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Les carnets… Épisode 6

Holala ! Déjà l'épisode 6

Chapitre 6

Histoire d’océane

– » Jeannou, ça m’embête de te le dire, mais je trouve que tu ne devrais pas rester davantage. »

Les deux esprits ont « suivi » Jacques et Océane dans le bureau, et Jonathan imagine son mentor allongé sur le ventre sur le dessus de l’armoire. Il a, de plus, l’impression désagréable qu’elle lui tire la langue, ce qui a le don de l’irriter, bien évidemment. Il décide, malgré tout, de garder son calme, et poursuit :

– » Admets-le, cette affaire ne te regarde pas. Laisse-moi seul avec eux, s’il-te-plaît.

– Pourquoi est-ce que ça t’embête de me le dire ?

– Pardon ?

– Tu viens de me dire, je cite : ça m’embête de te le dire, mais je trouve que tu ne devrais pas rester davantage. Pour­quoi est-ce que ça t’embête ?

– Je ne te suis pas.

– C’est seulement une expression, comme ça, pour intro­duire ta demande de me voir foutre le camp parce que ma présence te pèse, ou bien cette proposition a-t-elle une signification autre ?

– Je ne comprends toujours pas.

– Est-ce que ça ne serait pas par exemple une tournure élégante que tu emploierais pour me dire gentiment que tu ne tiens pas à ce que je connaisse la suite de l’histoire, parce que tu n’es pas vraiment fier de ce qui va suivre ?

– Non, ça n’est pas une tournure élégante. C’est la mar­que de ma consternation devant ton manque d’éducation ! Ca te convient, comme explication ?

– Quel manque d’éducation ?

– Comment ça, quel manque d’éducation ? Ecouter aux portes comme tu le fais n’est pas une preuve de savoir-vivre, que je sache !

– D’abord, je n’écoute pas aux portes, puisque je suis dans la pièce. Et puis, tu le fais bien, toi aussi !

– Moi, c’est normal, puisque c’est à moi qu’Océane dési­rait parler. Il faut bien que je sache de quoi il retourne, si je veux me dégager, non ?

– Ben ouais, mais je ne vois rien qui m’empêche de rester aussi.

– C’est vraiment pas la discrétion qui t’étouffe, pas vrai ?

– Mais tu m’ennuies, à la fin. Qu’est-ce que ça peut te faire que je reste ? Ca ne changera rien à l’histoire, et ça me fait plaisir. J’adore les romans à l’eau de rose, et je sens que celui-là va être gratiné. Tu ne voudrais tout de même pas m’en priver. D’autant que pour t’aider à te dégager, il me faut tout savoir des souvenirs qui pourraient contribuer à t’ancrer dans le monde des vivants.

– Ce n’est pas le cas. Océane, c’est une histoire qui n’a jamais vraiment commencé.

– Alors, pourquoi est-ce que tu tiens tant à ce que je dis­paraisse ?

– Parce que le fait de te savoir avec moi me met mal à l’aise. J’ai l’impression d’être un voyeur.

– Et si moi je m’en vais, tu cesses de l’être ?

– C’est différent. Si je suis seul avec eux, je pourrai légiti­mement croire que je suis partie prenante dans la conversa­tion.

– Justement, c’est ce qui me dérange, moi. J’ai bien trop peur de te voir devenir fantôme, et de rater ma mission. C’est décidé, je reste.

– Jeannou, tu me …

– les casses, je sais. Ecoute bonhomme. Si vraiment je te gêne autant que ça, tu n’as qu’à désirer que je sois absente, et déconnecter ton esprit du mien. Ainsi, tu ne me ressentiras plus. C’est aussi simple que ça.

– Non, ça n’est pas aussi simple. Parce que je saurai que tu écoutes, ce qui change tout.

– Jonathan, tu es vraiment tordu comme mec. Fais comme tu l’entends, mais lâche-moi. Si tu continues à geindre comme le gamin capricieux que tu n’as jamais cessé d’être, on va rater le début de l’histoire. Et puis, il ne fallait pas te moquer de tonton Fernand !

-Garce !

– Gnagnagna ! »

 

En bas, Océane a allumé une cigarette, et se concentre sur la meilleure façon d’attaquer son récit. L’annonce de la mort de Jonathan a détruit d’un coup les défenses que, depuis trois ans, elle a patiemment forgées autour d’elle, pour se con­vaincre que la disparition subite du jeune homme était prévisi­ble, pour ne pas dire inéluctable, mais peut-être pas définitive. Pour la première fois depuis lors, elle va se confier, sans rete­nue, sans pudeur, à un homme qu’elle ne connaît pas. C’est une fille discrète pourtant, jalouse de son indépendance, mais ce qu’elle a vécu est trop lourd à porter seule, et son problème est loin d’être résolu. Alors, comme tous les êtres pudiques, une fois qu’ils ont pris la décision de parler, elle veut que sa confession soit totale. A l’issue de son monologue, elle sera nue face à l’homme, qui pourra décider comme il l’entend de son avenir, se moquer d’elle, la renvoyer, qui sait. Tant pis. Il faut que ces choses soient dites. Il est trop tard, maintenant, pour reculer.

 

– » Comme vous le savez, et puisqu’il faut bien commencer par un bout, je m’appelle Océane Monplaisir, je suis née quelque part, vraisemblablement un jour de décembre 1959. Personne ne le sait avec certitude, mais la femme du pasteur qui m’a trouvée un matin de juin 1960, sur le perron du presbytère estime que j’avais alors un peu plus de six mois, évaluation confirmée ensuite par le médecin qui s’occupa de mes maladies infantiles. J’avais été laissée là, dans un couffin chaudement garni, accompagnée d’une lettre dactylographiée qui indiquait mon prénom, mon nom, et stipulait que ma mère me confiait à la garde du Seigneur parce que sa situation ne lui permettait pas alors de m’élever dignement. Elle ajoutait qu’elle espérait que l’avenir lui réserverait des jours meilleurs, et qu’elle reviendrait me chercher, ce qui n’est pas arrivé.

Le pasteur et son épouse étaient de braves gens. Ils me recueillirent, mais prévinrent toutefois la police. Ainsi, des re­cherches sur mes origines furent menées, mais elles ne leur apprirent rien de plus que le petit mot du couffin. De là à penser que le nom de famille dont j’étais affublée faisait davantage référence à la façon de se conduire de ma mère qu’à une quelconque généalogie, il n’y a qu’un pas qui fut allègrement franchi par la plupart des gens qu’il me fut donné de rencontrer ensuite. J’ai mis longtemps à le comprendre, et plus encore à l’accepter. Mais on finit par se faire à tout. Née de père et de mère inconnus, je n’étais pourtant pas adoptable, à cause de cette fichue lettre, qui fut analysée par l’administration comme une volonté explicite de reconnaissance de maternité. Monsieur et madame Dieuleveult, le couple qui m’avait recueilli, décidèrent néanmoins de demander officiellement ma garde, car ils considéraient que ma venue chez eux était un signe du ciel. Bonté de leur part, sans doute, mais aussi déformation professionnelle. Quoi qu’il en soit, leur demande fut prise en considération, et. c’est donc chez eux que j’ai passé, assez heureuse je pense, mes années d’enfance et d’adolescence.

Les Dieuleveult avaient deux enfants, Pierre, l’aîné et Babette, qui avait deux ans de moins que lui, et dix de plus que moi. Ils étaient tous deux gentils, mais ne m’ont jamais considé­rée comme leur soeur. Plutôt comme une bonne action à long terme, qu’il était légitime d’accomplir compte tenu de la situa­tion sociale de leurs parents.

– C’est étrange », intervient Jacques doucement.

– » Qu’est-ce qui est étrange ?

– Cette description que vous faites de votre passé. Si je vous suis bien, vous êtes une petite fille abandonnée qui, au lieu de connaître l’orphelinat, la pension, et l’anonymat pesant de la vie dans ce genre d’endroits, trouve une famille d’accueil dévouée, ce qui vous permet de prendre un départ normal dans la vie. Et pourtant, que d’amertume dans votre bouche !

– On pourrait épiloguer longtemps sur la notion de départ normal dans la vie. Je n’ai pas souvenir d’avoir été malheu­reuse par la faute de contraintes extérieures comme la faim, le froid, ou la misère. La vie chez les Dieuleveult m’a protégée de telles agressions. Je me suis rendu compte, depuis, que j’étais réellement malheureuse, pourtant, mais d’une autre manière. J’étais malheureuse par absence de bonheur. Et ce qui m’a fait le plus de mal, monsieur Réminiac, c’est que je m’en voulais !

– Vous vous en vouliez ! Et de quoi ?

– Je m’en voulais de n’être pas une petite fille gaie, capa­ble d’aimer mes parents de remplacement. Je sentais bien qu’ils ne m’aimaient pas, eux. Je ne veux pas dire qu’ils n’avaient pas d’attentions pour moi. Bien au contraire. Ils prenaient même un soin farouche à ce que je sois toujours parfaitement habillée, nourrie, couchée à l’heure. Ils m’ont donné la meilleure éducation possible, m’inculquant dès le plus jeune âge à faire la différence entre ce qui est convenable, et ce qui ne l’est pas.

– Et alors ?

– Alors ? C’était un travail proprement exécuté, une tâche parfaitement menée à bien. Rien à dire là-dessus. Ils peuvent regarder le Seigneur en face, et lui dire : « voyez, Seigneur, nous avons fait ce que nous devions pour que cette pauvre enfant soit heureuse. » Et je suis sûre que le Seigneur est d’accord avec eux. Mais ils ne m’aimaient pas. Je le sentais aussi distinctement que l’on ressent la chaleur en posant la main sur le poêle. Et j’étais persuadée que c’était de ma faute, que j’étais sûrement mauvaise pour ne pas être capable de les aimer, et que le Bon Dieu me punissait, en leur interdisant de m’aimer en retour.

Quoi qu’il en soit, la vie suivait son cours ordinaire. J’ai connu une scolarité normale, jusqu’à la fin du cycle secondaire. Je n’étais pas spécialement douée, mais je travaillais dur, et j’étais appliquée. Aussi, sans obtenir jamais de notes excep­tionnelles, je me maintenais dans toutes les matières au niveau de la moyenne des élèves. Ce n’est pas que l’école m’intéres­sât d’une quelconque manière, mais il était convenable de mener ses études à leur terme. En fait, je ne me sentais réelle­ment attirée que par le dessin. Je n’étais pas plus douée en ce domaine que dans les autres matières, pourtant, et la qualité de mes premiers croquis en aurait fait renoncer plus d’un. Mais je me suis accrochée, avec l’aide gouailleuse de mon vieux professeur, monsieur Clémenceau. Je crois que c’est la première personne qui m’ait témoigné autre chose qu’une attention polie. Je n’étais pas sa meilleure élève, loin s’en faut, mais je l’intéressais, et il me proposa bientôt de le rejoindre dans son atelier, après les cours, pour m’aider à progresser.

– Vous aviez quel âge, alors ?

– Une quinzaine d’années.

– Je vois.

– Qu’est-ce que vous voyez ? C’est extraordinaire, j’ai l’impression d’entendre monsieur Dieuleveult, quand je lui en ai parlé, afin d’obtenir son autorisation. J’étais pleine d’enthou­siasme à l’idée de pouvoir profiter de ces cours particuliers de dessin. Je pense que c’était la première fois que je montrais de l’enthousiasme pour quelque chose. Sentant le pasteur réticent, j’argumentais, expliquant que ces cours étaient gratuits, et n’exigeraient donc aucun effort de leur part. J’ai eu droit à un sacré bon dieu de sermon en retour, dans lequel monsieur Dieuleveult m’asséna quelques vérités premières, comme « la gratuité n’existe pas. C’est un artifice du diable pour détourner les honnêtes gens du droit chemin ». Je vous passe les autres, elles sont du même tabac. Pour la première fois que je demandais quelque chose qui m’aurait réellement fait plaisir, j’obtenais en retour une fin de non-recevoir absolue.

– C’est quand même compréhensible. Je vous trouve très dure, avec cette famille d’accueil. L’attitude du pasteur me semble parfaitement sensée, en de telles circonstances, et je crois que j’aurais agi de même. On ne confie pas ainsi une jeune fille mineure à n’importe qui, sans contrôle. Je trouve même que monsieur Dieuleveult faisait preuve, en cette cir­constance, de ce que j’appellerais volontiers une certaine forme d’amour paternel, exprimée selon les canons de notre génération, puisque si j’ai bien compris, nous devons appartenir à la même génération, lui et moi.

– A une dizaine d’années près, oui.

– Je comprends en revanche que vous ne l’ayez pas admis, à l’époque. Mais c’est hélas le lot commun des parents responsables. Il est impossible de guider les adolescents afin de leur faire éviter les pièges de la vie sans qu’ils n’interprètent cette attitude pourtant dictée par l’amour comme une atteinte intolérable à leur libre arbitre frémissant. J’ai moi-même vécu le phénomène de façon particulièrement marquée avec Jonathan. Je trouve étonnant qu’à votre âge, vous n’ayez pas relativisé cette situation.

– C’est votre analyse, mais vous ne connaissez pas le contexte. Je m’en vais vous donner quelques détails qui me permettent de prétendre, moi, que ce n’était pas l’amour paternel, mais plutôt la crainte du qu’en dira-t-on, qui l’a fait réagir ainsi. Ce n’était pas convenable.

– Peut-être, mais c’était également dangereux.

– Non, monsieur Réminiac. Ce que vous me dites, et que je comprends aujourd’hui, c’est qu’il est délicat d’accepter de laisser une gamine de quinze ans aller seule, chez un homme de deux générations son aîné, quel que soit cet homme.

– C’est exactement ça.

– Mais ce n’est pas le cas, ici. Si l’homme en question avait appartenu à leur milieu, et fréquenté l’office régulière­ment, il n’y aurait eu aucun problème, même s’il avait été un véritable satyre en privé. Mais le professeur en question n’appartenait pas à ce monde là, pour qui la forme compte plus que le fond des choses. C’était un être pur et désintéressé. Mais il était anarchiste, pacifiste, et vivait en concubinage avec une femme de trente ans sa cadette, qui lui servait de modèle, qui plus est. C’était un véritable artiste, avec tout ce que cela comporte de gentillesse et de fantaisie.

– J’ai du mal à croire que vous ne forcez pas le trait. Le temps déforme les souvenirs dans le sens qui nous convient.

– Pourquoi dites-vous cela ? Vous n’aimez pas les artistes°?

– Ne soyez pas agressive, made… Océane. Je n’ai rien contre les artistes en général. Ma femme était peintre. Mais j’ai vécu assez longtemps pour savoir qu’il n’y a pas de catégorie d’hommes qui soit meilleure qu’une autre. Les artistes sont comme tout le monde. Il y a chez eux des gens bien, et des salauds. Des calmes et des excités. Des constructifs, et des destructeurs.

– Ce sont quand même des gens sensibles.

– C’est vrai. Ils sont sensibles. Mais la sensibilité peut se vivre de différentes manières. Certaines sont positives et d’au­tres pas. Revenons plutôt à votre récit.

– Si vous voulez. Ils ont donc refusé que je suive ces cours particuliers. Ma déception fut énorme, mais je fis ce qui était convenable, c’est à dire contre mauvaise fortune bon coeur. A quelque temps de là, je tombai malade. Pas une petite maladie de rien du tout, non. Une méningite cérébro-spinale, qui faillit bien m’emporter. La médecine me sauva, mais mon année scolaire fut perdue, et je restais prostrée, n’ayant plus de goût à rien. Monsieur Clémenceau en fut profondément chagriné, et il vint rencontrer les Dieuleveult afin de réitérer sa proposition. Ils restèrent longtemps enfermés dans le bureau, le pasteur et lui, et la discussion fut parfois bruyante. Mais il emporta finalement le morceau, en suggérant que s’il n’était pas convenable qu’une jeune fille se déplace chez lui, il était parfaitement acceptable, en revanche, qu’il vienne lui, deux fois par semaine, chez le pasteur, pour donner ses cours. Je vous l’ai dit, les Dieuleveult étaient bons, même s’ils n’éprou­vaient pas d’amour pour moi. Sentant que cette proposition était de nature à me faire recouvrer la santé, ils cédèrent. C’est ainsi que j’appris le dessin, et que je me fis mon premier véri­table ami.

– Votre vie, pour l’instant, ne ressemble en rien à une tra­gédie, même si elle n’est pas des plus gaies. Vous me promet­tiez « Sans famille », nous en sommes loin.

– Ne soyez pas ironique, monsieur Réminiac. C’était une façon de parler. Mais si mon histoire ne vous intéresse pas, il vaut peut-être mieux que j’arrête tout de suite.

– Excusez-moi, je n’aurais pas du me laisser aller ainsi. Je promets de ne plus vous interrompre par d’aussi sottes remarques.

– Monsieur Clémenceau vint donc, deux fois par semai­nes, me donner des cours de dessin. J’appris à reproduire tout et n’importe quoi, en utilisant pour ce faire aussi bien le crayon que l’aquarelle, puis les huiles. J’acquis ainsi une certaine dextérité, et je commençai peu à peu à créer mes propres sujets. J’étais loin d’être une artiste, en ce sens qu’il m’était impossible d’imaginer vivre de ma production. Elle manquait par trop de force. Mais j’aimais ce que je faisais. J’aimais surtout ces séances d’apprentissage par ordinaires. Georgie, car les parents de monsieur Clémenceau ayant eu la malencontreuse idée de le prénommer Georges, sans savoir qu’il professerait plus tard un pacifisme forcené, il demandait que l’on utilise plutôt son diminutif que son prénom, Georgie donc, avait une manière bien particulière d’enseigner. Il ne professait pas, il faisait découvrir. Il apprenait à ses élèves à regarder le monde, prétendant qu’ensuite, chacun était libre de l’interpréter à sa manière.

– C’était un véritable philosophe, votre professeur de dessin.

– Il y a un peu de ça, en effet. Mais ce n’était pas pesant, car il ne se prenait jamais au sérieux. Cette vie là a duré prati­quement trois ans. Peu à peu, Georgie a apprivoisé mes tuteurs, et a obtenu que je puisse, de temps en temps, aller travailler à l’atelier. Madame Dieuleveult surtout, était sensible au charme du vieux pirate, comme elle aimait à l’appeler, parce qu’il avait un anneau d’or à l’oreille. Et puis, je crois qu’elle était contente de me voir passionnée, enfin, par quelque chose, même s’il lui arrivait plus souvent qu’à son tour de me dire que le dessin ne constituait pas une carrière. Le problème, c’est que plus j’allais, et plus j’étais persuadée du contraire. Mes visites à l’atelier me firent rencontrer sa femme, et certains de ses amis, des américains surtout, tous artistes, qui ne sem­blaient pas malheureux. Ce n’étaient pas des gens connus, mais ils parvenaient à vivre de leur art, même s’il fallait parfois passer sous les fourches caudines du « commercial », comme ils le disaient. Je commençais sérieusement à croire que j’étais faite pour cette vie là, mais j’imaginais mal comment en con­vaincre les Dieuleveult. Je n’eus hélas pas à le faire.

– Hélas ?

– Oui hélas. Cet été là, pendant les vacances, ils avaient décidé de se rendre en Alaska, pour pêcher le saumon. Ils partageaient une égale passion pour ce sport. L’avion qui les menait sur les lieux s’écrasa, pour une raison mal déterminée, dans un massif rocheux. On mit plus d’une semaine à en retrouver l’épave, et les corps sans vie du pilote et de ses huit passagers. Après une période de deuil qui leur sembla raisonnable, c’est à dire un mois, Pierre et Babette provoquèrent une discussion, un soir. Puisque le décès de ses parents avait eu lieu pendant les vacances, Pierre m’avait en effet recueillie chez lui. Un soir donc, Babette arriva, et nous nous enfermâmes dans le salon, tous les trois. Pierre comme Babette étaient mariés, mais leurs conjoints respectifs n’avaient pas été conviés à notre réunion. Les jeunes Dieuleveult me demandèrent ce que je comptais faire de ma vie, et quels étaient mes projets. A dire le vrai, je n’avais pas songé du tout à cet aspect du problème. Ils y mirent les formes, en enfants bien élevés, mais je ne tardais pas à me rendre compte que je ressemblais de plus en plus pour eux à une grosse épine, solidement enfoncée dans leur chair, et que ma présence leur faisait mal au portefeuille. Ils voulaient vendre la maison, et les biens des parents, afin de clore ainsi l’histoire. J’étais la chaussure qui empêchait de refermer la porte sur leur passé. Notez bien que je ne leur en veux pas. Qui peut dire ce qu’il aurait fait, dans une situation pareille ? Comme ils n’avaient pas de solution à proposer, ils comptaient sur moi pour avoir une idée. Avec le recul, je pense qu’ils s’étaient concertés, en vue d’une discussion difficile. Mais je n’ai aucun talent pour la négociation. Après tout, ces gens-là ne me devaient rien. Je trouvais même très généreux qu’ils ne m’aient pas simplement indiqué la porte au lendemain de la disparition brutale de leurs parents. Je décidai donc de ne pas constituer un fardeau plus longtemps, et je leur annonçai que je partirai avec mes affaires le plus tôt possible. Je ne leur demandai que le temps de trouver un logement, dans un foyer pour jeunes travailleurs par exemple. Le lendemain matin, un peu perdue tout de même, j’appelai chez les Clémenceau. Georgie écouta toute l’histoire, et tout naturellement m’invita à m’installer chez eux. J’acceptai, mais seulement le temps de me retourner, et de trouver du travail. Les choses furent ainsi entendues, et le soir même, Pierre me déposa à l’atelier. J’ai encore l’impression, parfois, d’entendre le soupir d’aise qu’il laissa échapper en me souhaitant bonne chance. Il ajouta que, bien sûr, si j’avais besoin de quelque chose, il ne fallait pas hésiter à l’appeler mais sur un tel ton qu’il eut fallut être idiote pour ne pas comprendre qu’il ne le faisait que pour rester « convenable ».

– Je ne connais pas ces gens, je vous l’accorde, mais je persiste à vous trouver très dure, à leur égard.

– Dure ? Je ne crois pas. Je vous le répète, je ne leur en veux pas. Ils ne me devaient rien, et m’ont, somme toute, beaucoup appris.

– Et que vous ont-ils donc appris de si important ?

– Que dans la vie, il faut vite apprendre à ne compter que sur soi.

– Vous êtes amère.

– Désabusée. Je ne voudrais pourtant pas vous donner l’impression que je suis une fille triste et pessimiste. Ce n’est pas ma nature, je vous l’assure. Mais les circonstances…

– Sont difficiles, je vous l’accorde. Poursuivez.

Suivent une douzaine d’années de bohème, à propos desquelles il n’y a pas grand-chose à dire. J’ai vécu près d’un an chez les Clémenceau, avant de trouver une petite chambre sympa, et surtout d’être capable de la payer.

– De quoi viviez-vous ?

– De trois petites choses dont aucune ne constitue un vrai métier, mais qui me permettaient de manger régulièrement, de m’abriter dans de bonnes conditions, et de m’habiller comme je l’entendais. Dans la journée, je faisais des petits boulots pour le compte d’une agence d’intérim. Une semaine vendeuse de chaussures, une semaine aide-magasinier, une semaine coursier, etc. Le soir, il m’arrivait de poser, pour des copains de Georgie, et même pour lui. Par son intermédiaire, il m’arrivait même de travailler pour l’école des beaux-arts de Québec. Pas souvent, bien sûr, mais quand ça arrivait, c’était la fête, parce que ça payait bien. Et puis, je continuais à peindre et à dessiner, et comme j’étais assez bonne en reproduction, il arrivait que l’on me passe des commandes, notamment des agences de pub, surtout pour des messages destinés aux enfants.

– Quand vous dites que vous posiez, vous voulez dire, euh, pour des nus ?

– Evidemment pour des nus.

– Et ça n’est pas gênant ?

– Non. C’est venu tout naturellement, à force de vivre dans ce milieu là. J’avais déjà vu Stéphanie, la femme de Georgie, poser pour plusieurs personnes, sans que cela semble la déranger, ni éveiller un quelconque désir autre qu’artistique chez les spectateurs. La première fois qu’on me l’a proposé, j’ai apprécié que l’on m’aide ainsi à gagner ma croûte, c’est tout. Et puis, pour être tout à fait honnête, il faut que je vous avoue que quand c’est arrivé, je n’avais plus dix-huit ans, et que je n’étais plus une blanche colombe.

– Là aussi, le milieu ?

– Oui et non. Pas franchement plus qu’ailleurs je pense. Entendons-nous bien. Je n’ai pas multiplié les aventures. J’ai flirté avec quelques garçons. Certains sont devenus plus que des flirts, mais pas beaucoup. Trois, pour être précise, ont fait plus que passer dans ma vie. Mais ça n’a jamais marché bien longtemps. Le scénario était toujours le même. Ils étaient là pour le fun, et moi, je voulais à tous crins fonder une famille. Alors, ils finissaient par prendre peur, et un beau jour disparaissaient sans laisser ni adresse, ni regrets.

– Ni regrets ? Vous auriez donc épousé n’importe qui ?

– J’aurais pu le faire, oui, je crois. Par ignorance.

– Je ne vous suis plus.

– Monsieur Réminiac, jusqu’à cette époque, je n’avais jamais rencontré l’amour, sous quelque forme que ce soit. Alors, quand je trouvais un type attirant, pour peu que je lui plaise aussi, j’avais l’impression que c’était arrivé, et je plongeais, persuadée que c’était le bon, et que j’allais enfin fonder cette famille qui m’avait toujours manqué Je ne me rendais compte que je m’étais trompée que le lendemain de leur départ, en n’éprouvant que du dépit, et pas de chagrin.

– Je crois que je vous comprends. Mais, qu’est-ce qui a marqué la fin de la série ?

– Ma rencontre avec Jonathan. »

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