eue avec Jacques, deux jours auparavant. Elle attend le coup dur sans se faire d’illusion sur l’aide que pourrait lui fournir son hôte. Si d’ailleurs elle avait osé en avoir, l’air lugubre qui tire vers le bas les traits du grand homme auraient tôt fait de détruire cette trace d’espoir. Pour se donner une contenance, elle goûte le vin, juste au moment que choisit maître Leclerc pour commencer son intervention.

– » Permettez-moi tout d’abord de vous saluer, chère mademoiselle, et de vous présenter mes plus humbles excuses pour la façon cavalière dont je me mêle aujourd’hui de vos affaires. J’espère que vous admettrez que mon seul but est de vous aider à rester parmi nous.

– Je vous fais confiance, maître, et quoi que puisse donner cette conversation, je vous prie d’accepter par avance mes remerciements pour votre sollicitude à mon égard.

– Oui, bon, bien, passons, ce n’est vraiment rien, je vous assure. Revenons-en plutôt à notre affaire. Comme vous l’a indiqué notre ami Jacques, il vient de recevoir la visite du correspondant français de vos adversaires canadiens. Si j’ai bien saisi le discours de ce monsieur, ceux-ci vous accusent de vous être approprié des documents de travail leur appartenant, par des moyens qui paraissent constituer un délit, à leurs yeux tout du moins. Je précise ici que, de nous trois, je suis le seul à ne pas savoir de quoi il s’agit, mais bref, poursuivons. Ces personnes tiennent, toujours d’après notre visiteur, à récupérer ces documents, et sont prêtes à passer avec vous un accord en ce sens, accord qui vous garantirait l’abandon de toute poursuite à votre encontre. Dans le cas où vous décideriez de conserver néanmoins ces papiers, ils paraissent décidé à déposer une plainte pour vol, ce qui vous mettrait dans une situation très difficile, que vous restiez en France ou que vous décidiez de rentrer au Canada. A la lumière de ce qui précède, et après en avoir discuté quelques minutes avec Jacques, il nous paraît sage de vous conseiller de rendre ces fameux documents, quitte à ester ensuite à votre tour pour les récupérer, si vous estimez qu’ils vous appartiennent effectivement. J’ajoute que, dans une telle hypothèse, nous vous apporterions notre soutien le plus résolu. Voilà, je crois, la situation clairement résumée. Qu’en pensez-vous, ma petite Océane ?

– Je comprends parfaitement votre position, maître, puis­que vous ignorez le fond de l’affaire. Je ne peux, en revanche, en dire autant de monsieur Réminiac, qui lui, connaît toute l’histoire, et sait par conséquent qu’il m’est impossible de me dessaisir de ces papiers. Ne croyez surtout pas que j’agis sur un coup de tête. Je ne cesse d’y penser, depuis deux jours, et dans un premier temps, j’ai envisagé de rendre les carnets. Mais c’est beaucoup trop risqué. Ces carnets constituent mon seul moyen de me défendre contre ceux que vous appelez mes adversaires, même s’ils semblent, aujourd’hui, constituer la source de mes ennuis.

– Alors maître, ne vous l’avais-je pas dit ? » ricane le grand Jacques, du fond de son fauteuil.  » J’étais sûr que mademoiselle Monplaisir vous répondrait ainsi !

– Calmez-vous Jacques, s’il vous plaît. Océane, j’avoue que je ne comprends pas votre position. Vous choisissez d’aller au devant de graves ennuis. Peut-être pourriez-vous m’expli­quer pourquoi ?

– C’est une bien longue histoire, maître, et je ne me sens pas l’envie de la raconter de nouveau, d’autant qu’elle n’a manifestement pas convaincu monsieur Réminiac de ma bonne foi !

– J’aimerais quand même que vous m’en donniez les grandes lignes.

– Après tout, pourquoi pas. La personne qui me poursuit est une femme, une ancienne amie de Jonathan. Elle est actuellement la critique artistique la plus en vogue au Canada. Mais en fait, elle n’écrit pas elle-même ses chroniques. Elle utilise pour ce faire un réseau de nègres organisé par Jonathan. Celui-ci, quand il m’a connue, a passé un accord avec celle qui, par ma faute, devenait son ex. La paix contre la poursuite de leur collaboration. Ça a marché jusqu’à la mort de Jo. Depuis lors, elle n’a eu de cesse de m’empêcher de travailler. C’est à cause d’elle que je suis venue me réfugier ici.

– Et les fameux documents ?

– Ce sont deux carnets qui appartenaient à Jonathan, et dans lesquels est décrit le système complet, avec le nom des personnes qui fournissaient à Jo la matière de ses fameuses chroniques. Tant que j’ai ces carnets, je peux lui nuire, et espérer renverser le cours du jeu. Si je les lui rends, il me sera impossible de retourner travailler au Canada. J’ai même peur qu’elle n’ait les moyens de me détruire professionnellement en France. Voilà, vous connaissez maintenant l’essentiel.

– Il est évident que ces éclaircissements changent la nature du problème, et je comprends mieux, maintenant, votre position. Exploitons donc ces carnets, puisque vous les avez. Nous lui rendrons ainsi au centuple la monnaie de sa pièce.

– Ce n’est pas si simple. Dali di Stéphano, c’est le nom de cette femme, bénéficie d’une grande notoriété dans le monde du journalisme, à Québec, alors que je n’y connais personne. J’ai bien réfléchi, je vous l’ai dit. Ma seule chance, c’est le procès qu’elle veut me faire. Je pense que, devant la cour, je réussirai à dire ce que sont ces carnets, que l’on m’accuse d’avoir volé, et à dévoiler ainsi devant témoins son système de tricheuse.

– Je comprends bien votre idée, ma petite Océane, mais bien que je ne connaisse pas le système juridique de votre pays, je crois que vous vous leurrez sur le déroulement de ce fameux procès. Il ne ressemblera sûrement pas à ces grandes dramatiques que nous montre la télévision. Votre affaire passera plus vraisemblablement entre un abandon de famille, et une conduite en état d’ébriété. Qui voulez-vous qui s’intéresse à de si petits méfaits ?

– Vous avez peut-être raison, maître, mais c’est ma seule porte de sortie, si étroite soit-elle. Je ne rendrais pas les carnets de Jonathan. D’ici quelques jours, le temps pour Dali de déposer sa plainte, je retournerai dans mon pays avec Cécilia, afin de me défendre ainsi que je vous l’ai dit. »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *