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Les carnets… épisode 4

Chapitre 4

Retour sur terre

– » Eh, Jonathan, tu es prêt ?

– Hein ? Pour quoi faire ?

– Manifestement, tu n’es pas prêt !

– Jeannou, je ne sais même pas de quoi tu parles !

– Mais c’est qu’il n’a pas l’air d’être de bonne humeur, le jeune homme ce matin ! Il n’a pas bien dormi ?

– Il m’est arrivé un drôle de truc, pendant ton absence.

– Mon absence, mon absence, faut le dire vite, vu que je rapplique dès que tu le désires.

– Ca ne va pas recommencer, dis ? Puis-je espérer m’ex­primer naturellement, sans craindre les sens cachés ou les connotations vexantes que pourrait comporter mon discours pour une jeune fille de seize ans, morte dix ans avant moi ? Le puis-je dis moi ?

– Toi, tu ne vas pas fort. Bon, je vais essayer d’être moins vache. Alors, raconte, qu’est ce qui t’est arrivé ?

– Tu sais, on prétend que quand on va mourir, on revoit toute sa vie défiler, en l’espace de quelques secondes. Et bien moi, je viens de refaire le tour complet de mon existence, mais lentement. L’impression en était étrange. C’est comme si j’avais été au cinéma. Je voyais se dérouler le film de ma vie, mais sans pouvoir intervenir. J’ai visionné, le mot me semble juste, des scènes de mon passé dont je ne me souvenais pas. Je me suis vu, bébé, téter le sein de ma mère, et je l’ai reconnue, alors qu’elle est morte quand j’avais six mois. C’était une expérience extraordinaire, et gênante à la fois. J’avais vraiment l’impression d’être un voyeur un peu malsain…

– Mais tu es malsain !

– Jeannou, tu casses tout.

– Milexcuses, monseigneur. Je réagis comme ça parce que je crains de te voir éclater en sanglots, et ça m’ennuierait bigrement, vu que je ne suis pas franchement douée pour jouer les consolatrices.

– Eclater en sanglots ? Grands dieux, et pourquoi donc ? Outre le fait que la chose me semble « immatériellement » impos­sible, elle ne correspond pas au sentiment que je ressens.

– Les esprits peuvent souffrir, Jonathan, tant qu’ils n’ont pas atteint la plénitude de la phase trois. Quand ça m’est arrivé à moi, je me suis mis à pleurer comme une madeleine. Mon mentor, un vieux tonton curé, mort quelques mois auparavant, a eu un mal fou à me consoler. Mais heureusement, ça ne dure pas.

– Parce que, toi aussi, tu as tout revécu ?

– Ben oui, tu n’es pas unique mon bonhomme, au contraire, tu suis le même parcours que tout le monde.

– Et ça sert à quoi, tout ce …cinéma ?

– Ben, c’est la préparation à ton retour sur terre. C’est pour ça que je suis là.

– Qu’est-ce que tu veux que j’aille faire sur terre ?

– Jonathan, s’il te plaît, ne te fais pas plus bête que tu n’es. Je t’ai déjà expliqué tout ça. Il faut te dégager.

– Ah oui, c’est vrai. Tu veux que je retourne voir ceux que j’ai laissés derrière moi, et que je m’assure que je n’ai plus rien à faire avec eux. C’est bien ça ?

– C’est ça.

– Jeannou, j’ai une bonne nouvelle pour toi, tu y coupes d’une corvée, je n’ai laissé personne derrière moi. Je me sens donc parfaitement dégagé, et te propose par conséquent de passer directement en phase deux.

– C’est pas si simple, mon garçon.

– Ne m’appelle pas comme ça, s’il te plaît. Compte tenu de notre différence d’âge, c’est ridicule.

– OK bonhomme. Je disais donc que ce n’est pas si simple. Tu as forcément laissé des tas de gens derrière toi, à commencer par ton père, et monsieur et madame Martinez, et sûrement d’autres encore.

– Mais je ne les ai pas vus depuis des années. Pourquoi donc faudrait-il que j’y retourne ?

– Il le faut, pour être complètement et absolument sûr que tu n’as plus aucun regret à l’idée de ne jamais plus les revoir.

– Mais j’en suis sûr ! Ton insistance en ce domaine me semble louche.

– C’est ton insistance à toi pour ne pas y aller qui est lou­che, oui. Tu as peur de ce que tu vas rencontrer Jonathan. C’est normal, c’est une sacrée épreuve. Nous sommes tous passés par là. C’est dur, mais nécessaire.

– Arrête ton charre, Jeannou. De quoi voudrais-tu que j’aie peur ?

– Mais, de découvrir l’image que tu laisses aux autres, Jo­nathan. C’est ça, l’épreuve la plus terrible. Toute sa vie, on la passe à essayer de ressembler à l’image que l’on aimerait que les autres se fassent de nous. Maintenant, tu vas être confronté à l’image que tu as vraiment laissée de toi. Et c’est là que naissent les regrets. C’est là que l’on voudrait revenir pour de bon, et leur dire, à tous, « vous vous trompez, je n’étais pas comme ça ! » Ce sont ces regrets-là qu’il va te falloir affronter Jonathan. Et tu seras seul pour le faire. Je serai à tes côtés, mais je ne pourrai pas faire grand chose pour t’aider. Alors, je te repose la question : es-tu prêt à y aller ?

– Si tu veux, mais c’est vraiment pour te faire plaisir. L’image que je laisse derrière moi, j’en ai vraiment rien à faire. Je suis mort trop jeune pour m’en préoccuper.

– Libre à toi de le croire, mais tu te trompes, bonhomme, et si tu restes dans cet état d’esprit, tu risques d’avoir de bien mauvaises surprises.

– Allons-y alors, et nous verrons bien !

– Ouais, allons-y.

 

 

Elles se font face, sur deux banquettes d’un quelconque wagon du train express régional qui les mène de Rennes à Guingamp. L’une parle sans arrêt, et l’autre écoute, l’air grave, sans la quitter des yeux. L’une, c’est la mère. Elle peut avoir trente ou trente-cinq ans. Parce que le wagon est aux trois-quarts vides, elle s’est mise à son aise. Ses bottes de daim de style western gisent en vrac sous la banquette, et elle est allon­gée, les jambes repliées, appuyée sur un bras. C’est une jolie jeune femme, très brune, à la peau mate. Les yeux très som­bres sont légèrement étirés vers les tempes, et laissent imaginer un mélange de sangs, au résultat harmonieux. Les cheveux sont longs. Impeccablement nattés, ils encadrent souplement le visage aux pommettes marquées, au nez long, légèrement busqué, à la bouche charnue, mais sans excès. La jupe de daim très courte dégage les jambes bien galbées, longues et musclées, d’une sportive. La taille est mince, et contraste avec la poitrine épanouie, agréablement accrochée à un torse tonique, aux épaules fermes. Trop petite pour pouvoir prétendre à un titre de miss quelconque, elle n’en est pas moins attirante, et sa pose alanguie renforce encore une sensualité qui ne doit rien ni aux cosmétiques, ni à une mise simple, pour ne pas dire élémentaire. Un collant de laine claire, la minijupe de daim, un pull irlandais, et une canadienne de cuir, dont le col et les poignets sont doublés de peau de mouton retournée, et qui est, pour l’heure, roulée en boule contre la paroi de la voiture, composent sa tenue. Elle s’adresse à la petite sans vraiment la regarder, laissant ses yeux se promener au hasard, dans un ailleurs indéfini.

La gamine, en face, semble poser pour le portrait en pied d’une petite fille modèle. Elle n’a pas trois ans, mais il émane d’elle un sérieux presque gênant. A la lassitude qu’exprime l’attitude de la mère, elle réplique en se tenant fermement assise au bord de la banquette, les jambes pendantes, les mains posées sur les genoux. Le contraste ne s’arrête pas là. Ses cheveux, longs et bouclés, sont aussi dorés que ceux de sa mère sont noirs. Ils sont regroupés en deux couettes hautes à l’aide de rubans de velours rouge. Sa carnation très claire est rehaussée par les grands yeux bruns, ronds comme des billes, qui fixent intensément l’adulte, comme s’il leur fallait venir au secours des petites oreilles roses, délicatement ourlées, pour que soit parfaitement reçu le monologue. Elle est vêtue d’une jolie robe de poupée, en tissu écossais à dominante rouge, comme on en voit dans les magazines, et porte, par-dessus son collant de laine, de ravissants petits escarpins vernis. A côté d’elle, sur la banquette, est soigneusement pliée sa cape de lainage bleu marine. Strictement immobile, elle écoute, cherchant l’oracle dans les paroles de la grande. Elles ne sont pas gaies, ces paroles, pourtant, et promettent un avenir plein de vent et de nuages d’orage. Pourquoi faut-il donc qu’avec les adultes, les choses soient si compliquées ? Elle était bien, la petite, dans leur appartement. Il n’était pas bien grand, c’est sûr, mais suffisait largement à les abriter toutes les deux. Maman dessinait et peignait, pendant qu’à ses pieds elle jouait avec son unique poupée. Personne ne venait jamais les voir, mais ça non plus, ce n’était pas grave, puisqu’elles s’aimaient toutes les deux. Il n’y aurait pas eu de place pour quelqu’un d’autre dans son coeur de petite fille sage. Parce qu’elle est très sage, pour ne pas gêner Maman qui travaille tant. Parfois, Maman prenait son grand carton à dessins, et partait Dieu seul sait où, après l’avoir déposée chez la gardienne de l’immeuble, une dame très gentille, sauf qu’elle répétait sans cesse « pauvre petite » en la regardant, et qu’elle la gavait de gâteaux, comme si elle avait eu faim. Elle n’avait pas faim. Elle avait toujours fait ses trois repas par jour, plus le goûter. Des fois, on mangeait de bonnes choses, des confitures de toutes les couleurs, et puis d’énormes steaks. D’autres fois, on se contentait de sirop d’érable, et de pâtes. Mais il y en avait toujours largement. Le soir, Maman rentrait fatiguée. Mais elle la prenait dans ses bras, et la serrait très fort contre elle, en lui faisant des petits bisous partout, surtout dans le cou, parce que ça la fait rire. A certains de ses retours, elle remplissait le frigo de tas de trucs qui sentaient bon, et avec lesquels on se régalait ensuite pendant plusieurs jours. Mais pas toujours. Ca n’avait pas grande importance, à ses yeux. Elles étaient ensemble, et donc, tout allait bien. Et puis voilà qu’il a fallu partir pour ce voyage interminable. L’avion d’abord, puis un grand train qui allait très vite, puis cet autre train, plus petit, qui fait tant de bruit. Chaque fois, il a fallu attendre, dans les courants d’air, bousculées par des gens pressés et grossiers, ou indifférents. Qu’est-ce qui a bien pu lui prendre, à Maman, pour qu’elle se mette ainsi à tout casser ? Et pourquoi lui parle-t-elle de séparation, maintenant, même si ce n’est que « pour un petit moment » ? Maman a beau dire qu’elle sera très heureuse, si c’est sans elle, merci bien. Comment pourrait-t-on bien être heureuse sans sa maman ? Et puis, où va-t-on, à la fin ? Pas une fois elle ne l’a dit. Et pourtant, il est long, ce voyage. Il n’en finit pas. Tiens, le train freine. Maman se lève, et lui demande de remettre son manteau. Serait-on arrivé ? Non, voilà qu’elle parle de trouver un taxi, maintenant. C’est reparti.

 

 

-« J’avoue que je suis un peu inquiet.

– Tiens donc ! Je croyais que tu t’en fichais pas mal, de ce retour.

– Je me fichais pas mal de ne pas revenir, ce qui est très différent.

– Et qu’est-ce qui t’angoisse, maintenant ?

– N’exagérons pas, il ne s’agit pas d’angoisse. Je me de­mande simplement comment ça va se passer, c’est tout.

– Oh, c’est tout simple, en vérité. On y va, on regarde, on écoute, et quand tu en as marre, on rentre.

– Vu comme ça…

– Et comment voudrais-tu le voir ?

– Si ça se trouve, on va tomber comme un cheveu sur la soupe.

– Un cheveu d’ange, alors…

– Tu n’arrêtes donc jamais de plaisanter !

– C’est pour détendre l’atmosphère, c’est tout. Allez, cesse de râler, et prends les choses comme elles viennent.

– Facile à dire. Par où commence-t-on ? Par le manoir je suppose. Et que va-t-on y trouver ? Un père enfermé dans son mutisme habituel, une Marie pleurant son « cher petit ange », dans les bras d’un Maurice, qui cherche à la consoler, mais qui, lui aussi en a gros sur la patate ? Franchement, Jeannou, je ne le trouve pas drôle du tout, ton jeu. Tu parles d’un spectacle !

– C’est la douleur des autres qui t’effraie à ce point ?

– Quand c’est par moi qu’elle arrive, oui. D’autant que je ne peux rien faire pour y remédier.

– Fallait y penser avant, et conduire moins vite.

– C’était une plaque de verglas. Je n’y pouvais rien !

– Sauf que si tu étais sorti de la route à cinquante, au lieu de… Tiens, au lieu de combien d’ailleurs ?

– J’en sais rien, cinq mille tours en troisième, ça doit cher­cher dans les cent vingt-cinq, cent trente.

– Au lieu de cent trente, donc, tu t’en serais tiré, au pire, avec quelques jours d’hosto, et une ou deux viriles balafres.

– Qu’est-ce que tu en sais, d’abord, du haut de tes seize berges même pas mûres ? Tu ne connais rien à la conduite. La preuve, tu t’es tuée en tracteur, à même pas trente à l’heure !

– Touché. J’admets que, sur ce sujet, je n’ai pas de leçon à te donner. En revanche, j’en sais plus que toi sur notre situation actuelle. Ce qui me permet d’affirmer sans grande chance de me tromper que nous risquons peu de tomber sur la scène que tu décrivais tout à l’heure.

– Ah bon ! Tu crois donc qu’ils se tapent sur le ventre, en évoquant ma disparition, en bas ?

– Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Il est évident que ta mort les a désespérés, sur le coup. Mais les douleurs les plus vives s’estompent avec le temps. Et je te rappelle que ça fait bien trois ans, durée terrestre, que tu t’es si définitivement viandaché dans ta superbe auto.

– Ah oui, c’est vrai. Quand j’y pense, c’est dommage pour la voiture.

– Jonathan, tu n’es pas croyable.

– Faudra t’y faire, je n’ai pas l’intention de changer. Tiens, tu sais à quoi je pense, en ce moment ?

– Non, mais je m’attends au pire !

– Et bien, je me dis que j’ai de la chance, quand même. Mon père aurait pu habiter un quelconque appartement, dans une tour moderne.

– Et alors, je ne vois pas où est le problème.

– Tu me vois, moi, hanter un T5 tout confort, vue sur parc, dernier étage avec ascenseur et portier électronique ! C’est complètement ringard. Alors qu’un manoir…

– Jonathan ! Un peu de tenue, on arrive. Tiens, regarde, ils sont tous les trois ensemble, dans la cuisine.

– Attends un peu, où va-t-on se cacher ?

– Se cacher ? Mais enfin, Jonathan, nous sommes des es­prits, invisibles par essence. On peut s’asseoir à table avec eux, ils ne s’en rendront pas compte. Tu peux même choisir de t’installer sur les genoux de ton père, si ça t’amuse.

– Arrête, c’est pas possible qu’ils ne sentent rien.

– Si, c’est possible. Bon, maintenant tu cesses de faire la bête, et tu te tais. Ecoutons un peu ce qu’ils disent.

– Eh, mais ce sont peut-être des affaires privées. Ca ne te regarde pas !

– Jonathan ! Tout ce qui te concerne me concerne. Je te rappelle que mon salut, c’est à dire mon passage en phase trois, en dépend. D’autant que quoique j’apprenne, ça ne peut me servir à rien, si ce n’est éventuellement à te charrier un peu.

– C’est justement ce que je crains le plus, langue de vipère.

– Ca y est, tu es calmé ? Alors tu la fermes, et tu te con­centres sur ce qu’ils disent, s’il te plaît. »

 

Dans la cuisine, c’est l’heure du dîner. Comme nous som­mes en semaine, Jacques partage la table de Marie et Maurice. A l’époque de Martine, il en allait tout différemment. Semaine ou pas, ils déjeunaient et dînaient tous les quatre dans la grande salle à manger, ou, temps permettant, dans la serre réaménagée. A la disparition de la jeune femme, Jacques, tout à son chagrin, a d’abord demandé à manger seul, et les Martinez se sont repliés dans la cuisine, au demeurant fort confortable, pour y prendre leur repas en tête à tête. Puis, un soir, plusieurs semaines après l’enterrement, presque timidement il est venu frapper à la porte de la pièce, et demander s’ils l’accepteraient à leur table. Comme Marie, aussitôt, proposait de dresser le couvert en haut, comme avant, il avait répondu qu’il préférait la cuisine, avec eux, parce que rien ne serait plus comme avant. Marie se récriant qu’il ne fallait pas se laisser aller à la morosité, parce que m’âme Martine ne l’aurait pas permis, Jacques avait cédé un peu de terrain, et accepté que la salle à manger les abrite tous les trois pour les repas du week-end. Pour l’ordinaire, la cuisine convenait très bien.

Ils sont donc là tous les trois, avalant sans parler une soupe de pot-au-feu odorante. Jonathan, terrorisé, voit sa jeune camarade flotter au milieu de la pièce, l’oeil particulièrement taquin. La voici au-dessus de la table, qui hume le fumet du potage, puis éclate de rire, en constatant le désarroi de son compagnon. Aucun des trois humains n’a semblé remarquer quoi que ce soit. Ils paraissent absorbés dans de lointaines pensées, et avalent leur soupe, cuillère après cuillère, comme des automates. Enfin, après avoir soigneusement essuyé le fond de son assiette avec un croûton de pain, Jacques se racle la gorge, et se met à parler :

– » Quel âge avez-vous Maurice ?

– Ben, ça me fait soixante-quatre ans m’sieur Jacques. Pourquoi ?

– Et vous, Marie, sans indiscrétion ?

– Y a pas d’indiscrétion monsieur Jacques, j’aurai bientôt soixante-deux ans. Pourquoi est-ce que ça vous intéresse ?

– Avez-vous déjà pensé à prendre votre retraite, tous les deux ?

– Et pourquoi on le ferait ? » s’insurge Maurice. « Vous nous trouvez trop vieux pour rester tout à coup ? On ne fait plus assez bien notre travail peut-être ? Tu entends ça, Marie, depuis plus de trente ans qu’on est là !

– Calmez-vous, Maurice, je n’ai rien contre votre âge, et la qualité de votre travail ne souffre aucune critique. J’ajoute que, plus que le travail que vous accomplissez ici, c’est votre amitié qui m’importe.

– Alors, qu’est-ce que vous venez nous parler de retraite ? Nous, on n’en a rien à faire, de la retraite. Tant qu’on a la santé, où est le problème ? Pas vrai Marie ? »

Marie acquiesce d’un hochement de tête, à son habitude. Alors Jacques reste un moment silencieux, tournant sa langue plusieurs fois dans sa bouche, avant de se hasarder de nou­veau:

– Le problème, c’est que nous vivons en France, à l’aube du vingt et unième siècle. Il y a des lois sociales, dans ce pays, et elles prévoient que les salariés ont le droit de prendre leur retraite à soixante-cinq ans. Comme vous approchez l’un et l’autre de cette limite, je me demandais si vous y aviez songé, c’est tout.

– Pas du tout ! pas du tout du tout du tout ! Pas vrai Marie, on n’y a pas songé du tout ? Jamais on n’y aurait pensé. Tant qu’on a la santé, on travaille. Un point c’est tout. Surtout qu’il faut bien dire, m’sieur Jacques, que le travail ici, c’est plutôt tranquille. Un peu de gazon par-ci, un peu d’électricité par-là. J’vais vous dire, tiens. Si je prenais ma retraite, ce qui me plairait vraiment, mais alors vraiment, ce serait une petite vie peinard, dans une grande maison au bord de la mer, et je m’occuperais en faisant un peu de gazon par-ci, un peu d’électricité par-là. Vous voyez, la retraite, on y est déjà ! D’ailleurs, vous l’avez dit vous même. La retraite, c’est un droit. Et bien nous, on ne veut pas faire valoir ce droit. Pas vrai Marie°? »

Et Marie hoche, comme elle le fait depuis plus de quarante ans. Jacques, malgré l’énervement du petit homme, qui retrouve alors son accent pied-noir, poursuit néanmoins son idée :

– » Dans ce grand pays démocratique, Maurice, on ne peut pas refuser de bénéficier d’un droit social, durement acquis par les masses laborieuses dans une lutte sans merci contre le grand patronat.

– Maintenant que je vous regarde, m’sieur Jacques, je comprends enfin ce que ça veut dire, le grand patronat.

– Maurice ! tu n’as pas honte de plaisanter comme ça ! Tu ne comprends pas que monsieur Jacques cherche à nous dire quelque chose ?

– Oh si Marie, je le comprends. Mais comme je sais que ce qu’il veut me dire, je n’ai pas envie de l’entendre !

– Mon cher Maurice, il le faut bien pourtant. Peut-être trou­vez-vous injuste de ne pas pouvoir rester à mon service, mais je pense que l’esprit de la loi prétend en fait m’interdire de vous garder plus qu’il ne cherche à vous condamner à partir.

– Et elle est où, la différence ?

– Dans la philosophie, Maurice, dans la philosophie.

– Excusez-moi, monsieur Jacques, si je me mêle de la conversation, mais avec votre philosophie, et l’énervement de Maurice qui vous empêche de finir vos phrases, je n’y comprends plus rien. Ce que vous nous dites, c’est que la loi nous interdit de continuer à travailler pour vous quand nous aurons plus de soixante-cinq ans tous les deux, c’est bien ça?

– C’est presque ça, Marie.

– C’est quoi, presque ?

– La loi oblige les salariés de soixante-cinq ans à profiter de leur retraite, c’est à dire à récupérer un peu des cotisations sociales payées pendant toute une vie.

– Donc, on n’aura plus le droit de travailler pour vous contre rémunération, c’est ça ?

– Oui, c’est ça.

– Et comment vous allez faire, alors ?

– Je n’y ai pas vraiment réfléchi. Je trouverai sûrement un homme du coin que quelques heures de jardinage par semaine sauront intéresser. Et ce ne sont pas les femmes de ménage qui manquent.

– Et les repas, qui vous les fera, les repas ?

– Oh, si je suis tout seul, il n’y aura pas grand travail, et puis…

– Tu vois, Marie, on n’est pas parti qu’il enlève déjà notre couvert !

– Mais jamais de la vie, qu’est-ce que vous allez imaginer. C’est quand même terrible de ne pas pouvoir avoir une conver­sation normale, entre adultes, au sujet de la retraite. Je ne vous mets pas dehors, nom de Dieu !

– Oh, monsieur Jacques !

– Je veux simplement savoir si vous avez, quelque part, une campagne ou vous serez heureux de vous retirer, quand vous aurez fini de travailler. Ce n’est tout de même pas vous faire injure que de le demander !

– Rien que de penser que nous aurions pu préparer un truc comme ça en douce, c’est déjà nous faire injure. Alors, le demander !

– Mais bon Dieu, qu’est-ce que vous deviendrez, quand je ne serai plus là ?

– Et pourquoi donc ? Vous partez ?

– Maurice, tais-toi. Qu’est-ce que vous voulez dire par là, monsieur Jacques ? Vous êtes malade, ou quelque chose ?

– Mais non Marie, je ne suis pas malade.

– Alors quoi, vous êtes plus jeune que nous !

– C’est vrai. (Soupir) Mais pour vivre, il faut en avoir envie, et je n’en ai plus la force.

– Monsieur Jacques ! Vous n’êtes pas en train d’essayer de nous dire que vous allez vous…

– Me supprimer ? Non Marie, pas au sens où vous l’enten­dez, du moins. Mais il suffit de lire la presse médicale pour le savoir, quand l’envie de vivre quitte un homme, la nature en règle générale le comprend, et ne lui impose pas un trop long parcours. Je ne crois pas que je vivrais très vieux. Depuis la mort de Jonathan, et malgré votre amitié jamais démentie, plus rien, vraiment ne me retient ici. Je n’ai pas cinquante-huit ans, mais je sens que j’arrive au bout du chemin. Ma seule inquiétude, aujourd’hui, la seule chose qui me retienne, c’est vous. Qu’allez-vous devenir, quand je serai parti ?

– Rien ne dit que c’est pour demain, monsieur Jacques, on a encore du temps pour réfléchir.

– J’y ai déjà beaucoup réfléchi, Marie. Et je ne trouve pas de solution. Je vous lègue tout ce que j’ai. Mais comme nous ne sommes hélas pas parents, l’état se chargera d’en récupérer la plus grosse part, et vous serez contraints de vendre le manoir, et d’aller vous installer ailleurs. J’aurais vraiment souhaité que vous puissiez finir ici votre vie, tranquillement, et à l’abri du besoin. J’ai bien peur que ce ne soit impossible. Voila pourquoi j’ai provoqué cette discussion. C’est tout. »

Un ange passe, lentement, en repérage peut-être. Puis Maurice, trop longtemps silencieux pour pouvoir réfréner plus avant sa nature explose :

– Y’en a d’autres, des solutions. Des tas d’autres !

– Ah oui, Maurice, et lesquelles ?

– Il suffirait que vous vous repreniez un peu, et que vous décidiez que la vie vaut la peine d’être vécue. Beaucoup de gens ont connu des malheurs, et s’en sont sorti, à force de volonté. Quand vous étiez là-bas, dans le djébel, si vous vous étiez laissé aller, toute votre compagnie y serait passée. Maintenant, c’est pareil. Tant qu’y a de la vie, y a de l’espoir, comme disait mon père. Secouez-vous un peu, sortez, voyez du monde. Remariez-vous, même, pourquoi pas. Cinquante-huit ans, à notre époque, c’est encore jeune. D’autant que vous n’êtes pas mal, et intelligent en plus. J’en connais des qui seraient bien heureuses de vous épouser, et des jeunes encore !

– Et qui ça, Maurice ?

– C’est façon de parler, bien sûr ! Mais si on cherche, on trouvera.

– C’est vrai, ça, Monsieur Jacques. Pourquoi vous n’avez jamais cherché à vous remarier ? Après toutes ces années ?

– Mais vous ne pensez pas vraiment à ce que vous dites, Marie. J’aurais eu l’impression de trahir Martine.

– Allons donc ! Madame Martine, elle n’était pas égoïste comme ça. De là-haut, elle vous regarde, et ne souhaite que votre bonheur.

– Mais, Marie, mon plus grand bonheur sera de la retrou­ver. Quand je l’ai épousée, je lui ai juré fidélité…

– Jusqu’à ce que la mort vous sépare. C’est ça la phrase exacte, m’sieur Jacques, vous ne pouvez pas prétendre le con­traire. Si vous vous remariez maintenant, y’a pas parjure !

– Non Maurice. Mais lorsque j’ai fait ce serment, c’est ma mort que j’envisageais, pas la sienne. Et comment voudriez-vous, en outre, que je trouve une femme qui puisse tenir la comparaison avec celle qui m’a donné les trois seules vraies années de bonheur de toute mon existence, et que j’idéalise d’autant plus qu’elle m’a quitté il y a si longtemps. C’est l’enfer que vous proposez à n’importe quelle suivante. Par simple respect pour elle, il ne saurait en être question.

– On sonne.

– Que dites-vous, Marie ?

– Je dis que quelqu’un sonne à la porte.

– A cette heure ? Vous attendiez quelqu’un ?

– Nous ? Non !

– C’est sûrement un signe que le ciel nous envoie.

– Arrêtez de dire des bêtises, Maurice, et allez ouvrir.

– Bien, monsieur Jacques. Excusez-moi. »

 

 

– » Ben dis donc, mon pauvre Jonathan, il ne va pas fort, ton père.

– Tu l’as dit. Je n’en reviens pas. Moi qui le croyais à peu près aussi sensible que le granit. J’en reste baba !

– Ouais, ben en attendant, j’ai intérêt à faire fissa pour réussir à t’expédier en phase deux. J’ai comme l’impression qu’ils vont avoir rapidement besoin d’un nouveau mentor, là-haut !

– Arrête tes conneries ! Mon père est en pleine forme. C’est Maurice qui a raison, il faut lui trouver une nouvelle femme, ou au moins un nouveau centre d’intérêt. Un point c’est tout.

– Si tu le dis !

– Enfin, quoi, on n’a pas le droit de se laisser crever comme un chien après la mort de son maître quand on a seule­ment cinquante-huit ans.

– Le problème, c’est qu’il n’a pas l’intention de te demander ton avis.

– Je vais me gêner pour le lui donner !

– Ca y est, voilà les emmerdes qui commencent. Je savais bien qu’avec toi, les choses ne seraient pas simples. Jonathan, fais gaffe. Tu es là pour te dégager, pas pour te mêler des affaires des vivants.

– Et comment voudrais-tu que je me dégage, en sachant que mon père veut se laisser mourir ? Il me faut résoudre ça d’abord.

– C’est bien ce que je disais. On est dedans jusqu’au cou.

– Eh, la môme, je ne te retiens pas. Je saurais me dé­brouiller tout seul.

– C’est pas si simple, bonhomme. Si je veux continuer mon parcours, il faut que je te dégage. Tant que tu restes en phase un, je reste bloquée avec toi.

– T’inquiètes pas, ça ne va pas traîner.

– On dit ça… »

 

 

– » Marie, tu peux venir, s’il te plaît ?

– Oui Maurice, qu’est-ce que c’est ?

– Viens je te dis. »

Marie se lève de table, s’essuie la bouche, et sort de la cuisine pour rejoindre son époux dans le vestibule. La porte ex­térieure est ouverte, et dehors, sur le perron de granit, une jeune femme et une petite fille attendent, la main dans la main, transies sous la pluie fine.

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