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Les carnets… épisode 5

chapitre 5

VISITE

« – Enfin Maurice, ne laisse pas ces pauvres gens sous la pluie, fais-les entrer !

– Oui bien sûr, tu as raison, je perds la tête. Entrez ma­dame, mettez-vous à l’abri.

– Je vous remercie, » murmure la jeune femme avec un fort accent canadien. « Il fait vraiment froid, sous la pluie.

– C’est pourquoi ? » s’enquiert alors Marie, un peu étonnée de l’intrusion tardive du couple. C’est Maurice qui lui répond, à voix basse :

– » C’est pour ça que je t’ai demandé de venir. Madame voudrait voir Jonathan !

– Oh mon Dieu ! Mais, qui êtes-vous madame ?

– Mademoiselle. Je ne suis pas mariée. Je m’appelle Océane Monplaisir, et j’arrive de Québec avec ma petite fille Cécilia. Je vous prie de m’excuser de vous déranger à cette heure tardive, mais il est très important que je puisse voir Jona­than très rapidement, s’il vous plaît. » Elle prononce « Djonatane », à l’anglo-saxonne.

Avant que Marie ait pu répondre quoi que ce soit, la voix de Jacques s’intercale dans le dialogue :

– » Marie, Maurice, qu’est-ce qui se passe ? »

Sans même attendre de réponse, le maître de maison pa­raît, la serviette de table à la main. Maurice, une fois encore, prend les devants :

– » Mademoiselle Monplaisir arrive de Québec avec sa fille Cécilia, spécialement pour voir Jonathan, m’sieur Jacques. »

Jacques tressaille imperceptiblement. Mais son éducation est la plus forte, et c’est d’une voix ferme qu’il accueille la jeune femme.

– » Bonsoir mademoiselle. Je suis le père de Jonathan. Il vous sera impossible de le voir ce soir, il n’est pas à la maison. Mais peut-être pourrez-vous nous dire pourquoi vous désirez le rencontrer. Il me sera éventuellement possible de le remplacer d’une quelconque manière.

– Non monsieur, sans vouloir vous offenser. C’est une question qui nous concerne tous les deux, exclusivement.

– Bien, bien. Mais j’y songe, vous n’avez sans doute pas dîné, votre fille et vous, et vous paraissez frigorifiées toutes les deux. Voici ce que je vous propose. Vous allez vous installer ici pour la nuit. Maurice va vous indiquer la chambre d’amis. Elle est équipée de deux lits, vous y serez confortablement instal­lées. Prenez le temps de vous changer, et redescendez en­suite vous sustenter. Puis vous coucherez Cécilia, et nous prendrons un moment pour bavarder tous les deux. Cela vous convient-il ?

– C’est très gentil de votre part, monsieur Réminiac, et je vous remercie de votre accueil. Après tout, vous ne me con­naissez pas.

– Vous êtes une amie de Jonathan. Cela suffit pour que vous soyez ici chez vous. Faites vite, je vous attends.

– Ne vous inquiétez pas, ce sera d’autant plus vite fait que nous n’avons guère d’affaires de rechange. Pour ne rien vous cacher, notre départ de Québec a été un peu précipité.

– Je vois. Marie, vous trouverez sûrement une tenue à prêter à mademoiselle Monplaisir dans la garde robe de ma femme. Et je vous fais confiance pour trouver également de quoi vêtir cette petite jeune fille si sage dans les affaires d’en­fant de Jonathan. Je sais que vous les avez soigneusement rangées au grenier. Puis vous redescendrez préparer un souper consistant.

– Bien monsieur Jacques. »

Les époux Martinez encadrent les nouvelles arrivantes dans le grand escalier, elle derrière, et lui devant. Jacques les regarde s’éloigner. Maintenant que personne ne peut plus le voir, son masque de politesse aimable disparaît pour laisser place au visage torturé du père dont l’enfant a disparu. Bruta­lement reviennent en force les émotions soigneusement enter­rées avec le défunt, depuis presque trois ans. La mélancolie, profonde mais douce, qu’il traîne depuis lors se réveille pour devenir une infinie tristesse, et, l’ombre d’un instant, le grand homme croit qu’il va fondre en larmes. Mais cette faiblesse passagère n’émarge pas à son tempérament. Il se redresse, et la tristesse, dans ses yeux, s’efface devant la dureté qui lui a servi de rempart, depuis la disparition de son épouse. Qui est cette femme ? Que vient-elle faire ici avec cette gamine ? L’homme d’affaires renaît et se prépare au débat.

Il est à peine revenu dans la cuisine, que Maurice, puis Marie, font leur réapparition. Avant qu’ils n’aient pu ouvrir la bouche, le maître de maison parle, d’un ton qui n’admet pas la réplique, et que les époux Martinez n’avaient pas entendu de­puis bien longtemps. Mais l’obéissance, c’est comme le vélo. Ca ne s’oublie pas.

– » Marie, Maurice, je ne sais pas qui est cette jeune femme, ni pourquoi elle vient ici. J’ai toutefois l’intention de le découvrir. Je vous interdis de vous mêler de la conversation, au risque de la faire dévier vers des évocations pénibles. Pas un mot sur la situation telle que nous la connaissons. Vous me laissez faire, et vous vous contentez de servir. Est-ce clair ?

Un double oui répond à l’intervention de Jacques. Pas un oui franc et massif, de soldats prêts à monter au front se faire hacher menus pour la patrie, non. Un oui contraint, chez Marie, dont le regard flamboie. Un oui désabusé chez Maurice, qui croit sans doute que cette arrivée inexplicable, justement aujourd’hui, est un signe du ciel, et trouve que son patron l’accueille bien mal, ce signe du destin. Mais puisqu’il est le patron, c’est lui qui voit.

Jonathan et Jeannou sont restés à bavarder dans la cuisine pendant l’intermède. Ils n’ont donc pas encore fait connaissance avec les nouvelles arrivantes, et ignorent le pourquoi de leur visite.

– » Allons voir qui c’est Jonathan !

– Pas question Jeannou. On ne se glisse pas comme ça dans la chambre d’une femme qui se change.

– Je t’ai connu plus hardi, en de telles circonstances !

– Et mon fondement, c’est du poulet ? Je ne venais te rendre visite la nuit, à la ferme, que parce que tu me menaçais de représailles insensées. Mais je tremblais autant à l’idée que mon père découvre que je découchais qu’à celle, non moins terrible que le tien me découvre dans ton lit.

– Qu’est-ce que c’est que cette histoire de représailles ?

– Tu m’avais promis de répandre dans la bande du village que j’étais impuissant, c’est tout !

– J’ai fait ça, moi ! Tiens, j’avais oublié.

– Ca ne m’étonne pas de toi. C’est sans doute un effet secondaire de la phase deux. Petit à petit, tu oublies que tu étais un sale petite peste.

– Et bonhomme, tu y vas fort, quand même. Avoue que tu en avais largement pour tes frayeurs, une fois arrivé. Je me souviens même qu’il m’était parfois difficile de te faire prendre le chemin du retour.

– La fatigue, sûrement !

– Ouais, c’est ça, la fatigue. Elle a bon dos, la fatigue. Parti comme tu es parti, j’ai l’impression que tu vas en passer, du temps, en phase deux, pour nettoyer ces gros mensonges.

– Il n’y a aucune raison pour que j’y passe plus de temps que toi !

– Arrêtons là, sinon on va encore se disputer. Tu ne veux donc pas savoir qui est cette nana ?

– Si tu avais écouté attentivement ce qu’a dit mon père, et si tu regardais un peu ce qui se passe autour de nous, tu sau­rais qu’elle ne va pas tarder à arriver, la jeune femme en ques­tion. Et si je sais toujours compter, un simple regard à la table me permet d’affirmer qu’elle n’est pas venue seule. Regarde, Marie vient d’ajouter deux couverts.

– D’accord, on attend là. J’espère qu’elle n’est pas trop coquette !

– Pourquoi ?

– Parce que je n’ai pas l’intention de poireauter toute la nuit que la miss en question se pointe !

– Calme-toi, la voilà. J’entends des pas dans l’escalier. Regarde, la porte s’ouvre, et… l’enfant paraît !

– Qui c’est, cette gosse ?

– J’en sais rien. Oh bon sang ! Océane !

– Tu connais ?

– La grande, oui. Je t’expliquerai. Pour l’instant, tais-toi et écoute. »

 

La petite fille précède sa mère dans la cuisine. Jacques préside l’assemblée, à une extrémité de la table, déjà assis, tandis que les Martinez attendent, derrière les deux chaises qui en flanquent l’un des côtés, que les invitées de la dernière heure aient pris place, avant d’aller s’installer à leur tour en face d’elles. D’un geste, le maître de maison les invite à partager la soupe que, par politesse, il a demandé à Marie de resservir à tous. Ce nouveau départ du dîner n’est pas plus bruyant que le premier. Les deux arrivantes sont manifeste­ment affamées, et manient la cuillère avec célérité. Cécilia fait preuve d’une habileté certaine, pour une enfant de son âge. La chose est d’autant plus remarquable qu’elle ne semble jamais regarder ni son assiette, ni sa cuillère, ses grands yeux pleins de questions passant alternativement de Maurice à Jacques, glissant de temps en temps sur Marie sans véritablement marquer d’arrêt. Le petit salé que Marie présente ensuite aux estomacs bien échauffés appartient à la collection de ce que la cuisinière a pris l’habitude d’appeler ses « okazous », plats pré­parés à l’avance « parce qu’on ne sait jamais, des fois que quelqu’un viendrait à l’improviste », et qui sont soigneusement choisis dans la litanie des mets plus savoureux réchauffés qu’au premier sortir de la cocotte. L’attitude de chacun des convives face à la viande rosée est un compliment de plus qui va directement au coeur de Marie, qui chez elle se situe pour partie dans la panse, comme chez toutes les personnes sim­ples et de bonne compagnie. Comme elle le dit si bien :  » On ne peut pas faire confiance à quelqu’un qui ne sait pas apprécier ce qu’il a dans son assiette ! » Ce soir, tout le monde apprécie. Même la petite Cécilia, qui a sollicité très poliment l’aide de sa maman pour lui couper sa viande, sauce d’un quignon le mélange de beurre et de jus de cuisson du porc dans lequel ont baigné les lentilles. Du coup, l’être humain n’étant doté que d’une bouche, personne ne parle, si ce n’est pour solliciter un verre d’eau, une goutte de vin, ou un morceau de pain, au grand dam de Jonathan et de Jeannou qui se morfondent, un relent de salive dans la mémoire.

-« Jonathan, c’est insupportable !

– Du calme, elle va bien finir par expliquer ce qu’elle vient faire ici. Un peu de patience ! A te voir, on ne dirait pas que pour les esprits, le temps ne compte pas.

– Eh oh ! Ca va le donneur de leçon ! Ce n’est pas d’at­tendre, qui m’embête, c’est cette odeur de cuisine au beurre, de cochon grillé, de soupe de légumes et de pâtisserie chaude. C’est plus que je ne peux supporter.

– Ca sent bon, pourtant !

– Mais c’est bien ce que je te dis. Encore qu’il faille être parfaitement objectif. Nous n’avons plus de nez, donc nous ne sentons rien. Mais les souvenirs d’odeurs, c’est encore plus terrible que les parfums. J’ai même l’impression qu’il me repousse un estomac. C’est un vrai supplice de Cancale.

– De quoi ?

– Un supplice de Cancale ! Tu n’en as jamais entendu parler ?

– Explique !

– C’est une vieille histoire. Dans le temps, quand les gens de Cancale piquaient un voleur d’huîtres, dans un parc, ils l’enfermaient sans manger quelques jours, et le dimanche qui suivait sa capture, après la messe, ils venaient en groupe déguster des huîtres juste sous son nez. D’où l’expression « supplice de Cancale », que l’on emploie quand on est confronté à une très forte envie de quelque chose qui semble à portée de main, tout en restant inaccessible.

– On peut savoir qui t’a raconté ça ?

– C’est Tonton Fernand.

– Le frère aîné de ta mère, l’ancien flic de la coloniale ?

– Oui, c’est ça. Tu te souviens de lui ?

– Tu parles si je m’en souviens. C’était le plus grand inventeur de bobards qu’on ait rencontré de mémoire de breton.

– Qu’est-ce que tu racontes ?

– C’est tellement vrai que je me souviens qu’en revenant de son enterrement, ton père a dit au curé qu’il organiserait un tour de garde auprès du cercueil pendant deux ou trois jours, des fois que le tonton aurait encore inventé une blague, et ils ont éclaté de rire tous les deux, ce qui a fait pleurer ta mère.

– Alors c’est pas vrai, l’histoire des cancalais ?

– Evidemment que ce n’est pas vrai.

– Elle existe bien, pourtant, cette expression. Alors quelle est son origine, monsieur Jesaistout ?

– Il ne s’agit pas de Cancale, mais de Tantale, roi de Ly­die, qui fut puni par les dieux à qui il avait servi son propre fils comme plat de résistance. Comme ils avaient l’estomac délicat, ils le condamnèrent à souffrir de faim et de soif, près d’une eau qui s’évaporait quand il voulait la boire, et de fruits qui dispa­raissaient quand il essayait de les attraper.

– Ah ouais ? Et c’est sûr, ça ?

– Ca fait partie des mythes classiques. Que veux-tu, c’est ça la culture !

– Ouais ! Moins on en a, plus on l’étale ! Franchement, je préfère l’histoire de tonton Fernand. Lui au moins, il ne se contentait pas d’apprendre bêtement les choses inutiles. Il préférait les inventer. C’était un poète, le tonton Fernand !

– Comme le bourgeois gentilhomme, il faisait de la prose sans le savoir.

– Oh ça va ! Arrête de te moquer de ma famille, ou je me tire !

– Toi, partir maintenant, alors qu’ils ont presque fini leur dessert ? Je parie n’importe quoi que tu en es incapable. La curiosité est une des caractéristiques qui a le mieux résisté à ta mort.

– Salaud ! Je me vengerai !

– Tais-toi donc, j’ai l’impression que ça s’anime, en bas. »

 

De fait, le repas tire à sa fin. Marie, qui s’est discrètement éclipsée une fois servie la tarte tatin, vient de revenir dans la cuisine en annonçant que les lits étaient faits, dans la chambre d’amis, et qu’elle avait trouvé deux pyjamas qui pourraient con­venir à ces demoiselles. Océane est de corpulence comparable à Martine, et se glisse sans encombre dans les vêtements de la défunte. Jacques, en proposant que la jeune femme profite de la garde-robe de sa femme, a obéi à un réflexe pratique, sans aucune pensée morbide. Puis, pendant qu’il attendait, dans la cuisine, que les deux canadiennes se changent, il a eu un mo­ment de crainte à l’idée de voir, portés par une autre, les vête­ments de sa femme, soigneusement rangés dans la grande armoire de sa chambre depuis la disparition de Martine, et ré­gulièrement aérés depuis par une Marie toujours attentive aux détails. Mais il n’en a rien été. Océane a choisi une tenue des plus banales, et elle est trop différente pour que renaisse un quelconque souvenir. Il réagit de même à l’évocation du prêt d’un pyjama. La jeune québécoise bénéficiera en effet de vêtements neufs. Martine avait acheté plusieurs de ces tenues de nuit chaudes et confortables, en prévisions des hivers bretons, mais elle s’est toujours couchée nue dans les bras de son époux, pratiquant ce qu’elle appelait le partage de la chaleur animale pour vaincre la froidure nocturne.

 

Tout le monde se lève donc. Océane prend dans ses bras la petite fille qui lutte de plus en plus difficilement contre le sommeil, et part la coucher. Les époux Martinez lui souhaitent le bonsoir. Puis, restés seuls avec Jacques, ils débarrassent la table en tournemain, enfournant la vaisselle dans la machine à laver, avant de prendre congé de leur patron. Le grand bon­homme quitte la cuisine à son tour, et rejoint son bureau, en prenant soin de laisser l’éclairage signaler l’itinéraire, afin que la jeune femme le rejoigne sans encombre. Arrivé dans sa tanière, il ouvre le bas du secrétaire et en sort un whisky de première qualité, un Islay single malt de seize ans d’âge à la robe d’ambre profond, qu’il sert dans deux grands verres à di­gestif. Puis, sans cesser de réfléchir à la manière de conduire l’entretien qu’il prévoit pénible de toute façon, il s’assied der­rière son bureau et bourre méthodiquement sa plus belle pipe. Il est en train d’en soigner l’allumage quand la jeune femme frappe timidement à sa porte.

– » Entrez, mademoiselle Monplaisir, je vous attendais. As­seyez-vous dans ce fauteuil, vous y serez confortablement installée. Tenez, je vous ai servi un whisky. J’espère que cela vous convient.

– Un whisky, à cette heure ! Ma foi, pourquoi pas ?

– Le whisky, quand il est de qualité, est un merveilleux di­gestif, mademoiselle, et c’est un bien grand dommage de voir quelques iconoclastes le couper d’eau et le tuer à coup de gla­çons.

– Je saurais m’en souvenir. » lui répond la jeune femme en s’installant dans le seul fauteuil de la pièce.

Ils se font face, un moment, sans parler, chauffant dou­cement le breuvage doré en le faisant tourner dans les verres calés aux creux de leurs mains. Le silence est juste souligné des discrets claquements du chêne sec qui offre aux âmes et aux corps la chaleur de sa disparition. Maurice, prévoyant, a rangé près de l’âtre quelques grosses bûches, pour le cas où la discussion durerait une partie de la nuit. Puis, comme c’est souvent le cas en de pareilles circonstances, ils ouvrent la bouche en même temps. Mais Jacques, galant par éducation autant que par calcul, la referme aussitôt pour laisser la jeune femme s’exprimer.

– » Je tenais, une fois encore, à vous remercier pour votre accueil, monsieur Réminiac. Jonathan m’a souvent parlé de vous, et j’avoue que je craignais un peu de vous rencontrer en venant ici.

– Le portrait était donc si terrible ?

– Oh non ! Le mot est bien trop fort. Dans sa façon de parler de vous, on sentait que Jonathan vous aimait beaucoup, et qu’il déplorait sincèrement de ne pas savoir communiquer avec vous aussi bien qu’il l’aurait souhaité. En partageant les torts.

– Je vois. Trente pour cent pour lui et le reste pour moi, sans doute.

– Pas tout à fait.

– Mais pas loin.

– Pas loin.

– Et qu’est-ce qui vous amène donc ici aujourd’hui, après tout ce temps ?

– Comme je vous l’ai dit, c’est très personnel, et sans vouloir vous offenser, je ne peux en parler qu’à Jonathan lui-même.

– J’ai bien peur que ce ne soit impossible.

– Pourquoi ? Vous ne le voyez plus, vous vous êtes que­rellés ? »

Jacques ne répond pas. Il se lève et se met à marcher derrière son bureau, à pas lents, faisant plusieurs allers et retours avant de s’immobiliser de nouveau, les mains croisées derrière le dos, face à la jeune femme.

– » Non, mademoiselle Monplaisir, nous ne nous sommes pas querellés. Mais vous avez vu mon fils plus récemment que moi.

– Je ne comprends pas. que voulez-vous dire ? Je n’ai pas revu Jonathan depuis son départ du Québec, pour les fêtes de Noël il y a trois ans. Il m’a juste dit en partant qu’il venait passer une quinzaine de jours de vacances ici, pour discuter avec vous, et essayer de renouer les fils du dialogue. Il disait qu’il n’y avait aucune raison de ne pas réussir à dire de vive voix ce qu’il parvenait pourtant à vous écrire. Quand je ne l’ai pas vu rentrer, je me suis dit qu’il avait choisi de rester avec vous. Et je ne l’ai pas revu depuis.

– Jonathan n’est jamais arrivé au manoir. Il s’est tué en voiture à moins de cinq kilomètres d’ici. Je n’ai pas revu mon fils depuis son dernier départ pour le Canada, il y a cinq ans. Je n’ai même pas pu reconnaître le corps. On m’a expliqué que ça ne servirait à rien, compte tenu de la violence du choc. Le seul élément que l’on m’a offert en consolation, c’est l’affirma­tion qu’il ne s’était sûrement rendu compte de rien.

– Excusez-moi je… Je ne pouvais pas savoir. Je suis vraiment désolée…

– Et pourquoi donc ? Vous n’y êtes pour rien.

– C’est terrible. Il se faisait une telle fête à l’idée de vous revoir. Il avait beaucoup mûri, pendant ses deux dernières an­nées à l’université et… Excusez-moi, je crois que je vais pleu­rer.

– Ne vous gênez pas pour moi, laissez-vous aller, il paraît que ça fait du bien. Si vous saviez comme je vous envie de pouvoir pleurer comme ça. C’est quelque chose que je ne sais pas faire. »

Le silence retombe dans le bureau. Le feu lui-même semble retenir ses flammes, concentrant son énergie dans la braise, afin sans doute de ne pas paraître incongrûment joyeux. Jacques se rassied. Il est loin, quelque part au fond de son âme, à la recherche de ses disparus. Océane sanglote sans bruit, le visage dans la main gauche, le coude appuyé sur le genou, tandis que la droite, machinalement, continue à faire tourner le whisky dans le grand verre. La pause tristesse dure un long moment. Puis la jeune femme renifle, avale d’un trait son reste d’alcool, repose le verre vide sur le bord du bureau et s’essuie les yeux à l’aide du mouchoir à carreaux que Jacques vient de lui tendre par-dessus la table de travail. Lui s’est en­foncé dans sa chaise et attend. Ils se regardent. Machinale­ment, elle rogne un coin de l’ongle de son index droit, tandis qu’il reste aussi immobile qu’une statue. Enfin, la jeune femme reprend.:

– » Je suis vraiment désolée d’être tombée comme ça chez vous. Je n’avais pas imaginé que si Jonathan n’était pas revenu à Québec, c’était pour une raison aussi… définitive. Je m’en veux de vous avoir dérangé. Je repartirai dès demain matin.

– Rien ne presse, je vous rassure. Vous êtes en ce moment plus à plaindre que moi. Le temps peu à peu adoucit les peines et transforme les chagrins les plus violents en une mélancolie presque supportable. J’ai eu le temps d’apprendre. Quant à votre départ, rien ne presse. N’hésitez pas à rester quelques jours. La maison est grande, et monsieur et madame Martinez seront ravis de voir quelqu’un. Nous vivons un peu retirés du monde, depuis la mort de mon fils.

– Je vous remercie, monsieur. Mais puisque Jonathan est mort, je n’ai plus rien à faire ici.

– Vous avez dit, avant le repas, que votre départ de Québec avait été précipité. Êtes-vous sûre que je ne peux rien faire pour vous ? Après tout, rendre service à une camarade de Jonathan serait pour moi une façon d’honorer sa mémoire, ne pensez-vous pas ? Si vous me disiez maintenant pourquoi vous teniez tant à rencontrer mon fils.

– C’est que…

– Je suis un vieil égoïste. Vous devez tomber de fatigue, et la nouvelle de la disparition de Jonathan n’est pas faite pour arranger les choses. Peut-être préférez-vous laisser passer la nuit ? Nous pouvons en reparler demain.

– Non, ce n’est pas ça.

– Alors quoi ? Qu’y a-t-il de si grave que vous ne puissiez confier au père d’un ami ?

– Vous ne savez rien de moi. S’il me faut tout vous expli­quer, il y en a pour un moment.

– Vous savez, mademoiselle Monplaisir, je n’attends plus grand chose de la vie. Je dispose par conséquent de tout le temps nécessaire pour vous écouter.

– Je ne sais plus où j’en suis. Tout s’écroule autour de moi, et…

– Raison de plus pour vous confier à moi. Allons, made­moiselle, s’il vous plaît, je vous écoute.

– D’accord. Je vais tout vous raconter. Mais quelque chose me dit que mon histoire ne va pas vous plaire du tout. De toute façon, je n’ai plus rien à perdre.

– A la bonne heure.

– Deux choses, avant de commencer. Je veux bien encore un peu de cet excellent whisky. Je n’ai pas l’habitude de boire, mais il est des circonstances où l’alcool peut aider. Et puis j’ai­merais que vous cessiez de m’appeler mademoiselle, si ça ne vous dérange pas.

– Accordé pour le whisky. En ce qui concerne votre deuxième souhait, je vous promets de faire mon possible. Mais je suis de la vieille école, je ne vous assure pas de réussir du premier coup.

– Ce sera déjà bien d’essayer. Allons-y alors, je vais vous raconter l’histoire de ma vie. Mais je vous préviens, ça vaut « sans famille » tous les jours. »

Jacques a rempli les verres de nouveau, et se prépare une autre pipe. Il va enfin savoir ce que fait cette jeune incon­nue chez lui.

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