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Les carnets – épisode 3

CHAPITRE 3

Racines

Il n’est pas possible de décrire la cérémonie du mariage de Jacques et de Martine Réminiac plus sobrement qu’en constatant qu’il s’agit justement d’un mariage sans cérémonie. N’importe quel témoin de la scène serait en droit de se demander d’ailleurs pour qui est organisée la saynète. Pas pour les mariés, manifestement. Ils n’ont d’yeux que pour l’autre, et paraissent se promener sur un petit nuage, modèle cabriolet à deux places. Par pour les témoins non plus. Cueillis par Martine dans un cours des beaux-arts, l’un est modèle, et assure son pain quotidien en se gelant les parties sensibles sous l’oeil égrillard de quelques multigénaires qui, prétextant l’impérieuse nécessité de se servir enfin de leurs dix doigts, après une existence toute entière consacrée à ne rien faire avec classe, assistent aux cours du soir, le regard plein de nostalgie devant l’inaccessible éphèbe. L’autre se croit artiste, et badigeonne avec beaucoup d’ardeur, et différentes matières plus ou moins odoriférantes, tout support à peu près plan, qu’il baptise ensuite d’une onomatopée, avant de le classer dans ce qu’il appelle son oeuvre cacophonique, en attendant la gloire. C’est leur premier mariage, et l’attention qu’ils prêtent à la cérémonie relève de l’ethnologie plus que du recueillement. L’adjoint, quant à lui, expédie manifestement sa corvée du week-end, et comme le curé du conte de Daudet, se voit déjà à table. Seuls, les époux Martinez, atterrés, tentent de sauver les meubles en soufflant aux jeunes mariés les réponses adéquates. Les registres sont donc rapidement signés, et tout le monde se retrouve bien vite sur le parvis de la mairie, où le photographe commis par Martine immortalise l’événement. Rapides poignées de mains, félicitations sommaires, séparation et départ pour la Bretagne.

 

Il est pratiquement dix-neuf heures quand ils parviennent à Rennes, où Martine a retenu deux chambres dans le plus sélect des hôtels. Les deux couples se séparent, le temps d’une rapide toilette, avant de se retrouver autour de la table. C’est un étrange dîner en vérité. Les Martinez ne sont pas à leur aise, dans le somptueux décor, quand les tourtereaux, les yeux dans les yeux, se comportent avec autant de naturel que s’ils étaient chez eux. Jacques, c’est vrai, a connu le grand monde en suivant ses parents lors des longues et ennuyeuses soirées qui ont marqué son admission progressive dans le cercle des gens qui comptent. Il connaît même l’établissement, pour y avoir déjà quelques fois subi les affres d’interminables dîners en compagnie de son père, qui profitait de ces situations pour introduire inexorablement le jeune homme auprès des caciques bourgeois gras et couperosés de la province. De temps en temps, un autre jeune homme était de la « fête ». Mais c’est à peine s’ils avaient la possibilité d’échanger un regard résigné, obligés l’un comme l’autre de feindre de boire avec délices les paroles antédiluviennes des anciens dont le pouvoir lénifiant semblait sans limites et les berçait, toute la soirée durant. C’est une sorte de revanche sur le passé que prend Jacques ce soir. De ce passé, justement, il conserve le souvenir très précis du pouvoir que l’argent et la respectabilité exercent sur le personnel des hôtels et restaurants de luxe. Ces gens là sont nés pour servir, et l’expriment dans toutes leurs attitudes, à une condition toutefois. Il faut savoir commander. Ils ont un instinct particulier pour renifler la faiblesse, et en faire des gorges chaudes, ensuite, à l’office. Jeune, il a subi le regard méprisant des larbins devant les maladresses de son inexpérience. Il tire aujourd’hui de leur attitude respectueuse une forme de vanité. Martine, quant à elle, est à son aise où qu’elle se trouve, ce qui lui confère une autorité naturelle, sans ostentation toutefois. Devant la décontraction du couple de patrons, les Martinez peu à peu se détendent, sans pour autant pouvoir prétendre qu’ils passent une bonne soirée. La chère est fine, pourtant, mais trop rare à leur goût, et ses saveurs inusitées les déroutent plus qu’elles ne les charment. Leur vrai bonheur, ils le puisent dans les regards qu’échangent « leurs » amoureux. Tant et si bien que le repas à peine achevé, ils prétextent la fatigue du voyage pour se retirer dans leur chambre. Les jeunes mariés ne les retiennent pas, et décident de faire durer encore un peu le plaisir presque douloureux de l’attente. Jacques commande les liqueurs, et la boîte à cigares. Au moment d’en choisir un, il croise le regard de la jeune femme, et, pris d’une inspiration subite, tourne vers elle le coffret. Martine sourit, et sélectionne avec un goût très sûr un havane de taille moyenne, qu’elle allume à la chaleur d’une bougie, sans que la cape touche la flamme. Jacques apprécie en connaisseur, puis choisit à son tour un demi-barreau de chaise, et rejoint son épouse dans les volutes de la fine fumée bleue. Ils restent longtemps ainsi, détendus, à deviser avec tendresse des longs moments de solitude partagée par-delà les kilomètres, durant trois années qui aujourd’hui, enfin, se terminent. Quand le dernier tronçon des cigares commence à se réchauffer et à se ramollir sous les doigts, ils l’écrasent d’un même geste. Puis, sans un mot, Jacques fait lever sa jeune épouse et l’entraîne sans effort vers leur chambre nuptiale.

Au matin, Jacques et Martine, pas dupes de la gêne res­sentie lors du repas par les Martinez, décident de quitter l’hôtel avant le petit déjeuner, qu’ils prennent dans un bistrot, en péri­phérie de la ville. Puis les deux couples repartent pour la der­nière partie du voyage. Il ne leur faut qu’une paire d’heures pour rallier le manoir. Jacques, en effet, a décidé d’utiliser à fond le potentiel de sa voiture, au grand dam de Marie, qui se terre dans la banquette arrière. Martinez non plus n’est pas à l’aise, mais, les pieds sur la braise, il ne l’avouerait pas. Martine, quant à elle, ne semble s’apercevoir de rien. Ni des prouesses supposées de son mari, qui se vexe un peu, ni de l’air constipé de Maurice, ni même des frayeurs de Marie, qui s’expriment en de silencieuses prières, les yeux fermés. Alors que la route obnubile ses trois compagnons, elle gazouille sans arrêt, organisant la future vie des deux couples au manoir. Elle ne connaît la bâtisse qu’au travers de banales photographies d’amateur, mais déjà, elle en chamboule complètement l’aménagement, et la décoration intérieure qu’elle suppose « vieillotte et saugrenue ». Ce ne sont pas les projets qui manquent. Par exemple, elle a décidé de faire un salon d’été de la vieille serre, dont l’armature en fer forgé mérite sûrement une révision complète, avant quelques couches de peinture blanche. Marie, entre deux prières, l’inter­rompt :

« – Dites, madame Martine, c’est quoi, un salon d’été ?

– C’est une sorte de jardin d’hiver, Marie.

– Ah, oui. Et c’est quoi, un jardin d’hiver ?

– Une orangerie, mais en plus petit. D’ailleurs, au diable la modestie. Nous l’appellerons l’Orangerie.

– Ca sonne bien. Mais c’est quoi, une orangerie ? »

Martine se retient pour ne pas éclater de rire. Toute à ses questions, Marie s’est détendue. Jacques, contraint de ralentir par le profil tortueux de la départementale, se fait moins violent, au volant, et le voyage promet de finir comme il a commencé, en une agréable promenade au soleil. Martine reprend ses explications :

– » Une orangerie, Marie, c’est une serre de bourgeois. D’un outil de travail, ils ont fait un endroit de plaisir. Au lieu d’y faire pousser des tomates, on y dispose des plantes d’agrément, dans de grands bacs décoratifs, et on y place, au milieu, des meubles en rotin ou en teck, pour y faire la dînette au soleil, ou prendre le thé avec les amies du voisinage.

– Ma pauvre amie, » intervient le conducteur, « j’ai bien peur que tu ne te fasses des illusions sur notre vie future. De l’Oran­gerie, comme tu l’appelles, tu regarderas surtout tomber la pluie, sans même pouvoir contempler la mer, puisqu’elle est derrière la maison. Quant à la gent féminine du voisinage, elle goûtera davantage un bol de café, épais d’avoir patienté la journée durant sur le coin du fourneau le moment où, enfin, on s’intéressera à lui, accompagné de tartines beurrées, et si possible assise au chaud, dans la cuisine. Pour résister à ton orangerie, il va falloir y installer le chauffage.

– Jacques, tu es épouvantablement terre à terre. Si on ne peut pas en faire un salon d’été, on en fera un salon de jeu, avec une table de roulette !

– De belote, Martine, de belote !

– Jacques !

– Martine ?

– Merde Jacques !

– Martine, on nous écoute !

– Ne vous gênez pas pour nous, madame Martine, on vous comprend très bien » intervient Marie.

– » Et toc ! « reprend la jeune femme. « A trois contre un, tu écrases, mon ami !

– Trois contre un, c’est vite dit. Qu’en pensez-vous, Mau­rice ?

– Et bien, sauf votre respect, m’âme Martine, y’a des mots qui sont réservés aux hommes, et encore, quand ils sont entre eux. Mon père, il vous aurait lavé la bouche au savon pour moins que ça !

– Deux partout, ma chère ! Et la voix du conducteur, qui se trouve être, de plus, le chef de famille et l’employeur, compte double, pour le moins.

– Je sens que nous allons avoir du travail, avec des lascars de cet acabit, Marie. J’espère que l’énormité de la tâche ne vous fait pas peur.

– Ne vous inquiétez pas pour moi, madame Martine. Les hommes, vous savez, ils parlent de culotte quand ils sont au-dehors, mais c’est rarement eux qui la portent à la maison.

– Marie, je sens que nous allons devenir une paire de copines !

– C’est vous qui voyez, madame Martine. »

Les deux hommes échangent un regard désabusé dans le rétroviseur intérieur et soupirent. Puis Martine reprend son guilleret monologue jusqu’à ce qu’enfin, au détour d’un chemin creux juste assez large pour laisser passer la voiture, ils découvrent le manoir. La grosse bâtisse de granit rose, bardée de fanfreluches de pierres sculptées dans le style typique du début du siècle, accueille les arrivants du large sourire de son perron à escaliers latéraux semi-circulaires. Elle est toute pimpante, sous le soleil de midi, mais on imagine sans peine qu’une telle masse doit devenir lugubre, sous le crachin d’hiver. Jacques aide son épouse à descendre de la voiture, tandis que Maurice en fait de même avec Marie. Puis le grand homme prend la tête du cortège, et lui fait les honneurs de son domaine:

-« Mesdames, monsieur, permettez-moi de vous présenter le manoir, ainsi baptisé par mon père quand il le découvrit, en tomba amoureux, et décida de s’en rendre légitimement propriétaire, pour un prix raisonnable, auprès de la vieille dame percluse de rhumatismes qui l’habitait alors, et ne rêvait que de finir ses jours sur la promenade des Anglais, voire, au pire, sur les rives de la Baie des Anges. Vous découvrez en ce moment la façade sud, qui s’ouvre sur un jardin trop petit pour mériter le titre de parc, mais trop grand quand il s’agit d’en tondre la pe­louse. Il doit faire dans les six mille mètres carrés, si mes sou­venirs sont exacts. Bon courage, Maurice ! A main gauche, délicatement appuyée sur la maison, la serre. Contrairement à ce qu’insinuait madame Réminiac, il y a quelques instants, elle est en parfait état, ce qui est d’autant plus remarquable que mon cher père l’a récupérée dans une vente aux enchères, et que, malgré un âge évalué à plus de deux siècles, elle a subi un démontage, un transport par route, et un remontage sans donner de signes de faiblesse. Mais je te rassure tout de suite, Martine, tu pourras en faire ce que tu veux. A l’intérieur, seize pièces principales se répartissent sur trois niveaux, sans compter les communs, qui se cachent en sous-sol, et dont on distingue les fenêtres dans les cours anglaises qui flanquent le perron. Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons découvrir l’intérieur, à la décoration « vieillotte et saugrenue » bien entendu. J’ai demandé au fermier voisin, qui fait office de gardien en mon absence, de brancher l’eau et l’électricité. Nous allons donc pouvoir nous installer. Une grosse après-midi de travail nous attend, aussi proposé-je que nous commencions, après avoir fait le tour du propriétaire, par prendre un apéritif de bienvenue, puis par nous mettre à table. Le programme vous convient-il ? »

Le programme convient, il est donc mis à exécution.

 

Puis les jours coulent sur cette vie somme toute normale. tous se sont jetés à corps perdus dans l’aventure. Jacques, a installé son bureau dans une grande pièce du rez-de-chaussée. Il aime cet endroit austère, dont les murs, recouverts d’épaisses boiseries sombres, semblent conçus pour celer les secrets. Une lourde bibliothèque court le long d’un des grands côtés du rectangle, l’autre étant ouvert d’une fenêtre à trois battants sur le Nord, et donc sur la mer. Jacques a disposé son bureau perpendiculairement au grand axe de la pièce, non loin de cette source de lumière. Dans le coin le plus obscur, qu’une lampe sur pied essaie tant bien que mal d’éclairer, il a installé un profond fauteuil, et une table basse sur laquelle sont posées ses pipes, son coffret à cigares, et les autres accessoires nécessaires pour goûter en parfait connaisseur les meilleures fumées du monde. Il fait venir ses tabacs de bien loin, mais c’est le seul luxe qu’il s’accorde. Il passe dans ce bureau un grand nombre d’heures chaque jour, accroché au téléphone, qui sonne de plus en plus souvent. Les visiteurs, rares au début, se font plus nombreux, et constituent rapidement un fonds de clientèle appréciable. Pour leur compte, comme pour le sien, le grand jeune homme se rend régulièrement à Paris, où il organise les placements qu’il gère ensuite depuis la Bretagne. Il déploie beaucoup d’énergie à cette nouvelle activité, mais elle le lui rend bien, et il peut très vite se permettre de sélectionner sa clientèle, selon des critères qui lui appartiennent, mais qui ne se fondent pas tous sur la valeur du portefeuille à gérer.

 

A chacun de ses retours, il découvre avec ravissement que ses trois compagnons transforment chaque jour davantage la grosse bâtisse bourgeoise en une agréable villégiature. Les époux Martinez, sous la conduite d’une Martine en verve de création, se révèlent de remarquables exécutants. Marie coud, brode, peint, tapisse, tandis que Maurice se charge du brico­lage. L’homme possède un véritable talent pluridisciplinaire, qui le voit assurer aussi bien le jardinage que les travaux lourds de plomberie, d’électricité, de maçonnerie ou de plâtrerie. Car Martine, à qui Jacques a ouvert une confortable ligne de crédit, a bouleversé toute la maison, le bureau excepté. Des murs ont été ouverts, et des cloisons montées. Le chauffage central a été posé, et chaque chambre est maintenant dotée de son sanitaire complet. Le mobilier, composite, est suivant l’humeur, chiné chez les antiquaires de la région, ou construit sur mesure, dans des essences claires, sur des esquisses de Martine, par un artisan des environs.

 

Un soir, alors qu’il se décide enfin à lever le nez de ses dossiers, Jacques entend frapper à la porte du bureau. Il se lève pour accueillir ce qu’il pense être un visiteur tardif, et se trouve, une fois la porte ouverte, face à son épouse rayonnante, encore en tenue de travail.

– » Jacques, viens vite, j’ai quelque chose à te montrer ! »

Avant que l’homme ait eu le temps de dire quoique ce soit, elle lui prend la main et l’entraîne dans le grand escalier, jusqu’au premier étage. Elle le pousse ensuite dans le couloir, vers la porte d’une petite pièce qui jouxte leur chambre, et dont il avait pensé faire un boudoir pour Martine.

– » Allez, vas y, ouvre ! »

Il pousse l’huis doucement, pour se trouver dans une ado­rable petite chambre d’enfant, au milieu de laquelle trône un berceau ovale, surmonté d’un dais de dentelle. Il la regarde gentiment.

– » C’est vraiment très joli, vous avez bien travaillé, vraiment.

– Mais il est bête, ce type ! Enfin, tu ne comprends donc pas ?

– Qu’est-ce que je ne comprends pas ? Attends, tu veux dire que…

– Oui, je veux dire que ! Jacques Réminiac, tu vas être Papa. »

Le ciel lui tombe sur la tête. Tout à ses affaires, il avait oublié qu’il pouvait aussi fonder une famille. C’est un grand mo­ment, qu’il faut fêter dignement. Il remercie, embrasse, étreint Martine à l’étouffer, appelle les Martinez, qui, plus obser-vateurs, se doutaient déjà de la chose. On échange des baisers, des félicitations, on débouche le champagne. On est heureux.

 

Il ne mesure plus l’écoulement du temps qu’en regardant le ventre de Martine s’arrondir, jusqu’à la naissance, enfin. Tout se passe pour le mieux, et Jonathan paraît. Tout le monde est aux petits soins avec lui. C’est comme s’il avait deux mères, et deux pères, pour le couver, le nourrir, le bercer, le coucher, et lui faire découvrir le monde. Jacques vit son bonheur d’être père à travers les regards que Martine porte à l’enfant. Lui est plus emprunté, et passe volontiers son tour de biberon. Il suppose, en toute innocence, que le vrai rôle du père commence plus tard, quand le langage passe du stade instinctif à quelque chose de plus construit, et se dit qu’il a donc tout le temps devant lui, pour découvrir un fils chez celui qui n’est encore qu’un poupon. L’avenir, hélas, va lui prouver qu’il se trompe. Martine, toujours active, va se baigner tous les matins, afin, prétend-elle, de se refaire une taille de jeune fille. C’est une excellente nageuse, mais elle prend trop de risques à jouer dans les vagues comme une gamine. Un matin, elle ne revient pas, et le bonheur s’éteint dans la grande maison. Il a duré trois ans.

 

Jacques n’a pas versé de larmes, ni avant, ni après l’enterrement. Il est devenu froid, mais sans sécheresse. Tout se passe comme s’il avait érigé une barrière entre le monde et lui, et il ne vit maintenant que mécaniquement. Il se consacre presque exclusivement à ses affaires, et passe de plus en plus de temps à Paris, où il a acheté un petit appartement. Il ne rentre bientôt plus au manoir que pour les week-ends, confiant la gestion du domaine, et l’éducation de son fils, aux époux Martinez, qui font face, comme d’habitude. Au fil des semaines et des mois, il croise Jonathan, de temps en temps, mais les contacts sont difficiles. Le gamin a pourtant hérité de l’intelligence de son père, mais il est fantasque, et ne tient pas en place. Il réussit très bien à l’école, mais elle ne l’intéresse pas. Chaque instant qu’il passe avec lui, Jacques croit le vivre avec le petit frère indiscipliné de Martine, tant le gamin lui ressemble. Dans l’incapacité de pleurer, chaque fois, l’homme se durcit un peu, et de même se durcit l’enfant. L’adolescence est pénible, et ils s’évitent afin d’espacer les conflits, jusqu’au départ de Jonathan pour le Canada, où il va poursuivre de brillantes études dans une université réputée. Alors, ils com­mencent à s’écrire, de longues lettres, partant peu à peu à la découverte de l’autre, traitant de tout, depuis la météo jusqu’aux fragiles équilibres mondiaux. Ils n’ont pas la même façon de voir les choses, bien sûr, mais apprennent l’un et l’autre à l’accepter. Pourtant, dès qu’il s’agit de se parler, même au téléphone, les blocages resurgissent, et autant leurs lettres sont passionnantes, autant sont banales leurs conversations.

Jacques a refait sa vie. Pas sentimentalement, non. Il a même oublié qu’une femme peut être autre chose qu’une cliente, une consoeur, ou une employée. Mais il s’est reconstruit un univers à lui, dans lequel le souvenir de Martine, profondément caché au regard des autres, palpite comme une vieille blessure, qui fait toujours souffrir, mais que l’on a apprivoisée. Jusqu’à ce matin de Noël où il voit débarquer Marie Martinez dans la salle à manger, l’air hagard, qui l’informe que les gendarmes souhaiteraient lui parler. Il a compris, rien qu’à les voir. Et le monde, une fois encore, s’effondre.

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