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Les carnets de Jonathan – épisode 8

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Ouf ! j’en ai enfin terminé avec mes problèmes informatiques. Nouvel ordinateur, normalement on devrait être tranquille pour une dizaine d’années… Et donc, voici la suite de votre feuilleton !

 

chapitre 8

normalisation

– » Alors bonhomme, il n’y avait aucune surprise à attendre des révélations de la demoiselle, pas vrai ? Je pouvais m’en retourner tranquille poursuivre ma phase deux en toute sérénité, pas vrai ? Comme faux cul, tu te poses un peu là Jonathan ! Je te signale que nous sommes censés travailler la main dans la main à ton dégagement. Alors si tu me caches des choses aussi énormes qu’une paternité, on n’est pas sorti du purga­toire, toi et moi.

– Comment aurais-tu voulu que je te parle de ce que j’ignorais, eh, banane ? Je l’ai appris en même temps que toi, que j’avais une fille.

– Enfin, Jonathan, on ne fabrique pas un enfant par ha­sard !

– La preuve que si. Encore que…

– Encore que quoi ?

– Rien ne prouve qu’elle est de moi, cette gosse.

– T’es quand même salement gonflé, mon bonhomme, pour essayer de me faire gober ça. Ou tu me prends pour une nouille, ou tu es encore sous le choc.

– Ce ne sont peut-être pas des « ou » exclusifs !

– Jonathan, je ne plaisante pas !

– Moi non plus. Pourquoi faudrait-il que je sois le père de cette gamine ? Tu peux me le dire, hein ? Tu l’as entendu comme moi, Océane n’était pas une oie blanche quand nous sommes sortis ensemble. Ce sont ses propres termes. De là à penser que j’ai été très rapidement remplacé, que mon succes­seur lui a fait un gosse, avant de foutre le camp comme les autres, et qu’elle a pensé à la fortune de mon père pour s’en sortir, il n’y a qu’un pas que je songe à franchir avec aisance et souplesse, ne serait-ce que pour protéger mon dégagement en cours de toute complication. Et voilà, c’est tout.

– Mais tu es un immonde salaud. Un macho de la pire espèce. Comment peux-tu traiter ainsi une femme qui t’a aimé de toute son âme ? Comment peux-tu rejeter aussi facilement l’enfant que tu lui as fait, comme s’il n’avait jamais existé ? Si tu crois que c’est aussi facile que ça de se dégager, qu’il suffit d’un peu de mauvaise foi pour s’en sortir, je préfère te prévenir, mon bonhomme, que tu vas au devant de graves désillusions. D’autant que tu peux être sûr que tant que tu te conduiras comme un salopard intégral, tu peux te brosser pour que je t’aide à y voir clair.

– Mais enfin, pourquoi est-ce que tu m’agresses comme ça. Je n’ai jamais désiré avoir de gosse avec cette fille, ni avec aucune autre d’ailleurs.

– Ça, merci, je l’avais compris. D’ailleurs Océane ne se faisait guère d’illusion à ce sujet, elle non plus.

– J’aimerai bien savoir pourquoi tu crois tout ce qu’elle a dit. Elle vient chercher du pognon, c’est évident. Elle peut très bien avoir inventé toute cette histoire pour y parvenir, non ?

– Tu oublies un truc, bonhomme. L’histoire que nous avons écoutée, toi et moi, si c’est bien la même que celle qu’a entendue ton père, ne nous est pas parvenue par le même canal que lui.

– Que veux tu dire ?

– Je veux dire que nous ne nous servons pas de nos oreilles pour écouter, graine de nul, mais de notre esprit. Et s’il est possible de mentir à des oreilles, il est strictement impos­sible de tromper un esprit branché en direct. Océane est une fille bien, elle t’aimait comme jamais elle n’avait aimé qui que ce soit avant, et que tu le veuilles ou non, sachant qu’il n’y a aucun doute à ce propos dans son esprit à elle, Cécilia est ta fille.

– Et merde !

– Ta grossièreté ne change rien à l’affaire.

– Mais je ne l’aimais même pas, cette fille.

– Pourquoi t’es-tu collé avec elle, alors ?

– Parce qu’elle me plaisait, et qu’elle me rassurait. C’est vrai que c’est une fille bien. Avec elle, la vie était facile, et reposante, d’une certaine manière.

– Reposante !

– J’en avais marre de ces poupées de fac, qui ne pensent qu’à collectionner les garçons.

– T’es vraiment gonflé à l’hélium, dans ton genre. Tu ne vas quand même pas prétendre que les filles draguent plus que les mecs, maintenant. Je ne suis pas morte de la dernière pluie, je te l’accorde, mais je n’ai quand même pas connu Mathusalem. Or, quand j’étais de l’autre monde, c’est quand même les mecs qui chassaient en priorité, non ?

– Parce que, pour nous deux, c’est moi qui ai tout fait, peut-être !

– C’est une exception.

– Et bien, dans le nouveau monde, les sexes sont égaux, et les filles draguent. Et je peux même te dire qu’elles sont drôlement accrocheuses dans leur genre. Un peu comme toi, tout compte fait.

– Admettons. Ça ne me dit pas en quoi mademoiselle Monplaisir était reposante.

– C’est simple. Elle était heureuse d’exister à mes côtés, sans éprouver le besoin que je lui rabâche qu’elle était jolie, que les autres ne comptaient pas, et tout le fatras qu’on dégoise dans ce genre de cas.

– Pourtant, si j’en crois son récit, tu étais plein d’attention pour elle.

– C’est normal. Avec quelqu’un de gentil, toi aussi tu as envie d’être sympa. Moins les gens en demandent, plus on est enclin à leur en donner. J’étais bien, moi, avec cette fille. Ça aurait même pu durer, qui sait.

– Parce que tu comptais retourner au Québec ?

– Cette question, bien sûr que je comptais revenir. C’était ma vie.

– Et tu serais retourné la voir ?

– Pourquoi pas ?

– Donc, tu aurais appris que tu allais être papa. Tu aurais réagi comment ?

– Du diable si je le sais. J’ai envie de dire pas bien, mais ce n’est même pas sûr. C’est difficile de se mettre en colère devant Océane. Elle est si douce, et si fragile.

– Tiens, le chevalier se réveille ! Dommage, c’est trop tard.

– Mais qu’est-ce que je vais faire, moi, maintenant ?

– Dans ces cas-là, on répond en général « il fallait y penser avant ».

– Très drôle !

– C’est vrai quoi ! Puisque tu ne voulais pas d’enfant, tu aurais pu prendre des précautions non ?

– Elle prétendait faire ce qu’il fallait pour.

– Et les maladies sexuellement transmissibles, tu n’en as jamais entendu parler ?

– N’exagérons pas. Ni Océane ni moi ne courrions à tort et à travers.

– Vous auriez pu en attraper avant de vous connaître.

– Nous étions donneurs de sang, tous les deux, et donc régulièrement contrôlés.

– D’accord, tu as des circonstances atténuantes. Ce qui ne change toutefois rien à l’affaire, te voilà papa. Ça fait comment ?

– Là, tu m’excuses, mais pour connaître ce genre de sen­timent, tu attendras ta fusion. Ne compte pas sur moi pour te tuyauter !

– Qu’est-ce que tu es de mauvais poil !

– Y a de quoi, non ? Me voilà avec un problème de pre­mière sur les bras, et pas l’ombre d’un moyen d’arranger les choses.

– Si tu pars comme ça, t’es mal barré.

– Si je pars comment ?

– En voulant arranger les choses. C’est le piège classique de l’aspirant à la phase deux. On lui demande de se dégager, et il voudrait faire le ménage.

– Qu’est-ce que je dois faire, alors ?

– Tu dois admettre que cette situation, que tu as contribué à créer, peut maintenant se poursuivre sans toi. Sans regrets. C’est tout.

– C’est tout, t’es drôle. Il n’y a pas cinq minutes, tu me reprochais de nier l’existence de ma fille, et maintenant tu me dis qu’il faut que je m’en foute. Faudrait savoir.

– Je n’ai pas dit du tout qu’il fallait que tu t’en foutes, bien au contraire. Il faut que tu intègres cette donnée, que tu l’admettes, que tu l’assumes, même. Mais il faut ensuite que tu acceptes le fait que son avenir ne t’appartient plus.

– Sauf que ce n’est pas d’une donnée qu’il s’agit, mais d’une petite fille de trois ans, qui a peut-être besoin d’un père, ne serait-ce que pour donner à sa mère les moyens de s’en sortir.

– Hélas, c’est là qu’est l’os, Éros ! Tu n’as pas à te mêler à cet aspect de la question.

– Désolé, mais je ne vois pas les choses comme ça.

– C’est pourtant comme ça qu’elles se présentent.

– Ça dépend du point de vue.

– Je vois. Et tu comptes t’en sortir comment ?

– Je n’en sais rien. J’ai déjà fait un grand pas en acceptant le fait que Cécilia est vraiment ma fille. Disons que je partirai l’âme légère quand je serai sûr que mon père en a fait autant. Et ce n’est pas gagné d’avance.

– Pourquoi dis-tu ça ? Il a l’air plutôt sympa, ton père.

– Tu le connais bien mal, ma poule. Il s’agit de pognon. Dans ces circonstances, ce n’est pas qu’il soit fondamentale­ment radin, mais il développe une logique d’homme d’affaires. Rappelle-toi la fin de son dialogue avec Océane.

– Allons donc, je suis sûre que tu te plantes. Il va réfléchir pendant la nuit, le temps d’encaisser le choc, et va se rendre compte ensuite que le bonheur vient de frapper à sa porte. Cette gamine, c’est un nouvel avenir que la vie lui offre, alors qu’il ne croyait plus à rien.

– Sauf que mon père est plus têtu qu’un âne qui descen­drait d’une mule irlandaise, et d’un bidet breton.

– Je ne suis pas fondamentalement certaine que le fruit d’un tel croisement s’appelle encore un âne.

– Tu as peut-être raison, mais pour être buté, comme mélange, c’est buté. Pourtant, à côté de mon père, question entêtement, c’est de la petite bière.

– Et en quoi le fait que ton père soit têtu est-il dérangeant°?

– S’il a décidé que plus rien ne l’intéressait, dans la vie, il n’est pas prêt de changer d’avis.

– Que tu dis, mon bonhomme, que tu dis.

– Ouais, que je dis.

– Bon, tout le monde est couché, on remonte ?

– Non, vas-y toi, je reste encore un peu.

– Qu’est-ce que tu vas faire ?

– Il faut que je sonde les pensées que cette conversation a fait naître dans la tête de mon petit papa.

– Attention, Jonathan, la planche sur laquelle tu t’engages est pourrie.

– Tu m’as déjà prévenu. Pars tranquille, je ne ferai pas de bêtises sans t’avertir au préalable.

– Tu as le numéro de téléphone ?

– Hein ? Quel numéro ?

– Le numéro du préalable, pour me joindre.

– Ah, ah, ah.

– Au fait, il faudra que tu me parles de l’autre, aussi.

– Quelle autre ?

– Dali di Machinchosano. C’était vraiment un canon ?

– Je croyais que tout ce que disait Océane était parole d’évangile.

– C’est vrai pour l’essentiel, mais, sur ce chapitre, j’ai cru déceler une pointe de jalousie.

– Y a de quoi. Dali est une superbe femelle. Mais il est vrai qu’elle doit beaucoup à la chirurgie plastique.

– Tu te l’es faite ?

– Quelle expression triviale dans ce qui fut la bouche de ce qui fut une jeune fille !

– Arrête tes simagrées et réponds !

– Oui, je me la suis faite. Ou plus exactement, c’est elle qui s’est payée le petit frenchie.

– Je me demande vraiment ce qu’elle a pu te trouver.

– La même chose que toi, peut-être !

– Oh ! Ça va hein ! j’avais l’excuse de la jeunesse et de l’inexpérience.

– Pour la jeunesse, d’accord, pour le reste…

– Mufle ! Tu mériterais que je te laisse en plan.

– Des promesses, toujours des promesses. Je sais que tu ne me lâcheras pas tout de suite.

– Ah non ? Et pourquoi, s’il te plaît ?

– Parce que ta curiosité concernant Dali di Stéphano n’est pas encore satisfaite.

– Ah bon ! Et qu’est-ce que j’ai encore envie de savoir, par exemple ?

– Pourquoi je suis sorti avec elle, par exemple.

– Tu me l’as dit, c’est elle qui a tout fait.

– Ou bien pourquoi je l’ai plaquée pour Océane.

– Tu me l’as dit aussi, tu cherchais à être peinard.

– Bon, ben si tu sais tout…

– Pourquoi, il y a autre chose.

– Non, non.

– Si j’en suis sûre.

– Peut-être…

– Dis-le moi.

– Non !

– Cette fois c’est décidé, je me tire.

– Bye, bye. »

 

«««««

 

Après le départ d’Océane Monplaisir, Jacques n’est resté qu’un court instant dans son bureau, avant de décider d’aller se coucher, ce qui, compte tenu de l’heure avancée de la nuit, pourrait sembler sage à tout un chacun. Prétendre qu’il se glissa sereinement entre ses draps serait bien exagéré. Pour­tant, le fait est que la situation pour le moins étonnante à laquelle il était confronté ne l’avait pas plongé, comme il l’avait un moment craint, dans une désespérance faite de souvenirs morbides trop longtemps ressassés. Elle l’avait, au contraire, forcé à sortir de la mélancolique torpeur dans laquelle il se complaisait depuis son installation définitive au manoir, l’obli­geant à remettre en branle les petites cellules grises qui avaient fait son succès commercial. Il avait trouvé le sommeil tout de suite, sans avoir recours à son assommoir chimique quotidien, au grand dam de l’esprit de Jonathan, qui rôda longtemps dans la chambre, au-dessus de son lit.

Une aube douce comme une femme aimante l’éveille dans une forme qu’il n’a pas connue depuis des années. Sans faire plus de bruit que nécessaire, il a enfilé un pantalon de velours côtelé dont les plis tiennent du souvenir, un gros chandail par-dessus sa chemise de laine, coiffé une vieille casquette, et, chaussé d’informes godillots, pieusement entretenus depuis des lustres, il a décidé d’aller prendre l’air, du côté de la plage.

C’est un petit matin comme on en connaît parfois, en Bretagne nord, quand la nature a épuisé son chagrin pendant la nuit. La pluie fine et glacée de la veille a laissé la place à un ciel dont le rouge s’estompe peu à peu, annonçant le beau temps. Le vent dort encore, laissant les animaux diurnes com­mencer paisiblement leur journée tandis que les nocturnes hésitent encore à gîter. Jacques marche d’un bon pas sur le sentier douanier, faisant sonner la pierre sous le fer de son bâton. Il s’emplit les poumons de l’air du large, dont les effluves de varech humide lui offrent encore un regain d’énergie. Il a l’impression de n’avoir pas respiré depuis des siècles, et se nettoie l’intérieur du corps et de la tête d’un invraisemblable fatras de poussière et de chagrins accumulés pêle-mêle depuis le mort de son fils. Il va ainsi près d’une heure, au gré du profil tourmenté de la côte, avant de prendre le chemin du retour. Le soleil s’est décidé à paraître, aussi splendide que l’annonçait le ciel de l’aurore. Il s’arrête un instant pour enlever sa casquette, qu’il roule dans la poche revolver de son pantalon, puis, d’un geste rapide, il ôte également son chandail, en l’attrapant par l’arrière du col, avec une pensée complice pour sa femme qui l’a combattu trois années durant afin qu’il perde cette mauvaise habitude. Ayant replacé ce vieux compagnon de promenade sur ses épaules, il reste un moment, les jambes légèrement écartées, les pieds solidement posés sur la terre meuble du chemin, à contempler la mer. Elle est calme, à l’unisson de la terre, mais une petite houle résiduelle fait onduler doucement sa surface d’un bleu profond, pour venir mourir en courtes vagues sèches sur les galets de la grève. A chaque raclement de l’eau qui se retire après avoir éclaboussé le rivage, le visage de Jacques se tend un peu plus. A chaque nouvelle vague, le présent s’impose un peu plus à lui. Cette intrusion progressive mais inexorable du quotidien dans son esprit a rompu le charme qui le liait à la nature en repos. Il reprend sa marche vers le miroir d’un pas vif, cadencé comme celui d’un vieux militaire pressé d’arriver au casernement. Il a décidé du comportement à avoir avec l’intruse. Le temps du parcours jusqu’à la maison lui permettra de fixer les modalités de la proposition qu’il veut lui faire. S’il ne peut décemment la jeter dehors, il n’est pas non plus tenu de croire à son histoire. Il convient donc de donner une solution équitable à ce problème, une solution qui satisfasse en même temps la morale catholique instillée dans son cerveau pendant tant d’années de catéchisme et de pratique hebdomadaire automatique, le sens des affaires qui est chez lui si naturel que, quand bien même il le désirerait, il ne saurait s’en défaire, et cette envie de ne plus vivre, de ne plus se battre, de ne plus se sentir concerné par rien d’autre que ses souvenirs. Un court instant, pourtant, au début de sa promenade, il a trouvé que le monde était beau, et, momentanément ébloui par une exaltation d’adolescent, il a failli se laisser emporter par ce frémissement de renouveau. Il a pensé ouvrir ses bras, son château, et son cœur aux nouvelles venues. Mais, le spectacle lancinant des vagues inlassables lui a fait retrouver le chemin de la raison. Ce n’est pas sa mission. Il n’en a pas la foi. L’homme qui, maintenant, passe la porte d’entrée, se sent vieux et un peu ridicule dans ses vêtements d’artiste d’image d’Épinal. Il monte se changer avant de pren­dre son petit déjeuner.

A sa question, un peu plus tard, Marie, bougonne ce matin, répond que ces demoiselles ne sont pas encore descen­dues, mais que le bruit, dans leur chambre, peut laisser penser qu’elles ne tarderont pas. Maurice ne dit rien, il cherche peut-être à lire l’avenir dans son bol de café fumant. Après tout, si ça marche avec le marc, pourquoi pas avec le jus ? Jacques connaît suffisamment ses vieux domestiques, ses amis, ses parents presque, pour savoir qu’ils attendent sa décision, et aussi les détails de l’histoire. S’il leur en parle maintenant, il va au devant de longues palabres, et il n’y tient pas. Il se contente donc de donner ses directives, et va s’enfermer dans son bureau.

A peine sa porte a-t-elle claqué sur sa solitude retrouvée, que les demoiselles Monplaisir débarquent dans la cuisine. Marie les salue à peine, mais ne saurait manquer à son devoir en ne les nourrissant pas à satiété. En quelques instants, sous le regard émerveillé de la petite, la table se couvre de pain, de croissants odorants, d’une tarte encore chaude, d’une motte de beurre à l’ancienne, et d’une multitude de pots de confiture de couleurs variées, tous dus à ses talents culinaires. Maurice sert du café à la mère, et un onctueux chocolat à la petite fille. Puis il se met à parler, puisque Marie ne le fait pas. Il parle de tout, et de rien, du temps qu’il fait et qu’il fera, s’enquiert du dérou­lement de leur nuit, dans cette maison qu’elles ne connaissent pas. La petite n’a-t-elle pas eu peur, avec tous ces craque­ments des planchers qui font jouer leurs jointures comme des vieillards pleins d’arthrose. « C’est qu’ils sont d’origine, ces planchers, vous savez, mademoiselle. On a eu un mal à les ravoir, pas vrai Marie ? » Mais ce matin, Marie hoche à peine. Ça ne fait rien, Maurice continue son amical monologue. Cécilia, sans quitter l’homme des yeux, a dévoré tout ce que son petit estomac peut raisonnablement contenir. Alors, pour échapper à l’atmosphère pesante malgré ses efforts, il lui demande soudain :

– » Dis-moi, petite, est-ce que tu aimes les fleurs ?

La gamine fait oui de la tête.

– » Ça te dirait, de venir voir le jardin avec moi, si ta maman est d’accord, bien entendu ? »

La gamine et le vieil homme regardent la mère avec les mêmes yeux. D’un battement de cil, elle accorde sa permis­sion. Alors Maurice se lève. Il prend la petite main toute rose de Cécilia dans sa grosse patte calleuse, et l’emmène faire le tour de « sa » propriété. Marie, qui lave et relave ses casseroles pour ne pas donner l’impression de rester sans rien faire, attend un court instant qu’ils se soient un peu éloignés, puis, sans la regarder, annonce à la jeune femme que Monsieur souhaiterait la voir dans son bureau, quand Mademoiselle le désirera. D’une voix calme et posée, la jeune femme lui répond°:

– » Je ne vois vraiment pas ce qu’il a à me dire encore, mais j’irai, puisqu’il le désire » Elle laisse passer un moment de silence, puis reprend, pensive : dites-moi, madame, pourquoi ne m’aimez-vous pas ? »

De saisissement, dû autant à l’impromptu de l’attaque qu’au fait qu’on puisse l’appeler madame, Marie en laisse tomber sa casserole dans l’évier.

– » Mais, mademoiselle, qu’est-ce qui peut vous laisser penser une chose pareille ? » tente-t-elle de s’insurger, sans convaincre quiconque.

– » Je ne le pense pas, madame, je le sens. Et cela m’attriste. Il n’est pas agréable de susciter de pareils sentiments.

– C’est que je ne vous connais pas.

– C’est vrai, et ceci explique peut-être cela. Il ne s’agirait donc que de méfiance. Je me demandais si j’avais pu dire ou faire quelque chose qui vous aurait déplu.

– Non mademoiselle, je vous assure. Mais ici, vous savez, nous n’avons guère l’habitude de voir de nouvelles têtes. Alors chacun réagit à sa façon. Voyez Maurice, comme il est fier de faire visiter son jardin à votre petite.

– Alors que vous, au contraire, vous préféreriez que rien ne trouble votre vie.

– Que voulez-vous, mademoiselle, à mon âge, on n’est pas toujours aussi aimable qu’il le faudrait.

– Je ne pense pas qu’il s’agit d’une question d’âge, madame. Enfin, de toute façon, nous ne vous importunerons plus très longtemps. »

Marie ne répond rien, gênée de sa conduite qu’elle trouve maintenant inqualifiable. C’est vrai qu’elle ne lui a rien fait, cette demoiselle, et que, comme le dit Maurice, elle est discrète et bien élevée. Et puis, si elle doit partir aussi vite, elle ne présente aucun danger. Alors la vieille femme se tourne vers sa cadette et lui dit.

– » Je ne sais pas si nous serions devenues des amies, mademoiselle, mais ça m’embêterait bien que vous restiez sur une mauvaise opinion de moi. Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous le dire, mais… Bienvenue au manoir. Je m’appelle Marie. » Et, après s’être soigneusement essuyée les mains dans son torchon, elle présente sa dextre à la jeune femme, qui la prend avec un sourire.

– » Merci, Marie. Je pense que ça ne servira pas souvent, mais vous pouvez m’appeler Océane. Il est temps, maintenant, que je rejoigne le maître de maison.

– » Vous savez, mademoiselle Océane, il peut paraître dur, parfois, mais il a bon fond. Seulement, la vie ne l’a guère épar­gné, jusqu’à présent.

– C’est ce que j’ai cru comprendre, comme j’ai très bien compris aussi que vous vous étiez fait un devoir de le protéger. Au revoir, Marie.

– Au revoir, mademoiselle. »

 

Maurice a noté tout de suite que sa petite compagne est chaussée d’escarpins vernis, adorables sûrement, mais peu adaptés à la saison, et à la découverte d’un jardin. Or, s’il a été assez facile de dénicher de quoi bricoler une tenue de nuit à la demoiselle, il est hors de question de lui trouver des bottes. D’ailleurs, elle ressemble tellement à une illustration de petite fille modèle de la comtesse de Ségur que ce serait péché de l’affubler de pareils ustensiles. Le vieil homme conçoit donc son itinéraire en fonction de cette contrainte, et veille à emprunter les allées gravillonnées, en évitant soigneusement de couper au travers de la pelouse humide, pourtant rasée de près comme les greens d’un golf d’Écosse, pour la mener d’un massif à l’autre. Tout en marchant, il lui explique, avec ses mots simples d’homme simple les raisons de ses choix, la patience, et les soins qu’il est nécessaire de donner aux plantes pour qu’elles offrent en retour les chatoyances de magnifiques et odorantes fleurs. Maurice parle de son jardin comme un poète exalte les qualités de son premier amour, avec son cœur plus qu’avec sa tête. Il pourrait lui donner les noms que les savants ont inventés pour classer toutes ces plantes, il les connaît. En général, il est fier de montrer. aux visiteurs que lui, le petit pied-noir rapatrié, pourrait en remontrer à bien des botanistes, même sur la théorie. Mais aujourd’hui, devant cette petite fille, il se sent investi d’une mission, celle de faire aimer, avant de faire connaître. Et la petite l’écoute religieusement, sa menotte toujours nichée dans la grosse pogne du jardinier. Personne, ni Marie, ni monsieur Jacques, bien sûr, personne n’a jamais senti l’amour que le vieil homme mettait dans ce jardin. Personne avant cette petite fille n’a compris que c’est sa façon à lui de communiquer avec madame Martine, qui comprenait les fleurs, et qui l’aide, de là-haut, à en organiser l’ordonnancement. Seule Cécilia, qui pense encore avec son cœur, semble capable de percevoir ce mystère.

Comme elle est étrange cette petite fille, qui écoute sans mot dire, et ne le quitte des yeux que pour admirer les ramures qu’il lui présente. S’il fallait la décrire, Maurice dirait que c’est une enfant sage. Et personne ne comprendrait qu’il ne veut pas dire qu’elle est sage comme une image, non, mais plutôt comme un très vieux philosophe que l’âge a rendu infiniment indulgent devant la folie des hommes. Mais Maurice lui même est assez sage maintenant pour savoir qu’il serait vain d’essayer d’expliquer tout cela avec des mots. Qui le comprendrait ?

Au retour de la promenade, il hasarde une question :

– » Dis-moi Cécilia, pourquoi tu ne parles pas ?

– Ma maman m’a dit qu’il ne faut pas parler en même temps que les grandes personnes. Et puis, j’aime bien quand tu parles des fleurs. Personne ne m’a parlé des fleurs comme ça, avant.

– Même pas ta maman ?

– Oh non, elle n’a pas le temps. La vie est trop difficile.

– Ah bon. Et… Ton papa, qu’est-ce qu’il fait ?

– Je n’ai pas de papa. Mais ce n’est pas grave, parce que je n’ai pas de frères ni de sœur. Alors, maman a le temps de s’occuper de moi. Des fois, quand même, j’aimerais bien avoir un papa, il me ferait rire.

– Ta maman ne te fait pas rire ?

– Non, pas beaucoup. Elle n’a pas le temps. Et puis, pour faire rire les gens, il faut être heureux. Je vais te dire un secret. Je crois que ma maman, elle est pas heureuse. Mais je ne sais pas pourquoi. Et puis, elle est toujours fatiguée, et le soir, elle a mal à la tête.

– Ne t’en fait pas, petite Cécilia, je suis sûr que ta maman et toi, vous serez très heureuses bientôt.

– Comment tu sais ?

– Je ne sais pas. Je crois, c’est différent, mais tu es bien petite pour comprendre ça. Écoute, si le Bon Dieu laissait les gens tristes trop longtemps, il n’y aurait personne pour regarder les fleurs et les trouver belles. Tu verras. Un jour, ta maman se mettra à aimer les fleurs. Ce jour là, elle aura envie de te faire rire.

– Tu crois ?

– Mieux. Je te le promets. »

Le vieil homme, qui s’était accroupi pour parler à la petite, se relève sans effort, et, sa main abritant toujours délicatement celle de l’enfant, il la ramène vers la maison.

 

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