chapitre 11
Le notaire
– » Entrez, mon cher maître, entrez. Je suis bien content de vous revoir, après tant d’années à ne communiquer que par téléphone !
– Et la faute à qui, mon jeune ami ? Je ne comprends toujours pas le coup de folie qui vous a fait liquider vos affaires si vite, surtout pour vous enfermer dans ce trou perdu !
– C’est que, contrairement à ce que vous semblez croire, je ne suis plus aussi jeune que cela.
– Je le suis pourtant, moi, qui ai près de vingt ans de plus que vous. C’est l’activité qui maintient en forme, mon garçon, la retraite, ça endort.
– Je devais avoir envie de dormir, voilà tout. Mais je ne vous ai pas demandé de passer me voir afin de recommencer, une fois encore, cette discussion stérile qui nous oppose depuis trois ans. Dites-moi plutôt ce que vous pensez du travail de ma petite protégée. »
Jacques Réminiac s’efface lestement devant le gros homme qu’il a accueilli à l’entrée de son bureau, privilège réservé à quelques rares élus, la règle commune exigeant des visiteurs ordinaires qu’ils fassent seuls le chemin qui mène de la porte à la table de travail. Il le débarrasse de son manteau de laine, de son écharpe et de son feutre, et veille au confort de son installation dans le fauteuil réservé aux invités. Puis, sans prononcer un mot, renouant avec une ancienne tradition, oubliée depuis quelques années, il sort du tiroir central de son bureau une boite de bois précieux aux dimensions imposantes, et en extrait triomphalement deux énormes cigares cubains. Le coffret étant doté des derniers raffinements en matière de contrôle d’hygrométrie, les barreaux de chaise, par ailleurs protégés dans un emballage métallique individuel, n’ont pas souffert de leur enfermement. Il en tend un à son interlocuteur en précisant :
– » Je n’ai pas eu l’occasion d’ouvrir ce coffret depuis votre dernière visite, mon cher maître. »
Puis, laissant le visiteur, manifestement ravi, humer le cigare qu’il vient de délivrer de son tube d’aluminium, il poursuit ses préparatifs en servant deux larges rasades d’un bas-armagnac qui a peut-être connu le vieux notaire en culotte courte.
– » Il est un peu tôt pour vous offrir l’apéritif, et je sais que vous n’aimez pas le thé. J’ai la faiblesse de croire que mon choix conviendra aussi bien à l’heure qu’à l’invité. »
Le notaire acquiesce d’un sourire. Jacques, alors s’assied à sa place, derrière le bureau, et considère en silence, et en souriant, l’homme qui se cache derrière les premières volutes bleues.
S’il annonce près de quatre-vingts ans, l’ancien notaire les porte avec une vigueur peu commune, compte tenu d’un respectable embonpoint. Il fait partie de cette espèce de notables de province qui commencent à paraître vieux, et respectables, à l’approche de la cinquantaine, pour ne plus évoluer, ensuite, que tout doucement, laissant les minces les rattraper, les dépasser en flétrissures et en désagréments articulaires, ignorant les régimes et les médicaments, à la grande confusion de la médecine moderne. Ce sont des chênes, jamais fragiles, toujours debout, jusqu’à ce qu’au jour ultime, un coup de tonnerre vasculaire les foudroie.
Maître Leclerc, nom prédestiné, fut un des premiers clients de Jacques, à qui il présenta, par la suite, l’aréopage de sa propre clientèle, contribuant ainsi au développement du tout nouveau cabinet de conseil en placements. A la mort de Martine, il fut d’un grand secours au jeune homme, en l’empêchant de se laisser aller au désespoir. Il resta ensuite de longues années le notaire exclusif de l’entreprise, jusqu’au jour où il trouva plus amusant de faire « des affaires » pour son propre compte, plutôt que pour celui des autres. Il confia donc l’étude à son premier clerc, et Jacques sut alors lui renvoyer l’ascenseur, en l’initiant aux mystères de la bourse. Puis, quelques années plus tard, devenu grand-père, il décida de prendre sa retraite, et, sa fortune faite, s’offrit, pour le franc symbolique, une entreprise d’édition de livres pour enfants en faillite, aventure dans laquelle il ne manqua pas d’entraîner quelques amis à lui. Il y démontra de véritables capacités d’entrepreneur, redressant l’affaire, créant des emplois nouveaux, sachant investir dans de jeunes talents, sans trop se soucier du diktat exercé par certains psychologues en matière de littérature pour tout-petits. Il continua pourtant à rencontrer Jacques, qui gérait une partie importante de son patrimoine, de façon régulière, à l’occasion de dîners exploratoires dans les restaurants les plus fins de la capitale, jusqu’à la vente du cabinet, suite au décès de Jonathan. Depuis, le grand homme ayant choisi de se retirer du monde, ils s’étaient un peu perdus de vue, se contentant d’échanger quelques banalités par téléphone, toujours à l’instigation du notaire. Celui-ci en effet ne pouvait supporter l’idée que la retraite de Jacques fut définitive, et cherchait par tous les moyens à le convaincre de refaire sa vie. Il lui avait même proposé une association, dans le cadre de l’extension de son entreprise. Le grand refusait tout en bloc, gentiment, mais fermement, au désespoir de son seul véritable ami. Qu’on ne se méprenne pas à ce propos. Maurice et Marie Martinez étaient aussi proches de Jacques Réminiac qu’il est possible, et constituaient de fait sa seule famille. Mais ils ne pouvaient lui offrir la qualité intellectuelle des échanges qu’il avait avec le vieux notaire, pour qui Jacques restait un cadet à guider et protéger. Maître Leclerc connaissait les moindres recoins de l’âme du grand homme, et se savait unique dépositaire de ses confessions. Aussi, quand celui-ci l’avait appelé de son propre chef, et lui avait exposé le motif de son appel, le vieux notaire avait tressailli, et s’était dit que tout n’était peut-être pas perdu. Il s’était débarrassé de ses rendez-vous parisiens en un tournemain, afin de recevoir la jeune femme, avant d’accourir au Manoir pour obtenir de plus amples renseignements à son sujet.
Il a su cacher son désappointement de ne pas la voir sur le perron, au bras de son ami, pour l’accueillir, et, sous son allure de matou repu, attend avec impatience les confidences qu’on ne manquera pas de lui faire, de gré ou de force. Aussi, à la question que son interlocuteur lui a posée, juste avant de lui offrir cigare et verre de liqueur, songeant que s’il reste passif, il ne saura rien du fond des choses, il décide de répondre par l’offensive :
– » Qui est-elle, Jacques, cette protégée dont vous m’aviez caché l’existence ?
– Je ne vous ai rien caché du tout, mon cher maître, et vous la connaissez depuis presque aussi longtemps que moi. Dites-moi plutôt comment vous l’avez trouvée, et ce que vaut réellement son travail. »
Manifestement, le grand Jacques n’est pas en veine de confidences, en cette fin d’après-midi, bien qu’un faible sourire semble faire pétiller son regard. Le vieil homme décide de jouer cartes sur table.
– » Cessons de tourner autour du pot, tous les deux. Je vous dirai ce que je pense d’elle quand vous m’en aurez appris davantage.
– La phrase, dans votre bouche, sonne comme un ultimatum.
– C’en est un, bien amical au demeurant. Vous savez bien, mon cher petit, que tout ce qui vous touche me concerne au premier chef, et je gage que cette charmante demoiselle saura vous ramener chez les vivants. N’est-il pas normal, par conséquent, que je m’enquière de son curriculum, avant de vous donner ma bénédiction ? »
Jacques ne répond pas immédiatement. Il fait lentement tourner la liqueur dans son verre, et paraît un long moment se perdre dans la contemplation des reflets de vieil or que le feu finissant fait naître dans le vénérable liquide. Puis son regard se porte sur son vieil ami, et il admet, comme à regret :
– » Je sens bien que vous ne partirez pas sans savoir, et l’amitié sans faille que vous m’avez témoignée, pendant toutes ces années, rend légitime votre curiosité. Je vais donc tout vous dire, et vous rendre ainsi dépositaire d’un secret qu’en France au moins, nous ne serons que trois à connaître. Mais laissez-moi vous dire, en préambule, que vous vous trompez lourdement sur l’attachement que je peux avoir pour cette jeune femme. Elle n’est rien d’autre, pour moi, qu’une mission à accomplir. »
Le notaire fait un petit geste de la main, comme pour signifier qu’il se soucie autant du préambule que de sa première chemise, qui, quand bien même elle eut résisté au temps, serait bien en peine, aujourd’hui, d’abriter son imposante bedaine. Puis il se cale dans le fauteuil, et attend.
– » Vous ne me croyez déjà pas. Comment voulez-vous que je poursuive ?
– J’ai pour vous la plus grande amitié, mon garçon, mais je crois pouvoir prétendre qu’il est parfois plus facile de se faire une opinion sur les choses quand elles vous sont extérieures. Vous me permettrez donc d’entendre toute l’histoire avant de décider, en mon âme et conscience, de l’importance qu’il convient d’attribuer à cette jeune et charmante personne. Je vous écoute donc, avec la plus grande attention.
– L’histoire est bien simple, et je vous assure que vous serez déçu. Océane Monplaisir est la dernière personne à avoir vu Jonathan vivant, excepté bien sûr les gens qu’il peut avoir croisés lors de son dernier voyage. Elle a vécu avec lui durant sa dernière année de séjour au Canada, ce que j’ignorais jusqu’à ce qu’elle débarque ici, un soir de pluie, il y a quelques semaines, sans un sou, sans presque de vêtements, fuyant je ne sais quels ennuis, et flanquée d’un adorable problème de trois ans qui se prénomme Cécilia, et qui serait la fille de Jo.
– Vous êtes grand-père ! Et vous me promettiez une déception ! Jacques, mon jeune ami, je me demande parfois si vous n’êtes pas un âne. C’est une histoire merveilleuse, et je ne comprends pas pourquoi vous faites tant de mystères à son sujet. Qu’attendez-vous pour tuer le veau gras ? N’est-ce pas là, par rejeton interposé, une nouvelle version du retour de l’enfant prodigue ?
– Vous semblez ignorer que j’ai employé le conditionnel, quant à la filiation de la fillette, mon cher maître. Avouez qu’il est pour le moins singulier de voir débarquer cette jeune femme plus de trois ans après la mort de mon fils, qu’elle ignorait, paraît-il. Si vraiment elle lui était si liée, comment se fait-il qu’elle n’ait pas cherché à le revoir plus tôt ?
– Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander, Jacques, mais à elle. Vous l’avez fait, avouez-le.
– C’est exact. J’ai eu droit à l’histoire complète de la demoiselle, depuis sa naissance jusqu’à sa grossesse.
– Et ses explications ne sont apparemment pas de nature à vous satisfaire.
– Disons qu’elles mériteraient une enquête approfondie que je ne me sens aucune envie de mener. Je n’en tirerais que des ennuis, et je trouve que j’ai passé l’âge d’avoir charge de famille. D’autre part, pourquoi imposer à cette petite enfant le poids d’une généalogie dont elle n’a que faire, puisqu’elle l’ignore jusqu’à présent.
– Mais enfin, Jacques, les ancêtres sont aussi importants pour un être humain que la vue, ou l’ouïe.
– Il y a bien des aveugles et bien des sourds plus heureux que certaines personnes non handicapées.
– Permettez-moi de vous dire, mon jeune ami, que c’est vous, le sourd et l’aveugle, dans cette histoire, et que cette attitude, qui me navre, ne risque pas de vous rendre plus heureux pour autant. Croyez-vous réellement qu’il soit confortable de vivre la tête plantée dans le sol, comme une autruche ? Qu’êtes-vous devenu, pour refuser ainsi d’assurer vos responsabilités ?
– Du calme, mon cher maître, du calme. Je n’ai jamais dit que je refuserais de venir en aide à ces deux jeunes personnes. Ne les ai-je pas déjà accueillies ici ? Ne suis-je pas en train d’essayer, par votre entremise, de trouver à mademoiselle Monplaisir un travail qui lui permette de recouvrer son autonomie, et de créer, pour sa fille et pour elle, les conditions d’une vie heureuse ? Pensez-vous vraiment que, pour deux jeunes citadines canadiennes, le bonheur peut rimer avec l’enfermement dans une vieille maison perdue au fond de la Bretagne, en compagnie d’un vieux sanglier solitaire et d’un couple de domestiques encore plus âgés ? Soyons sérieux, je vous en prie. Abandonnez votre sensiblerie de roman à l’eau de rose, et reposez les pieds sur terre, mon cher maître. J’ai beaucoup réfléchi à tout cela, et je suis sûr que la solution que j’ai imaginée est la meilleure qui soit, pour tout le monde. C’est tellement vrai que mademoiselle Monplaisir y souscrit entièrement.
– Je n’ose imaginer le marché que vous lui avez mis en main pour qu’elle accepte !
– Je n’ai pas eu grand effort à faire, je vous l’assure. Elle s’est facilement rangée à mon argumentation.
– C’est de la logique que tout cela. Une logique froide, désincarnée, qui nie ce qui fait la raison d’exister de l’homme, ce besoin irrépressible d’appartenir à une lignée, une dynastie, et de contribuer à sa pérennité.
– Allons, allons. Voilà bien un besoin que je ne ressens plus depuis bien longtemps.
– Je suis persuadé du contraire, Jacques. Je suis certain qu’au fond de votre âme, vous mourrez d’envie de prendre le destin de cette petite fille dans vos mains, et de voir revivre avec elle la branche Réminiac que vous pensiez moribonde.
– Gardez votre roman pour vous, maître, et parlons un peu de choses pratiques. J’ai rempli ma part du contrat, vous savez qui elle est. Remplissez la vôtre, et dites moi ce qu’elle vaut. »
Le ton sec employé par le plus jeune des deux hommes indique clairement qu’il serait malséant de poursuivre plus avant la discussion. Or, la bienséance constitue, sauf cas exceptionnel, une règle de vie essentielle pour la bourgeoisie de province. Le notaire estime sans doute que l’heure n’est pas à l’esclandre, et se plie au désir de son hôte.
– » J’ai, comme convenu, reçu votre charmante… pupille, et elle m’a présenté son travail. Je ne vous cacherai pas, mon cher Jacques, qu’il n’a rien d’exceptionnel. Elle maîtrise très bien plusieurs techniques d’illustration, et possède un coup de patte agréable. Comme je sens que l’heure n’est pas à la plaisanterie, j’irai droit au but. Sa production ne constitue pas une découverte de premier plan, mais ce n’est pas ce qu’on lui demande, n’est-ce pas ? Je peux parfaitement lui passer commande d’illustrations en quantité suffisante pour lui fournir un travail à temps plein, pour peu que vous le désiriez.
– Je ne vous suis pas. Ou son travail vous intéresse, et vous l’employez, ou il ne vous convient pas, et il n’entre pas dans mes intentions de vous forcer la main.
– Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Des illustrateurs de cette qualité, il y en a pléthore, je n’ai que l’embarras du choix. Je n’édite pas des livres d’art, mon ami, mais des contes pour enfants. Son travail colle parfaitement avec mes besoins, ni plus ni moins que celui d’autres personnes. Aussi, si cela vous agrée, je peux l’employer sans modifier quoique ce soit à notre mode de fonctionnement.
– C’est exactement ce que je vous demande. Ni plus, ni moins.
– Soit. Il en sera fait selon votre désir, Jacques. Un détail, toutefois. Mademoiselle Monplaisir m’a parlé d’un conte qu’elle est en train d’écrire. Entraînez-la à poursuivre dans cette voie. Il est bien plus difficile de trouver des auteurs intéressants que des illustrateurs, dans notre métier. Pour le reste, il me suffit de m’enquérir des formalités exigées pour faire travailler un étranger sur le sol national, et l’affaire sera faite.
– Je n’en attendais pas moins de vous, mon cher maître.
– Vous ne m’ôterez pas de l’idée que vous faites fausse route, en vous conduisant ainsi.
– L’avenir nous le dira peut-être. Il sera toujours temps, alors, de faire machine arrière.
– Dieu vous entende !
– Le dîner doit être prêt, rejoignons tout notre petit monde. Vous ferez ainsi la connaissance de Cécilia. Il n’est pas besoin, je pense, de vous recommander la plus grande discrétion à son sujet.
– Je serai aussi muet que la tombe que vous êtes en train de creuser pour vous.
Nul ne saura jamais si Dieu a entendu Jacques. Jonathan, en revanche, n’a pas perdu une miette du dialogue, et en reste effondré, au désarroi de Jeannou qui trouve plutôt que les choses s’arrangent.
– » Vraiment Jonathan, je ne te comprends pas. Plus la situation s’améliore, et plus tu parais t’enfoncer dans un marasme de mauvais aloi.
– Parce que tu trouves que la situation s’améliore, toi !
– Oui, mon garçon, la situation s’améliore, que tu le veuilles ou non. Elle ne nécessite aucune intervention extérieure, et t’offre par conséquent les meilleures conditions de dégagement que l’on puisse espérer.
– Rien ne va comme je le souhaite.
– Mais personne n’en a rien à faire, de tes souhaits, mon petit bonhomme. Je te connais têtu, mais il faudra bien que ça te rentre dans le crâne, ou plutôt dans ce qu’il en reste.
– Mais enfin, Jeannou, je ne peux pas partir comme ça, en laissant un pareil chantier derrière moi !
– Chantier ! Quel chantier ? Je ne vois pas de chantier, moi.
– Arrête ton cinéma, tu veux bien ? Je suis responsable de la situation dans laquelle se trouvent Océane et Cécilia, comme je suis responsable de l’affliction qui tue mon père à petit feu.
– Qui tue ton père, qui tue ton père, tu pousses un peu, non ?
– Mais pas du tout. D’ailleurs, maître Leclerc l’a parfaitement compris. La situation est grave, sinon désespérée.
– Jonathan, ça suffit. Ecoute-moi maintenant. Océane se porte à merveille, et le boulot qu’on va lui offrir incessamment lui permettra d’élever sa petite fille dans de bonnes conditions. Ton père est solide comme un roc, et s’intéressera sans doute, au fil du temps, au devenir de sa petite-fille, avec l’aide de ce brave notaire qui ne demande que ça. Rien ne te retient plus ici, alors on fait les bagages, et on remonte. Tu as encore plein de trucs sympas à découvrir, là-haut.
– Je ne peux pas les laisser dans cette situation. J’en suis responsable.
– Fallait y penser avant, mon bonhomme. Enfin quoi. Cette fille, tu m’as dit toi même que tu ne l’aimais pas vraiment. Cécilia, tu ne l’as jamais désirée, tu ne connaissais même pas son existence de ton vivant, et quand tu as appris sa naissance, ton premier réflexe à consister à insinuer qu’elle pouvait n’être pas de toi ! Quant aux relations que tu as eues avec ton père, elles donnent une notion assez exacte de l’infiniment petit. Tu ne vas pas, maintenant qu’il est trop tard, décider de réparer tous tes torts à leur égard. De toute façon, ce n’est pas possible.
– Ah non ?
– Non !
– Je n’en suis pas aussi sûr que toi.
– Qu’est-ce que tu veux dire, là ? Tu m’inquiètes tout à coup.
– Avoue que tu m’as caché des choses, en ce qui concerne les relations qui peuvent exister entre les vivants et les esprits des morts !
– Je ne t’ai rien caché du tout. A l’exception de brèves rencontres avec les médiums, tout contact entre un vivant et un esprit entraîne pour celui-ci le passage à l’état de fantôme, d’abord réversible, s’il se contente de rester spectateur, puis définitif s’il se pique d’intervenir dans la vie des humains.
– Et d’après toi, l’esprit garde la maîtrise du processus.
– Que veux tu dire par là ?
– Je veux dire que ces choses ne peuvent arriver que si l’esprit en question le décide.
– Oui.
– Et ben non !
– Comment ça, non ?
– Ça ne fonctionne pas seulement comme ça.
– Tu peux être plus explicite, j’ai l’impression d’entendre parler un prof de maths !
– J’ai été le témoin d’un phénomène qui dément ta théorie, voilà.
– Mais accouche, merde !
– Cécilia me voit !
– Pardon ?
– Cécilia, tu sais, ma fille, qui ne me connaît pas, elle me voit, ou elle me perçoit, je n’en sais rien. Mais quand je me balade dans le même endroit qu’elle, elle sait que je suis là. Elle se tourne vers moi, et elle me sourit.
– Dis-moi, Jonathan, de ton vivant, tu n’aurais pas abusé de L.S.D., ou d’un truc de ce genre, dont les effets se feraient encore sentir ?
– Jeannou, je suis parfaitement clair. Je n’ai pas voulu le croire moi même, j’ai donc renouvelé l’expérience plusieurs fois. Il n’y a aucun doute possible. Cécilia me voit. Je te le prouve quand tu veux.
– Je ne veux pas. D’ailleurs, j’en ai ras la casquette, de tes problèmes à la mords-moi le nœud. Je remonte voir là-haut si, des fois, tu ne m’y aurais pas précédé. Salut.
– C’est ça, salut. »
«««««
Dali s’étira langoureusement, faisant jaillir des seins dignes d’une poupée Barbie, tant pour l’allure que pour le matériau, hors des draps de soie chiffonnés par une nuit de turpitudes sportives. Le soleil baignait la chambre d’une lumière joyeuse, et se mettait ainsi à l’unisson du moral de la jeune femme, solidement calé sur le quartier « beau fixe » de son baromètre intérieur. La soirée, puis la nuit, l’avaient comblée à tous points de vue. Le détective avait su se tenir à table, écouter avec intérêt, choisir le vin, analyser la situation, lui proposer une solution ingénieuse, et se montrer ensuite un amant de toute première qualité. De ceux dont on ne parle pas aux copines, de peur de se le faire piquer. S’il consacrait autant d’ardeur à accomplir ses enquêtes qu’il en avait usé dans leurs ébats nocturnes, la petite conne qui s’était mise en travers de son chemin avait du souci à se faire. Porter plainte pour vol ! Il fallait oser, sachant que Dali ne tenait pas du tout à ce que l’on sache la nature exacte du bien qui lui avait été dérobé. Mais, au cours de la nuit, après le premier assaut, son amant lui avait patiemment expliqué qu’il n’était nul besoin de décrire l’objet en détail.
-« Vol de documents de travail confidentiels », avait-il dit. « Cela conviendra parfaitement. Ça ne veut pas dire grand chose, mais qu’importe, ce qui nous intéresse, ce sont les conséquences d’une telle opération. Je me suis renseigné, la demoiselle est bien partie seulement munie d’un visa touristique. Alors de deux choses l’une. Ou elle décide de rentrer à l’expiration dudit visa, et elle se fait coffrer à son arrivée, jusqu’à ce que nous ayons une conversation d’ordre privé avec elle, sans grand risque de la voir porter l’affaire devant les médias, depuis sa cellule, ou elle cherche à faire renouveler ce fameux visa pour rester en France, ce qui lui sera refusé, par la grâce de cette plainte, et la mettra dans une situation bien embarrassante que l’on appelle assignation à résidence dans l’attente d’une procédure d’extradition. Si elle est partie chercher la paix en France, c’est raté. La manœuvre, comme je vous l’expliquais, a pour objet de nous redonner la main. Elle sera obligée de composer, et de nous rendre le fameux objet pour recouvrer sa liberté de mouvement. Le marché ne vous coûtera pas un sou. A l’exception de mes émoluments, bien entendu. »
Dali avait souri. Elle lui en avait dit beaucoup, sur le fameux objet, sans pour autant prendre le temps de lui en avouer l’origine, de lui expliquer qu’elle n’en faisait pas une question d’argent, et que l’ennemie menaçait bien plus que son portefeuille. A quoi bon, d’ailleurs. Cela ne le regardait pas. Mais puisqu’il était bien réveillé, et plein de vigueur, elle avait manifesté le désir de remettre le couvert, et l’homme s’était exécuté de bonne grâce une deuxième fois, puis une troisième, plus tard dans la nuit, sans pour autant perdre le sens de la retenue qui sied à un employé, et qui le conduisait à la voussoyer malgré la situation. Dali appréciait à sa juste valeur cette marque de respect, dont elle était plus friande que tout, elle qui, quelques années auparavant, se faisait traiter de tous les noms par des étalons de troisième zone, dans des positions qui tenaient plus du cirque que de l’amour, devant un parterre de techniciens goguenards, pour fournir leur plaisir aux tordus de la terre. Les choses avaient bien changé, maintenant. Oui, vraiment, c’était une belle journée qui commençait.