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Les carnets de Jonathan – épisode 10

chapitre 10

au jour le jour

La grande femme blonde, aujourd’hui sculptée dans un bloc de stretch rose et de Nylon grège, attend son invité comme le ferait un homme d’affaire satisfait de savoir que ses dossiers évoluent dans la direction souhaitée. Elle est assise au fond de l’une des structures de tubes chromés, de bois ployé, et de cuir noir qui, ayant été conçue par un esprit sans doute supérieur, mais indubitablement tordu, pour accueillir des postérieurs de volumes divers, doit quelque part mériter l’appellation de fauteuil. Elle a croisé très haut ses jambes longues et finement musclées, de telle sorte que son futur interlocuteur, qui n’aura d’autre solution que d’engoncer le bas de son dos dans la sculpture qui lui fait face, ne puisse un instant ignorer qu’elle ne supporte pas les collants. Elle lui doit bien une petite compensation. Le cher homme a, semble-t-il, parfaitement travaillé, comme l’atteste le rapport qu’elle a trouvé sur son bureau, avec le courrier du matin. Mais Dali di Stéphano préfère les comptes-rendus oraux, qui sonnent comme des actes d’allégeance. Après une lecture sommaire du document, elle a donc fait convoquer le détective par son secrétariat, et l’attend, l’oeil fixé sur sa montre, pour le cas où un retard, même léger, de l’ex-policier, offrirait malgré tout un exutoire à sa morgue congénitale.

On frappe. C’est raté, l’homme est à l’heure, et même à la minute. Elle s’offre le plaisir mesquin de le faire attendre un peu, avant de lui intimer l’ordre d’entrer. La porte s’ouvre, et le costaud paraît. Malgré la cinquantaine qu’avouent ses tempes grises, et les pattes d’oie qui encadrent un regard toujours attentif, il se dégage de lui une impression de puissance alerte, de vivacité musclée qui ne laisse pas la jeune femme indiffé­rente. Ce sentiment ne ressemble en rien à celui que peuvent éprouver certaines poupées de fac en feuilletant en douce, dans les vestiaires des filles, ces revues qui présentent, dans la tenue de leur naissance, de jeunes bodybuildeurs au corps huilé, et qui leur font cacher leur émotion sous des rires bêtes et des plaisanteries grivoises. Il s’agit tout au contraire d’une envie raisonnée de carnassière, qui se demande quelle sensa­tion peut bien offrir l’étreinte d’un athlète qui aurait l’âge d’être son père. Elle se dit justement qu’il faudra qu’elle y goûte, un de ces jours, pendant que l’homme s’avance. Sans quitter son fauteuil, elle tend vers lui sa main, sur laquelle il s’incline, puis, d’un geste du menton, lui indique l’autre siège. Il s’assied, et attend. Un long silence s’installe, que trouble seulement le souffle mécanique de la climatisation.

Enfin, après qu’il ait baissé les yeux, elle se décide à parler. Elle n’utilise pas aujourd’hui sa voix de rogomme, réser­vée aux engueulades monumentales dont elle use et abuse à l’égard de son personnel, ou de ses amants, quand on la contrarie, ce qui arrive plusieurs fois par jour, pour son plus grand plaisir. Elle adore terroriser son entourage, c’est sa manière à elle de faire oublier d’où elle vient, et de dissimuler, plus encore à son intention qu’à celle de tiers éventuels, cette peur viscérale de perdre un jour ce pouvoir qu’enfin elle maîtrise, et qu’elle a si chèrement payé. Mais elle possède d’instinct un certain sens de l’équilibre dans la communication, et partant du principe qu’un bâton sans sa carotte est aussi inutile qu’une contractuelle sans son carnet à souche, elle sait au besoin se faire enjôleuse, et panser avec langueur les blessures qu’elle a ouvertes. Elle utilise alors ce qu’elle appelle elle-même sa voix d’Ange Bleu, basse, profonde, chaude et sensuelle. Quiconque l’observerait, bien à l’abri derrière un tube cathodique, la trouverait caricaturale, dans ce rôle d’allumeuse, et pour tout dire presque ridicule. La même personne, homme ou femme, confrontée au phénomène en chair et en os ne résisterait pas longtemps au jeu de séduction pour elle déployé. Il en est en effet du ridicule comme d’un tableau de maître, il faut du recul pour en percevoir la valeur.

– » Je vous écoute mon cher.

– Il n’y a pas grand chose à ajouter à mon rapport, made­moiselle, et je pensais que vous m’aviez demandé de passer pour me confier une autre mission.

– N’allez pas trop vite, mon ami. Je ne suis pas absolu­ment sûre que celle-ci soit terminée. Je n’ai fait que parcourir votre rapport. Redonnez-m’en les grandes lignes.

– A votre convenance, mademoiselle. Nous avons donc pu établir le parcours de la jeune femme depuis son départ de votre bureau. Elle est d’abord passée chez elle, où elle a rassemblé ses affaires et celles de sa petite fille dans une grande malle, et un sac polochon. Elle a ensuite réglé son mois, et a définitivement quitté son meublé, sans même chercher à récupérer ses trois mois de caution. Puis elle a pris un taxi, que nous avons eu beaucoup de mal à retrouver. Le chauffeur qui s’est chargé de la course a en effet été licencié depuis pour conduite en état d’ébriété. Mais nous avons fini par lui remettre la main dessus, au fond d’un bar. Il nous a encore fallu près de vingt heures, et l’emploi de méthodes peu orthodoxes, je l’avoue, pour le faire parler. Il a fini par nous donner l’adresse de livraison. C’est la malle qui l’a marqué. Elle l’avait empêché de fermer son coffre. Il se souvenait donc parfaitement avoir conduit les demoiselles Monplaisir jusque chez un vieil artiste dénommé Georges Clémenceau.

– J’aurais dû m’en douter. Je m’en veux de n’avoir pas pensé à vous parler de lui. Vous auriez gagné un temps précieux.

– Je n’en suis pas vraiment certain, mademoiselle. La jeune femme n’est en effet restée que quelques heures à cette adresse, avant de prendre un avion à destination de Paris, en France. Elle avait donc quitté le territoire canadien avant même que vous nous demandiez d’intervenir. Nous avons toutefois appris qu’elle s’était embarquée sans bagages de soute. Comme vous m’aviez parlé d’un objet à retrouver, nous nous sommes introduits chez les Clémenceau, où se trouvait encore la fameuse malle, que nous avons soigneusement fouillée, sans trouver autre chose que des vêtements, et des ustensiles de dessin.

– La petite peste est donc loin, maintenant. Vous est-il possible de continuer les recherches sur le territoire français ?

– Tout est possible, mademoiselle, c’est une question de moyens.

– Je vous ai dit que cette question ne se posait pas.

– Je ne parle pas seulement de moyens financiers, mademoiselle.

– Je ne vous suis pas.

– Il nous faudrait en savoir davantage sur toute l’histoire, sur les raisons qui vous poussent à faire rechercher cette personne, et sur la nature de l’objet que vous désirez retrouver. Avouez que « Si vous le trouvez, vous le reconnaîtrez » est une description pour le moins vague de la chose en question.

– Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus. Disons que la personne en question, si elle se décide à utiliser ce qu’elle m’a dérobé, peut me causer de très grands torts. Ce que je ne comprends pas, c’est sa fuite en France, justement après m’avoir volé ces documents. Oui, je peux quand même vous le dire, il s’agit de documents. Tant qu’elle est en possession de ces papiers, je ne peux rien contre elle. Mais j’imagine mal qu’elle puisse me faire chanter depuis la France.

– Fuir à l’étranger n’est pas une si mauvaise méthode pour se mettre momentanément à l’abri. Mais vous avez dit qu’elle pourrait vous faire chanter ?

– C’est ce que j’ai dit en effet. Pourquoi donc, sinon, aurait-t-elle pris le risque insensé de s’introduire dans mon bureau, et d’y voler les documents en question ?

– Je ne peux pas répondre à cette question tant que je ne sais pas ce que contiennent ces documents, ce que représente cette personne pour vous, ni ce que vous représentez pour elle. Si je me mets à chercher dans cette direction, je suis certain de trouver une explication plausible à son comportement. Ce n’est qu’une question de temps. Il va de soi que si vous me fournissez ces éléments vous même, nous pourrons aller beaucoup plus vite, et mettre au point la stratégie de défense la mieux adaptée à votre cas.

– Vous avez raison, mon cher. Vous avez parfaitement raison. Je suis sotte de ne pas avoir compris plus tôt l’étendue de vos qualités professionnelles, et d’avoir pu penser un instant que vous pourriez manquer de discrétion. Il est évident, bien sûr, qu’un manquement de ce genre à la déontologie de votre confrérie sonnerait le glas de votre entreprise. La discré­tion constitue votre fonds de commerce, n’est-ce pas. Pardon­nez ma méfiance, mais pour moi, c’est exactement le contraire. Je vis de ragots, mon cher. Ils sont source de grandes riches­ses, pour qui sait les manipuler. Mais ils sont aussi dangereux qu’un flacon de nitroglycérine. Une erreur de manipulation, et ce qui reste de vous permet de penser que vous n’avez jamais existé. Vous comprenez donc ma prudence, même à votre égard. Bien. Je vais donc tout vous raconter. Mais pas maintenant, je suis attendue. Êtes-vous libre pour dîner ce soir°? C’est parfait. Passez me prendre chez moi vers huit heures trente. Nous aurons la soirée pour conspirer. Pour l’heure, il faut que vous m’excusiez, j’attends du monde. Je vous raccompagne. »

 

 

 

«««««

 

 

Le 29 avril,

Quelque part au fin fond de la France

 

 

 

Chers vous deux,

 

 

J’ai vraiment été désolée d’apprendre tout le tracas qu’a provoqué mon court passage chez vous. Je ne pensais pas qu’elle retrouverait si vite ma trace. Mais il faut dire que la peste possède des moyens presque illimités, quand il s’agit de nuire. Je vous rassure tout de suite, j’ai bien reçu ma grande malle, le même jour que votre lettre, et il n’y manquait rien. Je comprends bien que ça vous ennuie de penser que j’aie pu vous cacher quelque chose, mais il faut que vous compreniez que c’est pour votre bien, et que moins vous en saurez à ce sujet, mieux vous vous porterez. Je ne vous révélerai donc pas la nature de ce que les pseudo-cambrioleurs qui vous ont visités recherchaient. Disons simplement qu’il s’agit d’une sorte de contrat d’assurance qui doit, je l’espère, me délivrer enfin de l’emprise de qui vous savez, et me permettre de démarrer une nouvelle vie en paix ici. Pour dire la vérité, je n’avais pas prémédité tout ceci, et je n’ai pas encore déterminé la meilleure façon de faire fructifier ce placement tombé du ciel. Je pense toutefois que, bien utilisé, il pourrait peut-être m’autoriser à envisager un retour au pays dans de bonnes conditions. Mais il est de toute façon trop tôt pour en parler.

Notre vie ici s’organise de façon plutôt agréable. Cécilia s’acclimate bien. Elle s’est faite un véritable ami en la personne du gardien de la maison, qui est un champion du jardinage, et se conduit avec elle comme un grand-père gâteau. C’est un bien brave homme qui doit souffrir de n’avoir pas de petits-enfants à choyer, et qui nous a prises en affection, toutes les deux. Avec son épouse, Marie, qui fait office de gouvernante, l’atmosphère est plus tendue. On ne peut pas vraiment parler d’inimitié, mais je la sens très réservée à notre égard. Il faut dire qu’elle n’est plus toute jeune, et que notre arrivée a provo­qué pas mal de chamboulements dans sa vie jusque là si tran­quille. Heureusement, Cécilia comme moi tenons bien notre rang à table. La dame est en effet un véritable cordon bleu, et elle se dégèle peu à peu en nous voyant faire honneur à sa cuisine. Je pense que nous finirons par l’apprivoiser. Quant au maître de maison, nous ne le rencontrons que rarement. Il prend même la plupart de ses repas seul. Maurice, le jardinier, sentant que j’étais gênée d’être ainsi cause de dérangement, m’a dit de ne pas m’inquiéter. Il pense qu’il faudra à monsieur Réminiac une période d’acclimatation, mais qu’il ne tardera pas à revenir faire table commune avec le reste de la maisonnée. Je n’en suis pas aussi sûre que lui, même s’il connaît mieux que moi son patron. Je sens chez cet homme une blessure profonde, qu’il refuse de laisser se refermer tout à fait. En nous fuyant, Cécilia et moi, c’est sa guérison qu’il semble fuir, en même temps qu’un retour à une vie normale. Il se complaît dans sa souffrance, et je vous avoue que ça me fait mal, car je ressens une certaine tendresse pour cet homme que je devine fragile, et plein de bonté. J’espère que le vieux Maurice a raison, et que le temps adoucira sa peine, et le ramènera petit à petit dans l’univers des vivants.

S’il nous évite, dans les actes courants de la vie quoti­dienne, il s’est, en revanche, montré d’une belle efficacité pour me trouver du travail. Je vous avais écrit que monsieur Réminiac connaissait du monde dans l’édition. Il s’agit de l’associé majoritaire d’une maison spécialisée dans les livres pour enfants. Cet homme, si j’en avais la commande, je le prendrais comme modèle pour illustrer le Doolittle de Dickens. C’est un gros monsieur rouge et luisant, qui dégouline de gentillesse et de bonnes manières. Il s’est montré très inté­ressé par les travaux que j’ai pu lui présenter, et s’il m’a bien précisé qu’il n’interviendrait pas d’autorité pour faire accepter mon travail, il s’est engagé à le présenter à la responsable des collections. C’est une introduction qui en vaut bien d’autres, j’imagine. Je croise les doigts, mais puisqu’il ne m’arrive que du bien depuis mon arrivée sur le vieux continent, j’ai comme le pressentiment que je pourrais bien décrocher bientôt ma première commande. D’autant que, durant mes longues heures de travail solitaire, il m’est venu une idée. Et j’avoue humblement qu’une fois de plus, c’est à mon vieux Georgie que je la dois, et à la lecture de votre dernière lettre. Regardant en effet, par la verrière de l’atelier, Cécilia découvrir les fleurs du jardin, main dans la main avec Maurice, j’ai eu l’idée d’écrire un conte pour enfant, dont j’assurerai bien évidemment l’illustration. J’ai commencé à y travailler, et je peux dire sans trop de forfanterie que l’histoire vient bien. Ca s’appellera « Le merveilleux voyage de Perle de Nuage ». Qui sait, la maquette que je suis en train de préparer saura peut-être émouvoir cette directrice de publication, que j’espère rencontrer bientôt. J’aimerais tant pouvoir vous écrire dans ma prochaine lettre que je recommence vraiment à vivre, c’est-à-dire à être de nouveau autonome.

Portez-vous bien, mes amis, et veillez l’un sur l’autre. Je suis avec vous par la pensée. Perle de Nuage se joint à votre petite squaw pour vous envoyer mille baisers iodés.

 

Océane, affectueusement.

 

 

«««««

 

Cécilia joue seule à la balançoire. Maurice a été contraint de l’abandonner quelques dizaines de minutes auparavant, afin de faire son travail. Il n’est payé par personne pour jouer les grands-pères de remplacement, et la froideur distante que le grand Jacques persiste à marquer à l’égard de ses invitées incite le jardinier à procéder avec mesure. S’il s’écoutait, il passerait la journée entière avec la petite fille, dans le jardin, ou dans la serre, à lui enseigner tous les secrets de la terre et du monde végétal. Mais tant que le maître ne montre pas lui-même le chemin, il préfère s’en tenir à un profil bas de circons­tance. Il s’en est donc allé seul manoeuvrer sa brouette, laissant la petite fille se balancer.

Cécilia se sent bien, caressée par une légère brise marine qui fait paraître timide encore le soleil des derniers jours d’avril, qui sonne pourtant le glas des frimas et de la mauvaise saison. Cécilia se sent bien car sa maman sourit maintenant tous les jours, et paraît heureuse de travailler dans le grand atelier sous le toit, à tel point qu’elle, Cécilia, n’a même pas besoin de rester à ses pieds pour lui donner du courage.

Cécilia se sent bien car elle a un véritable ami, pour elle toute seule, un ami qui lui raconte des histoires merveilleuses sur les fleurs, des histoires qui nourrissent ses rêves d’enfant, et font que maintenant, elle s’endort en souriant. Alors, heureuse et sans souci, elle se balance avec ardeur, et tirant sur les cordes, et en pliant les jambes, comme le lui a appris Maurice, le jardinier complice.

Et puis, soudain, elle s’arrête de jouer. Elle attend sagement que l’agrès cesse son mouvement de pendule, en prenant grand soin de ne pas frotter ses chaussures sur la terre, ce qui lui ferait pourtant gagner du temps. Elle fixe un massif d’azalées, intensément, comme s’il s’y cachait un mystère. Puis elle sourit. Elle descend de la balançoire et s’avance doucement vers le bosquet. Mais la voici qui change de direction, et semble chercher dans l’air, un objet invisible. Elle tourne lentement sur elle-même, attentive au moindre bruit, à la plus infime vibration de l’atmosphère, et soudain de redresse, avant de sourire de nouveau, au grand lilas blanc, cette fois.

L’esprit de Jonathan tressaille. Serait-il possible que… Pour en avoir le coeur net, il change encore de position, et s’en va se percher sur une rocaille qui flanque un bassin à poissons. La petite paraît perdue, un court instant, et se remet à chercher, les yeux plissés, la mine tendue. Puis, regardant le bassin, elle sourit une fois encore, comme un enfant espiègle qui vient de deviner où s’est caché son partenaire de jeu. Pour la première fois depuis qu’il se promène dans l’autre monde, Jonathan se sent véritablement glacé. Il n’ose plus bouger. Il n’ose même plus penser. La petite fille et l’esprit de son père se font face, sans bouger. Puis la voix d’Océane rompt le charme, appelant la gamine au goûter. La petite sourit encore, se retourne, et part en courant rejoindre la cuisine. Jonathan reste seul, planté sur son rocher, la tête pleine de questions. C’est le moment que choisit son mentor pour se manifester.

« – Eh ! P’tit gars ! J’vous trouvions ben silencieux depuis que’que temps. C’est-y donc que, par miracle, tu n’aurais plus rien à dire ?

– C’est exactement ça, en effet.

– Tiens Jeannette ! Prends ça dans la poire ! Ca t’apprendras à essayer d’être aimable. Et peut-on espérer, par un effet de votre bonté, pouvoir bénéficier d’une quelconque explication sur la morosité aussi soudaine qu’incongrue de votre seigneurie, not’ bon maître ?

– Ecoute, Jeannou, je n’ai pas envie de parler, c’est tout ! Laisse-moi, veux-tu ?

– Ben non. Je veux pas. Tu commences, ou plutôt tu continues, à m’inquiéter sérieusement. C’est mon premier « mentoring », vu qu’on n’en fait qu’un chacun, et je n’ai donc pas d’autre expérience que celles qui me sont transmises par les esprits de phase deux qui ont terminé le leur, mais j’ai quand même l’impression que je vais avoir du mal à gagner mes ailes, avec un client comme toi.

– Désolé, c’est comme ça. Je n’y suis strictement pour rien.

– Désolé, désolé. C’est moi qui suis désolée, oui. Enfin, Jonathan, tout marche comme sur des roulettes, maintenant. De quoi te plains-tu ?

– Mais je ne me plains pas.

– C’est encore pire. D’autant que tu me fermes ton esprit, et que je ne peux donc pas savoir pourquoi tu fais cette tête d’enterrement.

– Belle image, compte tenu des circonstances.

– Mais enfin, merde ! Qu’est-ce qui ne va pas ?

– Rien. Ou, plutôt, rien ne va. C’est aussi simple que ça.

– Attends, je ne te suis pas. Je résume en quelques mots la situation telle que je l’analyse, et tu m’arrêtes au moment où tu situes le problème, d’accord ?

– Si tu veux.

– Bon. Je commence. Vroum, vroum, crac boum, amen. On se retrouve plus tôt que tu ne le pensais, je t’explique le topo des trois phases. Comme tu comprends vite, tu veux filer directement au chapitre deux, mais je te ramène en bas, afin que tu puisses quand même accomplir ton dégagement dans les règles, bien qu’à t’en croire, tu ne laisses rien ni personne après toi. Arrivés en bas, on tombe sur une réunion de famille pour le moins surprenante, au cours de laquelle on apprend que rien, pour toi, c’est une femme, et surtout une petite fille, dont tu ignorais l’existence, je te l’accorde. Tu me fais alors un gros coup de spleen, et tu m’expliques qu’il ne t’est pas possi­ble de te dégager tant que l’avenir de cette gamine ne sera pas assuré, ce que, bonne poire, j’admets, malgré le contretemps que cela représente. C’est pas que je sois pressée, pressée, mais quand même. Là-dessus, ton cher papa, que soit-dit en passant tu sous-estimes, trouve une solution à l’intégralité des problèmes, en assurant le vivre et le couvert à nos deux réfugiées du nouveau monde. Je note que tu ne m’as pas interrompue, et que j’ai terminé mon histoire. Il n’y a donc pas de lézard, on se lève, et on retourne en haut.

– Ben non.

– Non ?

– Non !

– Bien. Reprenons depuis le commencement.

– Je t’en prie, ça suffit ! Arrête ton cinéma.

– T’en as de bonnes. J’aimerais pouvoir suivre, c’est tout !

– Ca n’est pourtant pas bien difficile à comprendre. Contrairement à ce que tu prétends, mon père n’a rien arrangé du tout à la situation. Au contraire. Il n’a fait que la compliquer, en refusant de s’y impliquer, et en négligeant une donnée essentielle du problème.

– Je ne percute toujours pas.

– Ca ne m’étonne pas. Tout ce qui t’intéresse, c’est de continuer ton chemin. Mais je ne te retiens pas. Vas-y. Tu trouveras bien une explication à mon retard.

– Arrête avec ça. Tu sais bien que c’est impossible, et que nos destins sont liés, pour l’instant. Alors explique-moi pourquoi la solution trouvée par ton père ne te convient pas.

– D’abord, parce qu’elle ne tient aucun compte de la raison pour laquelle Océane et Cécilia sont venues jusqu’en France, plus de trois ans après ma disparition, raison que nous ignorons toujours. Ce n’est sûrement pas simplement pour dire bonjour. Quelque chose, ou quelqu’un, les a obligées à fuir Québec. Tant que nous ne saurons pas de quoi il s’agit, nous ne pourrons pas prétendre qu’elles sont en sécurité.

– Mais leur sécurité ne te concerne plus.

– Et bien si.

– Admettons. Ensuite ?

– Ensuite, parce que mon père se refuse à considérer Cécilia comme sa petite-fille.

– Je me permets de te faire remarquer que tu as toi aussi commencé par nier l’existence de ta fille. Or, si tu ne pouvais avoir aucun doute sur ta paternité, ce n’est pas le cas de ton père, qui peut nier la filiation jusqu’à ce qu’une analyse médicale poussée l’oblige à reconsidérer sa position. Ceci étant posé, je ne comprends pas pourquoi tu en fais un fromage. Je pense en effet comme ton ex-Dulcinée qu’il n’est peut-être pas bon d’obliger Cécilia à endosser brutalement le tartan du clan Réminiac, qu’elle ne connaît ni d’Eve ni d’Adam. Pourquoi ne te contentes-tu pas de l’aide matérielle qu’il leur apporte à toutes les deux ?

– Parce que ça ne résout pas son problème à lui.

– Il a un problème, ton père ? Tu m’avais caché ça !

– Sois sérieuse cinq minutes, s’il te plaît. Si mon père refuse de reconnaître Cécilia comme sa petite-fille, ce n’est pas tant par défiance envers Océane, ni parce qu’il a un doute sur son identité réelle. Même Maurice, qui pourtant ne sait rien, a trouvé criante la ressemblance de Cécilia avec ma mère. Ce n’est pas non plus pour protéger les intérêts de qui que ce soit, quant à la distribution de son héritage, ce qui pourtant lui ressemblerait assez. Il est toujours très ferme, sur les questions d’argent, mais n’a, en l’occurrence, personne à protéger. Son attitude vis à vis de Cécilia et d’Océane est dictée par la volonté qu’il a de ne plus laisser la vie s’immiscer dans sa solitude et dans sa mélancolie. Il s’est mis en roue libre, en attendant la mort, et oppose une inertie farouche à tout ce qui pourrait l’obliger à se battre de nouveau, à redevenir l’homme d’action aux décisions sûres et sans appel qu’il fut.

– Je te trouve à la fois très pessimiste, et très exigeant. A mon avis, il a pris rapidement une bonne décision, dans une situation aussi soudaine que difficile.

– Tu ne le connais pas. Il est capable de faire beaucoup mieux. Pour l’instant, il s’est contenté de trouver la formule qui lui permet d’éluder le problème, sans se donner mauvaise conscience. C’est tout.

– C’est déjà pas mal.

– Non, ce n’est rien. Je veux qu’il se reprenne, et assume son rôle de chef de famille, puisque famille il y a. Tant qu’il s’y refusera, ma fille et sa mère ne seront pas réellement en sécurité.

– Et ben. C’est encore pire que ce que je craignais. Enfin, Jonathan. Ressaisis-toi. Ta nénette n’est pas complètement manche. Le coup de pouce donné par ton père lui permettra de redémarrer une nouvelle vie, en France, et d’assumer sa gosse toute seule. Elle ne sera ni la première ni la dernière à qui ça arrive.

– Tu oublies juste un détail.

– Je t’écoute.

– Océane est canadienne, tout comme Cécilia, puisque je n’ai pas pu la reconnaître à sa naissance. Elles ne doivent donc bénéficier que d’un visa touristique, qui arrivera tôt ou tard à expiration. Et après, que font-elles ? Elles replongent dans leurs mystérieux ennuis nouveau-mondesques ?

– Touché. Ca, c’est effectivement un problème. Que proposes-tu ?

– Je n’en sais rien. »

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