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Les carnets de Jonathan – chapitre 12

chapitre 12

tout s’arrange

– » Jonathan, où es-tu ?

– …

– Arrête de faire la bête, s’il te plaît, c’est sérieux.

– …

Jonathan, ouvre-moi ton esprit, il faut qu’on discute, c’est urgent !

– …

– Bon sang, mais c’est pas vrai ! Il est vraiment pénible ce type. Pourvu qu’il ne soit pas allé m’inventer une bêtise ! Jonathan !

– Quel genre de bêtise ?

– Ah te voilà. Tu peux dire que tu m’as flanqué une sacrée frousse.

– C’est normal, ne sommes-nous pas au ciel ?

– Je ne vois pas le rapport avec mon inquiétude.

– Sacrée frousse, au ciel, c’est normal non ? C’est comme avoir un jeu d’enfer pour un damné.

– Dis, garçon, ça ne t’arrive donc jamais de cesser tes boutades vaseuses ?

– Ah vos ordres, mam’zelle, mais la mort va devenir beaucoup moins drôle.

– Ouais, ben justement. C’est de ça que je voulais te parler. Si tu continues comme tu es parti, notre séjour à tous les deux va devenir effectivement beaucoup moins agréable.

– Ce qui signifie ?

– Je me suis branchée sur ceux qui savent, là-haut, à propos de ce que tu m’as raconté sur la possibilité qu’aurait Cécilia de te voir…

– Ce n’est pas la peine d’employer le conditionnel. Cécilia me voit.

– Justement. Les renseignements que j’ai obtenus confirment ta version des faits. C’est effectivement possible. Rare, mais possible.

– Ah, tu vois que je ne te racontais pas de salade.

– Ne le prends pas à la rigolade, s’il te plaît. C’est infiniment grave.

– L’infini n’est-il pas la seule dimension qui nous convienne, pauvres âmes errantes dans l’impalpable éther…

– Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pour mériter un pareil pupille ?

– Oh oui, je suis ton pupille, tu es mon iris, et pourtant je me noie dans l’absence de tes yeux…

– C’est pas possible, tu as vraiment disjoncté. Ça confirme ce qu’ils m’ont dit, là-haut.

– Et bien, raconte. Je te promets d’être sage.

– Jonathan, le fait que Cécilia te perçoive est un signe inquiétant. Ça veut dire que…

– Ma fille est médium !

– Non ! Ça signifie que tu es en train de devenir fantôme.

– Allons donc, qu’est-ce que tu me chantes là ? Tu m’as expliqué que pour devenir fantôme, il fallait le vouloir, être au comble du désespoir, et je ne sais quoi encore. Franchement, est-ce que je te donne l’impression d’être atteint à ce point ? La fantômisation, c’est un peu le suicide des esprits, non ? Et bien, je te rassure, je n’ai pas le moins du monde l’intention d’en finir avec la mort. Je souhaite simplement voir se régler quelques petits détails préoccupants avant de tourner définitivement la page, c’est tout. Tu as sans doute mal compris ce que l’on t’a dit.

– Non, je n’ai pas mal compris. je…

– Dis donc, Jeannou, c’est étrange cette façon que tu as de te faire du mouron pour moi. Tu ne serais pas un peu amoureuse ?

– Jonathan, sois sérieux une minute. Si je te dis que tu es en train de devenir un fantôme, c’est que j’en suis sûre.

– Et pourquoi l’hypothèse d’une Cécilia médium serait-elle moins crédible ?

– Parce que Cécilia ignore ton existence, et ne peux donc pas chercher à te contacter. Ce n’est pas elle qui t’appelle, c’est quand tu décides, toi tout seul, d’aller la voir, qu’elle te perçoit.

– Mais enfin, c’est dingue ton truc, tu dois certainement te tromper. Je n’ai pas du tout envie de me fantômiser.

– Tu n’en as pas consciemment envie, et ça fait toute la différence.

– Attends un peu, là, je ne te suis plus. Tu veux dire que même après la mort, nous restons assujettis à l’existence d’un inconscient, d’un subconscient, d’un ego, d’un surmoi, et je ne sais quoi encore ?

– En phase un, oui. C’est ce que je viens d’apprendre. La fusion absolue de nos différents niveaux de conscience intervient lors du dégagement. Pas avant.

– Et donc tu penses que mon inconscient…

– Je ne pense pas, j’en suis certaine. Le choc émotionnel que tu as reçu en te découvrant père, mais père impuissant à partager quoique ce soit avec ton enfant t’a fragilisé, et ton subconscient a donc décidé d’entrer en contact avec Cécilia. C’est la seule explication plausible au phénomène que tu m’as décrit. Tu es encore en position de fantôme réversible, mais il s’agit de ne pas commettre d’imprudence si tu tiens à faire marche arrière.

– Et c’est quoi, pas d’imprudence ?

– Ne retourne pas voir Cécilia. N’interviens en rien dans sa vie. Admets, une bonne fois pour toutes, que son avenir sur terre ne te concerne plus.

– Mais j’admets, Jeannou, j’admets, et je ne demande qu’à retourner mon suaire, puisqu’il est réversible. Simplement, je suis curieux de savoir comment ça va se passer, en bas. Alors je te promets de faire très attention afin d’éviter Cécilia, dans la mesure du possible, mais je crois que je vais encore rester un petit peu. Après tout, on n’est pas vraiment pressé, pas vrai ? Il paraît même qu’on a l’éternité devant nous.

– Jonathan, tu me fais peur.

– Pourquoi ? Tu ne me crois pas capable de tenir une promesse ?

– Je te crois capable de tout, sur un coup de tête.

– Allons, cesse de t’inquiéter pour rien. Tiens, si on se changeait un peu les idées ?

– Que proposes-tu ?

– Échangeons des souvenirs de chocolat, pour commencer. Après, qui vivra verra, si je puis dire ! »

 

«««««

 

L’arrivée des canadiennes au manoir en avait dérangé le morne ordonnancement, et, plusieurs jours durant, chacun des hôtes habituels de cette paisible retraite avait, à la rencontre de cette vie nouvelle, trouvé que l’atmosphère était soudain bien agitée, et pour tout dire un peu éprouvante. Les trois anciens étaient donc, en braves escargots, rentrés chacun dans sa coquille, qui avaient noms cuisine, pour Marie, jardin, pour son époux, et bureau, pour Jacques Réminiac. Mais un escargot, même âgé, n’en reste pas moins un curieux animal, et finit toujours par ressortir le bout d’une corne, pour sentir un peu d’où vient le vent. C’est qu’elles étaient vraiment charmantes, ces deux petites, et leur simplicité naturelle avait fini par venir à bout de bien des réticences. La vie a donc repris lentement un cours plus ordinaire, dans lequel chacun s’est fait une place à sa mesure.

Jacques s’isole encore de longues heures dans son fameux bureau, mais l’écriture n’est plus un prétexte, elle est devenue un vrai passe-temps. Ses sources d’inspiration ont évolué, au contact de Cécilia et de sa maman, et, sans en parler encore, il s’essaie aux contes pour enfants. Pas de ces petites histoires ridicules, dans lesquelles on construit une aventure qui commence mal et se termine toujours bien en l’espace de quelques pages, non. Jacques pense que le conte est un outil important pour l’apprentissage de la vie, et que, celle-ci étant souvent longue et compliquée, les contes se doivent de l’être aussi. Il bute juste sur un petit obstacle. S’il a de l’imagination, et une expression écrite de suffisante qualité, son concept n’est pas parfaitement au point, et il doit reconnaître, à la lecture de ses premiers essais, que leur style est assez peu en rapport avec l’âge de la clientèle qu’il vise, et qu’ils sont, pour dire les choses simplement, ennuyeux comme un jour de pluie. Mais il persévère néanmoins, remettant son ouvrage sur le métier sans impatience, par la grâce du traitement de texte. Souvent, quand il laisse ses doigts se charger pour lui de la rédaction d’une scène dont la simplicité ne justifie pas la mobilisation de toute son intelligence, il se prend à rêver du moment qui le verra bientôt raconter l’histoire à Cécilia, et il imagine avec tendresse les réactions de la petite fille, et la façon dont il lui faudra expliquer les leçons de sagesse cachées dans le texte. Bien sûr, si une personne malintentionnée osait prétendre qu’il est en train de se laisser embobiner par la petite, il saurait la remettre à sa place vertement, et lui expliquer que, puisque Cécilia est là, et qu’elle est justement, bien que par le plus grand des hasards, de l’âge du public qu’il cherche à toucher, il serait stupide de ne pas l’utiliser pour tester son produit. Nul ne peut dire si la personne malintentionnée en question serait dupe, mais Jacques, lui, croit encore à son explication. C’est un problème classique chez les bretons. Ils sont tellement habitués à se battre envers et contre tous pour prouver qu’ils ont raison que, si par extraordinaire, il leur arrive d’avoir tort, ils ont un mal fou à s’en rendre compte. Ce n’est pas de l’hypocrisie, ils se trompent de bonne foi. Mais ça ne facilite pas les rapports humains, avouons-le. Il faut en général beaucoup d’amour, de tendresse, et de patience pour les comprendre. Dans le cas présent, seule Martine aurait peut-être pu lui faire admettre la nature de ses sentiments pour la petite fille. D’autant que la présence de sa mère complique encore les choses. C’est que le grand homme apprécie de plus en plus la jeune femme, au point de se poser un certain nombre de questions sur un éventuel avenir en commun, questions qu’il repousse aussitôt avec vigueur. Jacques ne peut envisager de vivre avec une femme sans être marié. Et comment voulez-vous qu’il puisse imaginer demander sa main à la mère de Cécilia, et transformer ainsi la gamine en un curieux carrefour d’appellations familiales, comme petite-belle-fille, lui même devenant grand-beau-père, ou beau-grand-père, au choix ? Il n’a pas assez le goût des situations cornéliennes pour se lancer, d’autant que, dans ses rêveries, l’amour qu’il pourrait déclarer à la jeune femme reste des plus chastes, et préfère donc se contenter de l’amitié de ses deux petites cousines québécoises, et de leur présence, tant qu’elle dure. Il ne pense même pas qu’elles pourraient s’en aller. La vie à cinq au manoir est devenue si naturelle qu’on a du mal à imaginer qu’un jour, elle pourrait cesser.

 

Océane, de son côté, goûte elle aussi la vie paisible mais studieuse que lui offre le propriétaire du manoir. Il y a bien longtemps qu’elle n’a connu une telle soif de travailler, et gagne chaque jour, à heures fixes, la pièce dont plus personne ne songerait à prétendre qu’elle est autre chose que son atelier, à elle toute seule. Les commandes d’essai que lui a passées la directrice de publication qu’elle a pu rencontrer à Paris, sur la recommandation de maître Leclerc, avancent bien. Le courant est passé entre les deux femmes, et pour peu que ses nouvelles planches correspondent aux attentes de la responsable de collection, elle est sûre d’obtenir un contrat qui devrait lui fournir l’équivalent d’un bon mi-temps. Il n’a pas encore été question de rémunération, mais le vieux notaire, qu’elle connaît un peu mieux maintenant, lui a laissé entendre, avant de quitter le manoir après sa visite éclair, qu’elle serait honnête, sinon confortable. Jacques, car ils ont décidé de s’appeler par leur prénom, Jacques donc, s’intéresse lui aussi à ses petits dessins. Il prétend même essayer d’écrire pour lui fournir des textes, car maître Leclerc lui aurait dit que l’on manque d’auteurs plus que d’illustrateurs. La jeune femme a du mal à cacher son émotion quand le père de Jonathan décortique son travail. Elle retrouve chez le grand homme l’esprit d’analyse acéré que possédait son amant. Mais lui ne peint pas, Dieu merci. Il s’est, en revanche, montré très intéressé par les prémices de l’histoire de Perle de Nuage, et lui a donné quelques conseils fort judicieux, quant à l’ordonnancement des chapitres, afin de conserver ce suspense qui empêche le lecteur, quel que soit son âge, de lâcher le livre avant le point final. Parfois, elle se prend à rêver qu’une grande amitié, toute de tendresse et de complicité, pourrait l’unir à cet homme que, quelques semaines auparavant, elle redoutait encore de rencontrer au détour d’un couloir, tant son regard alors s’empreignait d’une froideur raide, derrière laquelle elle sentait poindre la tristesse et la solitude revendiquée, sans trouver les mots pour l’amadouer. Mais Cécilia, avec toute la spontanéité de ses trois ans, s’est chargé de ce travail pour elle. Elle a conquis Jacques comme elle l’avait fait avec le vieux Maurice, et semble même réussir le tour de force de mettre également Marie dans sa petite poche. Par Cécilia interposée, d’abord, puis sans aucun artifice, maintenant, le grand bourgeois breton et la métisse canadienne ont appris à se mieux connaître. Ils ont commencé par échanger des souvenirs de Jonathan, découvrant, dans les récits de l’autre, les parties cachées d’un personnage secret. Puis ils se sont enhardis à parler d’eux, de leur vie avant leur rencontre. Océane à l’impression d’avoir même connu Martine, la femme artiste dont l’ombre, heureuse et détendue, protège la maisonnée. La jeune femme s’épanouit dans sa nouvelle vie, trouvant l’attention à défaut de cet amour qu’elle a toujours cherché. Comme elle est loin, cette première soirée au manoir, comme il semble artificiel, maintenant, ce pacte qu’elle a passé avec Jacques, et qui, pourtant, court toujours. Car, quels que puissent être les progrès accomplis dans les relations qui unissent les habitants du manoir, il n’a jamais été question de revenir sur la décision première, et d’envisager, fut-ce une seconde, que les liens tissés par un début d’amitié se transforment en véritable atmosphère familiale. Certains gestes réflexes, esquissés pour être aussitôt réfrénés, certains regards échangés entre le grand-père et la petite-fille ont pu, parfois, laisser croire que la barrière était près d’être franchie. Mais une force implacable s’interpose chaque fois, et transforme l’élan spontané en gêne, le temps d’une respiration. Puis la vie reprend, sur les bases négociées. Il ne manque pas grand chose, pourtant, Océane le sent bien, sans pour autant savoir si elle désire vraiment un tel changement. Elle est sûre d’une chose, elle ne veut plus avoir à gérer de situation conflictuelle. La vie qu’elle connaît aujourd’hui est si reposante. Alors, elle laisse faire le temps, et le grand homme, remettant sa destinée entre leurs mains.

 

Maurice et Marie, de leur côté, vaquent avec un entrain retrouvé à leurs occupations de service, la petite fille se promenant des jambes de l’une aux jambes de l’autre, toujours attentive, toujours souriante, babillant sans cesse, cherchant à apprendre, et à rendre service. Marie n’est bien évidemment pas satisfaite de la situation, qui, comme elle se complaît à le répéter, en privé, à un Maurice pourtant de plus en plus sourd à ses arguments, n’est pas saine. Il n’est pas bon, prétend-elle, d’essayer de travestir une vérité qui ne ferait de mal à personne, bien au contraire. Si monsieur Jacques reconnaissait en Cécilia l’enfant de Jonathan, puisqu’elle a fini par admettre que c’était une hypothèse des plus vraisemblables, le voile de gêne, ténu mais réel, qui opacifie encore ses relations avec Océane disparaîtrait aussitôt. Elle se sent même de taille, le cas échéant, à la considérer comme la veuve de celui qui fut presque son enfant. Maurice a bien essayé de la convaincre de franchir le pas, et d’effacer de son esprit cet obstacle qu’elle s’obstine à créer. Rien n’y fait. Marie est fidèle avant même d’être femme. Fidèle à son époux, cela va sans dire, mais aussi à son maître, qu’elle aurait l’impression de trahir, si elle franchissait le seuil de la reconnaissance avant lui. Alors elle attend qu’il fasse le premier pas, et elle prie pour que ce miracle, qui ramènerait un bonheur complet au manoir, s’accomplisse enfin. Maurice, lui, ne s’embarrasse pas de ce qu’en son for intérieur, il considère comme des simagrées de vieux, autant en ce qui concerne Marie que son patron. Plus que la fille d’un Jonathan qu’il ne parvient pas à imaginer Papa, il voit en Cécilia la quasi-réincarnation de madame Martine, et la traite avec tous les égards dus à ce statut sacré à ses yeux. C’est pour Martine, par Cécilia interposée, qu’il réanime le jardin que, depuis des années, il se contentait d’entretenir et de maintenir. Aujourd’hui, il se remet à créer des harmonies, et entraîne Jacques, pourtant apparemment étanche, dans des dépenses conséquentes de plants nouveaux, de bulbes et d’oignons. Cécilia aime les rhododendrons et les azalées, comme Martine. Il en plante de nouvelles variétés, dont les jeunes pousses s’épanouiront sous les ramures de la génération précédente, hauts maintenant de plusieurs mètres. Cécilia aime les roses, comme Martine. Il en réorganise les massifs, mêlant de nouvelles races à celles en place. Cécilia aime les fleurs des champs, toutes simples dans leurs robes unies, comme Martine. Il redessine les massifs, et trouve de nouvelles harmonies. En l’espace de quelques semaines, le jardin de Martine a consacré l’union, par les plantes, de la grand-mère si tôt disparue, et de cette petite fille, dont elle n’a pas eu le temps d’imaginer l’existence. Bien sûr, personne ne s’en rend compte. Tout le monde trouve le résultat ravissant, mais reste aveugle au message de continuité qu’il essaie, avec son langage à lui, de leur transmettre. Tout le monde, sauf Cécilia, qui bien qu’elle ne sache pas que la dame dont parle si souvent son vieil ami est sa grand-mère, perçoit, malgré tout, qu’elle est au centre d’un grand secret. Puisque c’est un secret, elle n’en parle pas. Sauf avec les yeux. Mais c’est un langage que Maurice seul peut comprendre, alors, ce n’est pas grave. Un jour, peut-être, si elle est très sage, le vieux jardinier lui confiera son secret. Et dans sa tête de toute petite enfant, elle se plaît à croire que ce jour là sera le plus beau de sa vie.

 

 

«««««

 

 

Mademoiselle Di Stéphano arpente son bureau d’un pas nerveux. Le détective l’a appelée au début de la matinée, la cueillant à froid à son arrivée, ce dont Dali a une sainte horreur. Tout le monde, dans son service, sait cela, et personne ne serait assez inconscient pour la déranger dans la demi-heure qui suit le début de sa journée de travail. C’est en effet le temps qu’il lui faut pour se mettre dans l’ambiance, boire son café, et parcourir les journaux. Il a fallu une standardiste stagiaire pour oser, par méconnaissance du caractère de l’ogresse, faire sonner chez elle le téléphone. La panique que sa colère a provoquée chez la jeune employée lui a fait faire une fausse manœuvre, et c’est ainsi qu’elle s’est trouvée en ligne avec l’inopportun correspondant. Lequel s’est, qui plus est, permis une allusion grivoise, ce qui a achevé de gâcher la matinée, pourtant ensoleillée, de la jeune femme. L’homme avait, prétendait-il, des nouvelles fraîches, à lui communiquer. Rien de très urgent toutefois, s’était-il permis d’ajouter, et il avait osé proposer de l’emmener dîner pour en parler. C’est d’un ton péremptoire qu’elle lui avait intimé l’ordre de débarquer à la minute, avec la ferme intention de le remettre dans le droit chemin. Sans doute l’avait-il oublié, mais dans les relations que quiconque pouvait avoir avec elle, elle revendiquait le port exclusif de la culotte. Elle tourne donc en rond dans son bureau, attendant le mâle trop vaniteux, et remâche les termes qu’elle a décidé d’employer à son encontre pour lui rappeler que ce n’est pas parce qu’il a pu partager son lit qu’il doit se croire tout permis.

On frappe. Elle s’assied à même le bureau, et de sa voix de rogomme, aboie l’ordre d’entrer. Le détective s’exécute, avec un large sourire. Il n’est pas tombé de la dernière pluie, et s’est préparé à affronter l’orage avec sérénité. Avant qu’elle ait pu articuler le premier mot d’une tirade pourtant longuement mûrie, il referme la porte avec soin, et va, comme si de rien n’était, s’installer dans la sculpture qui l’accueillit à sa première visite. Puis il pose soigneusement son chapeau sur ses genoux croisés, et attend. Dali, suffoquée par tant d’audace, en reste bêtement juchée sur sa table de travail, comme une poule sur un perchoir, pense-t-elle in-petto, ce qui achève de la déstabiliser. D’autant que l’homme enfonce encore le clou.

– » Je vous comprends parfaitement, mademoiselle, de rester ainsi assise sur votre bureau. Ces fauteuils, pour esthétiques qu’ils soient, ont sûrement été dessinés par un designer sans derrière, si vous me pardonnez l’expression. J’ai toujours trouvé que c’était pécher que de confier à cette chose informe votre si admirable postérieur. »

C’en est trop. Dali éclate de rire et saute lestement du meuble pour se rapprocher du détective.

– » Alors, mon cher, en quoi consistent ces confidences, que vous désiriez réserver à mon oreiller ?

– Loin de moi cette pensée, mademoiselle. C’est de dîner, dont j’ai parlé.

– C’est vrai. Mais vous seriez le dernier des mufles si vous me juriez vos grands dieux que votre pensée s’arrêtait au dessert !

– Je ne vous ferai pas cette injure.

– Assez plaisanté, je vous écoute.

– La cible a bougé.

– Votre langage cynégétique m’est incompréhensible, mon cher. Pourriez-vous être plus clair ?

– Mademoiselle Monplaisir a déposé une demande de visa de longue durée, afin de pouvoir bénéficier d’un permis de travailler en France. Mon contact m’a aussitôt prévenu. Il m’a également communiqué l’adresse actuelle de cette jeune personne.

– Et où se cache-t-elle ? Quelque part à Paris, sans doute.

– Pas du tout. Elle est hébergée en Bretagne, chez un certain Jacques Réminiac.

– Quel nom avez-vous dit ?

– Jacques Réminiac.

– Nom de Dieu de bordel de merde !

– Tant que ça ?

– Oh, ça va vous. Taisez-vous et laissez-moi réfléchir.

– Faites vite, mon contact attend.

– Qu’est-ce qu’il attend ?

– Des instructions. Je le paye suffisamment cher pour qu’il puisse égarer un dossier quelques jours, mais il tiendra difficilement plus d’une semaine.

– Excusez-moi, mais je ne vous suis pas.

– C’est vrai, j’ai oublié de vous dire que j’ai très légèrement modifié notre plan initial.

– Sans m’en parler !

– Une inspiration subite. Je vous explique. J’ai momentanément désamorcé votre plainte, afin que nous gardions une certaine souplesse dans la gestion de notre affaire. Il me suffit d’un coup de téléphone pour remettre la machine en branle. Mais alors, la police sera automatiquement dans le coup, et je me suis dit que, dans un premier temps, nous pourrions peut-être souhaiter négocier en dehors des voies officielles, compte tenu de votre popularité. Il suffirait en effet qu’un journaliste tombe sur le morceau pour fausser le débat.

– C’est finement joué, sur le plan stratégique. En revanche, je n’apprécie que très modérément votre conduite à mon égard. Ne recommencez jamais ce genre de cachotterie !

– J’y veillerai. Que faisons-nous ?

– Qu’en pensez-vous ?

– Je pense que vous pourriez peut-être me dire qui est ce monsieur Réminiac. J’ai pour principe de ne jamais me lancer sans connaître l’adversaire. »

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