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Les carnets de Jonathan, épisode 7

chapitre 7

une rencontre

– » Que penses-tu de tout ça ? »

La question a été marmonnée par Marie, qui, assise devant la glace de sa coiffeuse, se brosse méthodiquement les cheveux avant de se coucher, les épingles qui retenaient son chignon encore dans la bouche. Son époux profite de cette quasi-inintelligibilité pour ne pas répondre. Ce n’est pas que le sujet lui paraisse sans intérêt, ni même qu’il n’ait aucun avis sur la question, bien au contraire. Mais il connaît si bien son épouse qu’il sait qu’il vaut mieux lui laisser amorcer la conver­sation, afin de déterminer, si possible, de quel côté souffle le vent. C’est que nous ne sommes pas en public, et Marie, si discrète devant une tierce personne, ne s’en laisse pas comp­ter lors de leurs tête-à-têtes. Autant donc essayer d’évaluer l’humeur de l’adversaire. Il semble pourtant que la chose ne se­ra pas aisée, ce soir. Marie en effet se débarrasse des accessoires qui lui encombrent la bouche avant de reprendre :

– » Alors, tu réponds ? »

Maurice tente une fois encore de faire le sourd, et se plonge plus avant dans la page sportive de son quotidien.

– » Maurice ! Arrête de faire la bête et réponds-moi.

– Que veux-tu que je te réponde ?

– Je veux que tu me dises ce que tu penses de tout ça !

– Et de tout ça quoi ?

– Et bien, de l’arrivée de cette fille et de sa gamine !

– Et que voudrais-tu que j’en pense ?

– Ce n’est pas ce que je voudrais, qui m’intéresse. Je te demande ton avis, pas le mien.

– Justement, qu’est-ce que tu en penses, toi ?

– Moi ? Je pense que … Non, monsieur Martinez, tu ne m’auras pas comme ça ce soir. Parle d’abord.

– Mais qu’est-ce que tu veux que je te dise ? On ne sait même pas qui c’est, cette demoiselle.

– Justement, c’est ce que j’aimerais bien savoir.

– Moi aussi, j’aimerais bien le savoir. Pour ça, il suffit d’attendre à demain. M’sieur Jacques nous le dira.

– Que tu crois. Moi je pense qu’il ne nous dira pas tout.

– Allons donc, et pourquoi ça ?

– Je ne sais pas. Un pressentiment. Je suis sûre que cette fille ne nous amène rien de bon.

– Tu te fais des idées, Marie.

– Rien du tout. Appelle ça de l’intuition féminine si tu veux, mais je la sens pas, cette fille.

– Arrête de l’appeler comme ça.

– Et comment je l’appelle ?

– Tu ne cesses de dire « cette fille », en parlant d’elle. C’est désobligeant. Moi je la trouve plutôt bien, cette demoiselle. Elle me semble distinguée, et paraît bien discrète.

– Distinguée ! Discrète ! Mais tu délires complètement, mon pauvre Maurice ! C’est une aventurière qui vient chercher des noises à monsieur Jacques en se servant de sa bâtarde pour provoquer la pitié.

– Comme tu y vas, Marie ! Parler ainsi d’une personne que tu ne connais même pas, et d’une petite fille adorable et bien élevée. Je ne te reconnais guère là.

– Pour la petite fille, tu as raison. Elle est bien gentille, et n’est sûrement pour rien là-dedans. Mais sa mère, vraiment, elle ne m’inspire pas confiance. Débarquer ainsi, trois ans après la disparition de Jonathan, en faisant comme si elle ne savait pas. C’est… C’est… C’est ignoble, voilà ce que c’est.

– Et comment tu voulais qu’elle l’apprenne, au Canada ?

– Monsieur Jacques a fait ce qu’il fallait. Il a prévenu l’uni­versité, et a fait mettre un avis de convoi dans un grand journal de là-bas. Je le sais, c’est même moi qui l’ai porté à la poste.

– Peut-être qu’elle ne lit pas le journal, et elle me semble trop âgée pour avoir été à l’université avec Jonathan.

– Ah, là tu as raison ! C’est qu’elle est vieille en plus !

– Non mais, tu t’écoutes parler, Marie Martinez, du haut de tes soixante ans passés !

– Elle est trop vieille pour Jonathan !

– Là où il est, il n’en a rien à faire de son âge, Jonathan. Et puis, qu’est-ce que tu vas imaginer. C’est sans doute sim­plement une jeune femme qui l’a connu là-bas, et qui passait dire bonjour.

– Rien du tout. Dire bonjour, avec ses grands airs d’intri­gante !

– Marie, ça suffit maintenant. Tu vas te calmer et venir te coucher. Parce qu’il y a une chose à laquelle tu n’as pas pensé.

– Ah oui ? Et laquelle ?

– Rien du tout ! Si tu ne te calmes pas, je ne te dis rien du tout.

– Maurice, arrête de jouer avec mes nerfs, et parle !

– D’accord !  D’accord ! Juste avant que mademoiselle Monplaisir sonne à la porte, qu’est-ce qu’on était en train de dire ?

– Du diable si je m’en souviens ! Avec tous ces événe­ments depuis !

– Qué tous ces événements ! Y’a juste une jeune femme et sa fille qui viennent rendre une visite. C’est pas des événe­ments, ça. Pas pour l’instant.

– Tu as fini de me faire languir, oui ? Parle, ou je m’en viens te chercher les mots au fond de la gorge !

– Juste avant son arrivée, on disait justement à monsieur Jacques qu’il faudrait qu’il se remarie. Alors…

– Quoi, monsieur Jacques ! Avec cette fille !

– Et quoi. C’est une jeune femme assez jolie. Elle semble gentille et intelligente. Et elle a peut-être besoin d’un père pour sa petite fille.

– Maurice, tu deviens fou.

– Et toi, Marie, je crois bien que tu deviens mécréante.

– Qu’est-ce que tu insinues, là ?

– Pour moi, l’arrivée de mademoiselle Océane, c’est un si­gne que le ciel il nous envoie. C’est tout.

– C’est bien ce que je disais. Mon pauvre Maurice, tu perds la tête.

– Rappelle-toi les Evangiles, Marie. Heureux les pauvres d’esprits, le royaume des cieux leur appartient. »

Que voulez-vous répondre à une pareille conclusion. Marie ne trouve rien à répliquer. Alors, elle se glisse dans le grand lit, et, ostensiblement, tourne le dos à son mari sans prononcer un mot de plus.

 

Pendant ce temps-là, dans le bureau, l’heure est à la pause. La jeune femme déguste lentement une gorgée de son whisky, attendant la question inévitable de son auditeur appa­remment unique. Lui aussi se prépare à la suite. Sa pipe finie, il la vide méthodiquement à l’aide d’un cure-pipe ouvragé, puis en nettoie le tuyau en utilisant l’un de ces accessoires compo­sés d’un fil de fer torsadé garni de peluche. Apparament satisfait de l’opération, il repose la digne bouffarde dans son râtelier, avant d’en choisir une autre, plus fine, qu’il prépare et allume avec toujours autant de soin. Il en tire deux ou trois bouffées, avant de se lever et d’aller tisonner le feu, qu’il alimente de deux nouvelles bûches. L’ambiance feutrée qui règne dans la pièce s’oppose à la tension presque palpable qui habite les deux humains, malgré leurs airs détendus. Le temps s’étire, sans qu’aucun des protagonistes ne rompe, au grand dam de l’esprit de Jeannou.

– » Bon sang de bonsoir, ce qu’ils peuvent être emmerdants, avec leur façon de ne pas y toucher, tous les deux. Elle meure d’envie de continuer, et il ne demande que ça. Comment, bon Dieu, les vivants peuvent-ils être aussi bêtes ?

– Si ça t’ennuie d’attendre, tu n’as qu’à retourner te bala­der en phase deux.

– Ben voyons, j’aurais attendu tout ce temps pour rien ! Que dalle, bonhomme, je reste. Tu serais trop content de me voir filer.

– Ca, j’avoue que ce ne serait en effet pas pour me déplaire.

– Qu’est-ce que je disais !

– Au fait, comment trouves-tu l’histoire, jusqu’à présent ?

– Navrante ! De ta part, je m’attendais à mieux.

– Comment ça de ma part ?

– Franchement, elle n’a pas grand chose d’original, ta Dulcinée. Elle n’a pas eu une vie facile, d’accord, mais y’a tout de même pas de quoi en faire un roman.

– D’abord, ce n’est plus ma Dulcinée, si tant est qu’elle l’ait été un jour. Ensuite, je n’ai jamais prétendu que l’histoire serait originale. Je te confirme même qu’elle est d’une banalité affligeante, et qu’il ne faut pas attendre de la suite un quelconque rebondissement théâtral.

– Pourquoi restes-tu, dans ce cas ?

– Parce que tu me l’as demandé, hé, greluche !

– Moi ?

– Oui, toi ! Tu m’as bien dit qu’il fallait que je revienne voir tous ceux que je laissais derrière moi, non ? Et bien, Océane, dont j’avais omis de te parler, je l’avoue, fait partie de ceux-là. C’est tout.

– Tu me prends vraiment pour une andouille de première, Jonathan. Tu penses que je vais gober un pareil bobard, après le cirque que tu m’as fait tout à l’heure pour que je dégage ?

– Je ne t’ai fait aucun cirque. Il est vrai que j’aurais préféré rester seul, pour me recueillir sur ces événements qui appar­tiennent à mon passé. Mais c’est tout. Je te l’assure, la suite de l’histoire ne recèle aucun détail croustillant, susceptible de faire vibrer ton âme de dévoreuse d’homme.

– Non mais écoutez-moi ça. Te recueillir sur ces éléments de ton passé ! Alors que j’ai presque été obligée de te traîner de force jusqu’ici, tellement tu voulais brûler les étapes !Toi, tu serais en train d’essayer de me dégoutter pour que je me tire de guerre lasse, que ça ne m’étonnerait pas. Je suis sûre que ça cache quelque chose. Que tu le veuilles ou non, je reste.

– Tu n’es qu’une sale petite peste !

– Gna…

– Gnagna, oui, je sais. »

 

Jacques a terminé son petit manège, et s’est installé de nouveau derrière son bureau. Océane, qui a fini son verre, le repose sur le bord de la table de travail, puis se cale dans le fauteuil, prête. Alors, enfin, le grand homme parle.

– » Il peut vous paraître curieux que je ne manifeste qu’aussi peu d’empressement à l’idée d’entendre la suite de votre histoire, Océane, mais je ne voudrais surtout pas que vous vous mépreniez sur mon attitude. Votre récit m’intéresse vraiment, et je vous suis reconnaissant d’accepter de parler ainsi de vous, avec cette simplicité, et cette précision. J’avoue toutefois que je redoute d’en entendre la suite. Depuis trois ans que Jonathan a disparu, je me suis fait peu à peu à sa mort. C’est comme si, maintenant, vous vous apprêtiez à le ressusci­ter, sans que, pour autant, je ne puisse le retrouver vraiment. J’ai hâte de savoir qui était mon fils, quand il était loin de moi, mais je crains en même temps que cette évocation ne réveille une douleur que je pensais avoir apprivoisée.

– Je ferais comme vous le désirerez, monsieur Réminiac. Si vous préférez remettre la suite à plus tard…

– Non, Océane, surtout pas. J’aurais trop peur de rompre le charme qui nous lie, pour l’instant, au travers de cette his­toire venue du passé. Je mesure, soyez-en sûre, l’effort que vous faites ce soir, et je m’en voudrais de vous contraindre à recommencer plus tard. Il faut aller jusqu’au bout, maintenant. A moins bien évidemment que vous ne soyez trop fatiguée.

– Ca va très bien, je vous assure.

– Bien. Je vous écoute alors. Comment avez-vous rencon­tré Jonathan ?

– Il me faut replacer les choses dans leur contexte. A cette époque là, je sortais tout juste d’une de ces aventures inutiles dont je vous ai parlé. Un homme quelconque venait de fuir ma vie, et me laissais, comme à l’habitude, face à un avenir à ré­écrire entièrement. Mais je n’étais pas pressée. Cela peut sembler paradoxal, mais, l’âge venant, j’avais appris à goûter ces périodes de solitude et d’attente, jamais bien longues, pendant lesquelles je me sentais libre d’agir à ma guise, de sortir et de m’amuser. J’allais sur mes trente-deux ans, et Noël approchait. Mes amis Clémenceau, dans l’expectative quant à ma date de naissance exacte, avaient pris l’habitude de cou­pler mon anniversaire avec le réveillon, ce qui leur permettait, année après année, de m’inviter à cette occasion. J’acceptais toujours de bonne grâce cette aimable attention, qui les confir­mait comme ma seule véritable famille. Quand j’y pense, maintenant, je me rends compte que je ne suis jamais venue accompagnée à l’une de ces fêtes. Mes amours approximatives n’ont jamais duré assez longtemps, ou pesé assez lourd, peut-être.

Cette année-là, ils avaient fait les choses en grand. Nous devions en effet célébrer, outre Noël et mon anniversaire, le vernissage de la première exposition de Georgie. C’était d’au­tant plus important pour lui qu’il approchait des soixante-dix ans, et qu’une occasion pareille risquait de ne pas se présenter deux fois. D’autant que la maladie l’avait déjà atteint.

– Quelle maladie, si ce n’est pas indiscret ?

– Elzheimer. Une forme lente, mais inexorable, de dégé­nérescence cérébrale, qui le voyait passer par des phases d’absence impressionnantes.

– Je vois.

– Nous fêtions également la parution de mon premier bouquin.

– Vous écrivez ?

– Non, pas vraiment. J’avais illustré un livre de contes de Noël pour les enfants. C’était mon premier cachet chez un édi­teur connu, et l’on pouvait penser, alors, que c’était un début de carrière. Bref, les Clémenceau avaient donc mis les petits plats dans les grands, et organisé une gigantesque fête, comme on sait les faire là-bas. Les invités étaient nombreux, et avaient eux-mêmes la faculté d’amener leurs propres amis, ce qui contribue à mettre de l’ambiance, chacun apportant en outre sa contribution sous forme liquide ou solide, afin que le combat ne risque pas de cesser faute de munitions. La fête battait son plein, et nous nous amusions comme des fous, quand ils firent leur entrée.

– Qui ça, ils ?

– Ils, c’était, avant tout et pour tout le monde, Dali di Sté­phano.

– Inconnue au bataillon.

– Si vous saviez comme ça me fait plaisir que son nom ne soit pas parvenu jusqu’à vous. Je hais cette femme, depuis la minute où je l’ai vue, en chair, en os, et en accessoires, paraî­tre devant moi ce soir là.

– Qu’entendez-vous, par « accessoires » ?

– Je pourrais vous répondre que chez elle tout est acces­soire, mais ça passerait pour de la jalousie, ce qui ne se justifie pas. Dali di Stéphano a commencé sa carrière en tournant des films pornos aux US. Remarquée par un producteur lors d’un tournage, elle a su utiliser tous les attraits que la nature et la chirurgie esthétique lui avaient donnés pour se sortir de cette fange et devenir présentatrice de shows coquins sur un canal de télévision privé. Puis elle a ajouté une nouvelle corde à son arc en réussissant à se faire passer pour une critique d’art. Personne ne l’aime, car elle trempe sa plume dans du vitriol, mais elle n’a que faire de l’amour de son prochain, et promène, depuis, son mètre quatre-vingt-cinq de silicone, gainé de peau bronzée à l’année, dans tous les cocktails de Québec, pour le plus grand profit des organisateurs de ces mondanités. Aujourd’hui, là-bas, si Dali vient à votre vernissage, il est réussi. Si elle le boude, il était ringard, et vous dégringolez dans l’échelle des valeurs mondaines qui sert de repère dans cette jungle. D’autant qu’elle à la plume aussi acérée que la langue, et que ses articles, qui sont les plus lus dans ce domaine, font et défont les réputations. J’étais sûre que Georgie n’avait pas invité une telle panthère. Elle ressemblait trop au portrait de l’Exécrable tel qu’il aurait souhaité le peindre, s’il avait voulu donner au public une image exacte de ce qui lui faisait horreur dans notre société. Il faut croire qu’elle avait envie de sortir de son territoire de chasse habituel, justement ce soir-là. De la main gauche, je la revois comme si c’était hier, elle promenait une espèce de peluche informe, qui trottinait en jappant, ce qui permettait d’émettre une hypothèse plausible quant à la présence, chez cette chose, d’un devant et d’un derrière. De la droite, elle présentait à l’assemblée son nouveau jouet. Un jeune homme un peu plus grand qu’elle, aussi simple qu’elle était sophistiquée, aussi naturel qu’elle était artificielle, goûtant manifestement fort modérément les regards de convoitise que lui jetaient la plupart des hommes, et dont elle se repaissait avec une délectation gourmande. Je rencontrais Jonathan pour la première fois, et pour la première fois, je me sentais amoureuse, comme une gamine devant le poster grandeur nature d’une pop star. En une fraction de seconde, je venais d’apprendre que je n’avais pas encore vécu, et que mes ridicules aventures n’étaient que des jouets d’enfant, comparées à l’amour que je ressentais enfin. Je croisai son regard, et j’eus l’impression que ses yeux m’avaient reconnue, et s’arrêtaient sur moi trop longtemps pour que cela ne signifie pas quelque chose. En même temps, m’apparaissait de façon éclatante la triste réalité de ma situation. Qu’étais-je, moi, pauvre petite chose brune et basanée, inconnue sans espoir d’évolution, pour regarder ainsi un homme qui se pavanait au bras de Dali di Stéphano ? C’était mettre sa beauté et son pouvoir en doute, alors que, le moins que l’on puisse dire, en langage sportif, c’est que nous ne tirions pas dans la même catégorie.

– Et que diable faisait Jonathan au bras d’une pareille tigresse ? Je pensais que mon fils avait hérité du goût très sûr de sa mère. A moins bien entendu que vous n’ayez forcé le trait en peignant avec autant de véhémence la personne en question !

– Je dois bien admettre qu’en ce qui la concerne, je suis incapable de faire preuve d’objectivité. Si elle avait été laide, elle n’aurait pas posé pour ces magasines que les messieurs achètent quand ils ont l’occasion de partir en voyage d’affaires loin de leur épouse légitime. Si elle avait été bête, elle n’aurait pas duré quinze jours dans ce milieu d’intellectuels dont elle demeure pourtant l’un des phares depuis plusieurs années. Non, je l’admets sans peine, elle est belle et intelligente. Ses défauts sont ailleurs, mais je vous garantis qu’ils sont à la mesure de ses qualités. Je tenterais bien, si j’osais, une comparaison culinaire.

– Osez, osez !

– Dali di Stéphano, c’est une de ces magnifiques tranches de jambon rose, fabriqué à partir d’un porc sélectionné par génie génétique, engraissé scientifiquement à partir d’aliments spéciaux, fruits des plus récentes recherches en chimie appli­quée à la nutrition animale, découpé ensuite dans un labora­toire sous atmosphère stérile, et emballé sous vide dans une magnifique pochette dorée. A côté de cette perfection, je ne suis, moi, qu’une tranche de jambon ordinaire, un peu grise, ti­rée d’un porc quelconque, élevé au fond d’une ferme, dans un petit enclos en plein air, et nourri avec des épluchures. La belle tranche rose flatte le regard, mais mais ne peut cacher son origine arificielle lors de la séance de dégustation. La petite tranche grise, à qui personne n’a fait jusque là attention, peut, au contraire, créer une agréable surprise, quand par hasard on y goûte.

– Vous auriez eu tort de ne pas oser la comparaison. Elle est…savoureuse.

– Je vous remercie.

– Il n’empêche qu’elle reste très partiale, en l’absence de défense de la partie adverse.

– Vous avez raison. Mais cela n’a guère d’importance maintenant. Disons, pour résumer, que Jonathan était au bras d’une des femmes les plus en vue de Québec, et qu’il semblait ne pas apprécier à sa juste mesure l’honneur qu’elle lui consentait ainsi.

– Vous n’avez pas répondu à ma question. » Reprend Jacques avec un franc sourire.  » Que faisait mon fils avec cette créature de rêve ?

– Il n’a jamais voulu me le dire vraiment. Je sais seule­ment qu’il l’avait rencontrée lors d’un vernissage, et qu’elle avait, alors, jeté son dévolu sur lui. Il n’a jamais voulu m’en dire plus.

– Et vous n’avez pas cherché à savoir ?

– Pas à cette époque, non.

– Admettons. Poursuivez je vous prie.

– La soirée a alors brusquement changé d’atmosphère. Finie la fête bon enfant. A son habitude, Dali di Stéphano drai­nait tout le monde derrière elle. Elle a tenu à féliciter Georgie, pour son expo qu’elle trouvait « enfin originale ». Les conversa­tions, d’amicales, sont devenues soudain très mondaines. Chacun faisait attention à ce qu’il disait, de peur d’être pris pour cible par l’oeil, puis la langue, de la mégère, et de faire les frais d’un sarcasme qui ne manquerait pas de réjouir ensuite le tout Québec huppé. Ce genre de soirée, ce n’est vraiment pas mon truc. Alors, je me suis esquivée sur le balcon. C’était, je m’en souviens, une belle nuit d’hiver, très froide et très calme en même temps. De chez les Clémenceau, qui habitent en pé­riphérie, on dominait la ville illuminée, que la neige rendait plus brillante encore. Un moment donné, j’eus froid. Je serrai mes bras contre mon torse et m’apprêtais à rentrer lorsque quel­qu’un me posa doucement un lourd manteau de peau sur les épaules. Avant que je ne me retourne, sa voix disait : » je trou­verais dommage que vous rentriez déjà, mademoiselle. On étouffe à l’intérieur, et l’on ne s’entend pas. Je suis sûr pourtant que nous avons des tas de choses à nous dire. » Je me suis retournée et je l’ai regardé. Il souriait. J’ai demandé : « quoi, par exemple ? » Alors, le plus sérieusement du monde, il a répondu: « par exemple ? Et bien, est-ce que vous habitez chez vos parents ? » J’ai éclaté de rire, et nous ne nous sommes plus quittés de la soirée. Dali di Stéphano est repartie toute seule, non sans lui avoir jeté un regard noir. Mais lui, sans cesser de sourire, a juste eu un petit mouvement d’épaule, comme pour dire : « désolé, je n’y suis pour rien. » Voilà, monsieur Réminiac, comment j’ai fait la connaissance de Jonathan.

– Mais ce n’est, bien entendu, que le début de l’histoire.

– Oui, c’est seulement le début. La suite a duré un an, mais elle a passé bien vite. Après tout, ne dit-on pas que les histoires les plus courtes sont souvent les meilleures. Il m’a laissé de très beaux souvenirs, dont le plus merveilleux reste bien sûr Cécilia.

– Cécilia est la fille de Jonathan ? » demande très abrup­tement Jacques.

–  » Oui, je pensais que vous l’aviez compris.

– C’est invraisemblable ! Il m’en aurait parlé !

– Encore aurait-il fallu qu’il le sache. J’étais à peine enceinte de deux mois, quand Jonathan est parti pour la France. Je ne lui avais alors rien dit.

– J’aimerais que vous soyez plus claire.

– Je savais bien que la fin de l’histoire ne vous plairait pas. »

La jeune femme semble lasse, soudain. Elle allume nerveusement une nouvelle cigarette, se lève, et se met à marcher au fond de la pièce, la tête basse, les yeux fixés sur les motifs géométriques du plancher. Puis elle s’arrête, fait face à l’homme, et, le regardant dans les yeux, reprend la parole.

– » Je n’ai pas l’intention de vous leurrer, monsieur Réminiac. J’ai vécu une année d’un bonheur merveilleux avec Jonathan. C’était une vie presque parfaite. Presque seulement, car je n’ai pas mis bien longtemps à comprendre que Jonathan ne m’aimait pas. Il y avait beaucoup de tendresse et de complicité, entre nous, et il se révéla un excellent compagnon, plein d’attentions à mon égard. Mais il ne m’aimait pas comme je l’aimais, au point d’envisager de faire sa vie avec moi. Il n’en a jamais parlé, bien sûr, mais il est des choses qui se sentent. Qui pourrait l’en blâmer d’ailleurs. J’avais sept ans de plus que lui, et je ne passais pas, dans le milieu que nous fréquentions, pour une perdrix de l’année. J’étais pour lui une compagne de passage, bien agréable. C’est tout.

– Alors, vous avez décidé d’avoir un enfant pour essayer de le garder, comptant sur son honnêteté pour qu’il régularise ensuite la situation !

– Vous me connaissez bien mal, monsieur, pour vous permettre un tel jugement. Je pensais bien que Jonathan partirait un jour, à son tour. Quand il m’a annoncé, à la fin du mois d’août, son intention de passer Noël en France, je me suis dit qu’il ne reviendrait peut-être pas. Alors, j’ai décidé d’avoir un enfant de lui, sans lui en parler. Je ne tenais pas à l’enchaîner à moi, d’une quelconque façon. Mais j’avais décidé que s’il ne revenait pas, il me resterait ce fruit de notre amour. Je m’étais mis dans la tête qu’il n’y aurait plus d’homme dans ma vie, après lui, et j’avais décidé de transférer vers un enfant cet insatiable besoin de donner et de recevoir cet amour dont j’ai toujours été privée.

– Pourquoi ce brusque changement d’attitude alors ? Qu’est-ce qui vous a décidé à revenir vers lui ?

– Parce que, pour des raisons qu’il serait trop long de vous expliquer ce soir, je ne suis plus en mesure d’assurer la charge de Cécilia. Connaissant Jonathan, j’étais sûre, en venant ici, qu’il accepterait de la garder le temps nécessaire pour que je trouve une solution à ce problème.

– L’histoire n’est qu’un éternel recommencement, n’est-ce pas ? Vous avez décidé de transformer le manoir en presby­tère, sans doute, et de faire subir à votre enfant une vie compa­rable à celle dont vous vous plaignez tant.

– Vous êtes odieux ! La question de toute façon ne se pose plus. Je trouverai une autre solution. Bonsoir monsieur. »

D’un geste nerveux, elle écrase sa cigarette dans le cen­drier, puis, sans un regard pour son interlocuteur d’un soir, elle quitte la pièce sans bruit.

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