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Les carnets… Épisode 2

CHAPITRE 2

Découverte

C’est un homme grand. Pas un géant toutefois. Mais un homme fondamentalement grand. C’est à dire que sa taille constitue la caractéristique première du personnage pour qui le découvre. Les autres particularités qui font de ce banal homo sapiens un individu unique disparaissent quelque peu derrière cette altitude inusitée. De là à en préciser l’exacte mesure au premier coup d’oeil, il y a un pas difficile à franchir. Nombreux sont les éléments qui interfèrent dans une semblable évaluation. Un homme mince et nerveux paraît plus grand qu’un gros mou de la même taille. De même, une personne âgée semble dominer une jeunesse qui culmine pourtant objectivement à une identique hauteur. Il se trouve justement que Jacques Réminiac est à la fois mince et nerveux, et qu’il promène sa grande carcasse dans cette période de la vie qui mène insidieusement de la maturité à la plénitude d’un âge où l’on commence à n’avoir plus d’autre centre d’intérêt que la mesure du temps qui passe. Surtout quand, comme dans son cas, rien ne vous rattache plus au monde des vivants, que l’habitude de vivre.

Monsieur Réminiac a perdu son épouse très jeune, au plus fort de sa passion pour elle. C’était une belle femme, tonique et tendre à la fois, pétillante de malice jusque dans leurs moments les plus intimes, et dont le grand jeu consistait à faire rougir cet homme tellement plus grand, et surtout terriblement plus sérieux qu’elle. A la rigueur toute professionnelle de son époux, elle opposait une fantaisie d’artiste, imprévisible mais toujours joyeuse. La gaieté de la jeune madame Réminiac ne sut la protéger, hélas, de la lame de fond qui l’emporta, un matin du début de l’été, sur une plage du fin fond de la terre. Elle avait alors tout juste vingt-six ans, et Jacques vingt-neuf. Jonathan venait de fêter ses six mois.

Alors commença, entre le jeune homme et l’enfant, une longue partie de cache-cache, de celles qui ne connaissent ja­mais de vainqueur. Jacques, après avoir quitté l’armée, noyait son chagrin dans l’excès de labeur qu’exigeait de lui sa nouvelle activité. Jonathan cherchait l’amour dans le regard de son père absent. Toujours absent. Même quand, de temps en temps, exténué, il s’arrêtait quelques jours au manoir pour souffler un peu. Deux jours, en fait, rarement trois, et il repartait livrer bataille aux confins du monde de la finance et des matières premières, laissant l’enfant gérer seul son Oedipe, et ses problèmes de croissance. Monsieur Martinez, le régisseur du domaine, et son épouse, gouvernante et maîtresse de fait de la maison depuis la disparition prématurée de sa jeune patronne, avaient fait de méritoires efforts pour éviter à l’enfant de se confronter seul au néant de sa vie sans âme. Et il ne fait aucun doute que c’est grâce à l’amour désintéressé de ces deux êtres que Jonathan connut une adolescence presque normale, se heurtant au père Martinez autant de fois que nécessaire pour que s’affirme son ego de mâle, puis courant pleurer dans le giron de celle qu’il appelait affectueusement « Mamie », pour rappeler encore qu’il n’était qu’un enfant. Qu’on ne se méprenne pas. Jacques, le père, n’ignorait pas Jonathan. Il croyait même ne se battre que pour lui, il aurait pu en jurer, persuadé de n’accumuler les richesses que pour offrir à son enfant, par le truchement de l’argent, un ersatz bien médiocre de mère, quand en fait il ne partait travailler que pour fuir chaque jour davantage le regard du gamin. Tout, dans cet enfant frêle et joueur à la fois, tendre et têtu, intelligent, tout lui rappelait la femme dont il avait été bien trop tôt séparé. A Jacques, enfant amoureux, la vie n’avait pas donné le temps de naître adulte au regard d’une femme. Et depuis, Jacques enfant fuyait, la refusant sans cesse, la supplique d’amour du petit Jonathan. Puis les années passèrent, arrondissant toujours, comme les vagues les rochers, la douleur muette qui séparait le père de l’enfant. Ils apprirent, peu à peu, à vivre l’un avec l’autre, sans éprouver de haine, ni d’autre sentiment. L’effet était étrange. Quand les affaires de Jacques l’appelaient au loin, ou bien quand Jonathan, à ses activités, s’absentait pour un camp, ils se manquaient l’un l’autre, et aussi en souffraient. Mais quand les hasards du calendrier les rassemblaient de nouveau, ils ne savaient que dire, et souvent se taisaient. Cet effet particulier de l’absence partagée d’un être irremplaçable déteignait sur les époux Martinez, volubiles et joyeux en présence de l’un des deux, quel qu’il soit, faisant rire le fils et irritant le père, et qui soudain perdaient le goût du verbe quand ils étaient tous ensemble réunis. De pension en vacances, l’enfant avait grandi, pour devenir aussi fort que son père. De sa mère, il conservait la beauté espiègle, et la fantaisie volubile. Puis l’adolescence, et son cortège de certitudes, les avait un peu plus séparés. D’inexistante, la conversation était devenue difficile, sans que personne ne pût là déceler un progrès. Alors, Jonathan avait fui, mettant entre eux deux l’Atlantique. Comme il travaillait bien, Jacques avait feint de croire à une vocation, et avait donné, vrai­semblablement soulagé, sa bénédiction à l’installation outre-mer de son fils, qu’il aimait de tout son coeur de père, sans trouver le chemin pour le dire. Puis il y eut l’accident.

Pour la deuxième fois de sa vie, Jacques perdait tout son univers, en l’espace d’un instant. Pour la deuxième fois la ca­marde lui volait un amour de vingt-six ans. Son amour d’homme d’abord, puis son amour de père. Il crut bien en mourir, mais il était trop fort. Un ressort s’était pourtant rompu. Alors il liquida ses affaires, et s’en vint s’installer à demeure au manoir, comme dans une retraite. Il se mit à apprécier l’art, lui qui, jusqu’à lors, n’en avait jamais eu le temps. Il se plut à écrire, aussi, quelques nouvelles sans importance, juste pour meubler ses longues journées de solitude. Il s’installa peu à peu dans ce désert confortable, n’attendant plus de la vie que l’ultime instant du départ, sans crainte et sans tourment, sans hâte non plus, maintenant que sa décision était prise. Il avait juste cinquante-sept ans. Sa femme l’avait quitté depuis vingt-neuf ans, Jonathan était mort trois ans auparavant.

Cela peut sembler paradoxal, mais depuis qu’il attendait paisiblement que la mort l’autorise à retrouver les siens, il n’était plus pressé pour rien. Il promenait sa grande carcasse autour du domaine, sur les grèves et dans la proche campagne, jouissant de la solitude de ces balades comme on goûte les derniers instants d’une période que l’on sait condamnée, et que l’on regrette déjà par habitude, quand bien même elle ne fut pas heureuse. Jacques donnait ainsi au monde une assez bonne image de la sérénité, qui pourtant ne trompait pas les époux Martinez.

Débarqués à Marseille, en provenance de la campagne algéroise, en 1963, Marie et Maurice Martinez avaient perdu l’intégralité de leurs biens et de leur histoire dans les méandres d’une politique qui les dépassait. Travailleurs acharnés l’un comme l’autre, ils n’avaient vécu les événements d’Algérie qu’en spectateurs impuissants, puis résignés. Contrairement à certains, monsieur et madame Martinez avaient admis une fois pour toutes que la première partie de leur vie appartenait à l’histoire, et qu’il était inutile d’en attendre un quelconque rebondissement. Ils arrivaient sur la terre de France riches d’un fatalisme acquis au contact de l’islam, et de l’intérêt suscité par la sérénité avec laquelle ils vivaient leur très inconfortable situation chez un jeune lieutenant de vingt-cinq ans, récemment démobilisé, et qui rentrait au pays par le même bateau qu’eux. Jacques Réminiac, puisque c’est de lui qu’il s’agit, avait accompli son devoir sans état d’âme apparent. La France l’avait sollicité pour réduire un ennemi, et il avait ré­pondu présent, traversant trois ans d’opérations sur le terrain sans blessure sérieuse, malgré un engagement considéré par sa hiérarchie comme exemplaire. Il estimait que, d’un strict point de vue militaire, l’armée française avait accompli sa mission avec succès. Le reste ne le concernait pas. L’avenir de l’Algérie lui importait peu, et il n’était pas fâché de quitter cette terre devenue inhospitalière, et surtout cette armée qui se mêlait de politique, ce qui, de l’avis du jeune homme, n’était pas son rôle. Or, à cette époque déjà, Jacques Réminiac avait horreur du mélange des genres, et du désordre en général.

Il rentrait en France afin de s’installer triplement. Dans ses meubles, tout d’abord, c’est à dire dans la vaste demeure que lui avaient léguée ses parents, morts presque simultanément des oeuvres du crabe. Jacques étant leur enfant unique, né sur le tard d’une union fondée sur la douceur et la tendresse, il restait seul Réminiac de la souche, ce qui simplifia les questions testamentaires. Le capital qui accompagnait le legs du manoir devait en effet suffire à en assurer l’entretien. Cette confortable assise financière lui permettait également d’envisager de se lancer dans le monde de la finance d’entreprise, domaine pour lequel il se sentait quelque capacité. Il avait en effet décidé de monter, bien avant que l’intelligentsia parisienne ne s’en attribue la paternité, une véritable agence de capital-risque, afin de fournir aux inven­teurs les moins farfelus les moyens d’un développement indus­triel. Enfin, il rentrait en France pour se marier. Il était tombé éperdument amoureux d’une jeune femme tout à fait farfelue, qui vivait en dessinant des caricatures sur la butte Montmartre. Le portrait qu’il lui avait laissé faire de lui n’était pas bien fameux, en tant que caricature, et n’avait rien d’amusant. La jeune femme, avec une charmante ingénuité, lui avait expliqué que c’est parce qu’il la troublait. Ce qui lui avait offert l’opportunité de l’inviter à boire un verre, puis de lui faire une cour effrénée, jusqu’à ce qu’elle accède à sa demande, et accepte de l’épouser. Son départ pour l’Algérie avait sonné le glas de ces beaux projets, et, arrivé dans sa garnison, il s’était senti stupide d’avoir pu songer un instant qu’un tel bonheur lui était accessible. Son père le lui avait pourtant bien expliqué, il était le fils raisonnable de personnes respectables, pour qui le bonheur s’exprime en termes de régularité, d’honnêteté, et d’un zeste de mondanités. Pas de place dans son univers pour une fantaisie quelle qu’elle soit. Jacques Réminiac et une artiste, une traîne-ruisseau, qui avait sans doute couché avec tout ce que Paris compte de parasites peinturlureurs. Autant chercher à unir l’eau et le feu.

Il n’avait pas résisté, malgré tout, au désir de lui écrire une longue lettre, pleine d’espoir et d’interrogations, mais fut tout étonné de recevoir une réponse, moins de huit jours plus tard. L’artiste répondait à son amour, et lui promettait de l’attendre le temps qu’il faudrait, en continuant à faire ses petits dessins. Il lui avait enfin, après trois longues années seulement entrecoupées de deux permissions de huit jours, annoncé son retour définitif, et un rendez-vous avait été fixé à Paris, dans une mairie d’arrondissement auprès de laquelle la demoiselle s’était chargée de faire publier les bans. Elle s’était également occupée de trouver des témoins, ni l’un ni l’autre ne pouvant compter sur le soutien d’une famille disparue. Il était convenu que le mariage religieux serait célébré plus tard, après leur installation en Bretagne. Le séjour de Jacques à Paris ne devait pas excéder une douzaine d’heures. Mais alors qu’il pensait faire le trajet de Marseille à Paris seul, avant de ramener son élue sur ses terres de Bretagne, il se trouva soudain nanti du couple Martinez, ce qui modifiait certains détails du plan qu’il avait si minutieusement conçu. Jacques Réminiac, d’habitude si réfléchi, et qui calculait tout dix fois plutôt qu’une, prit alors une décision soudaine, et, à peine débarqué, acheta une voiture. S’il était lent à se décider, Jacques savait en revanche faire accélérer la cadence quand enfin sa décision était prise. Car, s’il n’avait aucun scrupule à faire attendre l’assistance, quelle qu’elle soit, le temps de sa réflexion, il ne supportait pas qu’on lui rende la pareille à l’heure de l’exécution. Moins d’une heure après être entré, flanqué des Martinez toujours placides, dans la concession Citroën de Marseille, il en ressortait au volant d’une traction six cylindres flambant neuve. Sur la route de Paris, chantée en son sens descendant par Trénet, les trois passagers eurent le temps de faire plus ample connaissance.

 

 

 

 

-« Où es-tu ?

– Ben là !

– Je ne te vois pas !

– C’est sans doute que tu n’en as pas vraiment envie.

– Ce qui signifie ?

– Mon Dieu, mon pauvre Jonathan, ce que tu peux être lourd, parfois. Nous sommes de purs esprits, sans existence matérielle. Tu ne peux donc pas me voir, avec les yeux que tu ne possèdes plus. Si tu veux me « voir », comme tu le dis si bien, il te suffit de te servir de ton imagination, et je serai à côté de toi.

– Dis, quand tu es venue me chercher dans la voiture, je ne t’ai pas imaginée, tout de même !

– C’était différent, bonhomme. Puisque j’ai été désignée pour te guider, il fallait bien que je me présente à toi. Mon esprit est donc entré en contact avec le tien, et ta mémoire a fait le reste. T’inquiète pas. On s’y fait assez vite. Tu te rendras bientôt compte que les verbes « voir, entendre, parler, sentir », n’ont plus aucune signification pour nous. Tout se passe entre esprits. C’est la communication parfaite et absolue. Zebigfout, mec !

– C’est enregistré. Au fait, Jeannou, tu n’es pas toute seule, ici ?

– Bon, allons-y calmement. « Ici », ça ne veut rien dire non plus. Si tu veux que nous nous trouvions au sommet de l’Everest, on y est. Si tu veux te balader sous la mer, on y va. Tout tient dans notre capacité à imaginer. Tu saisis ?

– Assez mal. Tu veux dire que nous ne pouvons nous dé­placer que dans nos souvenirs ?

– Je n’ai pas dit ça. En fait, c’est un peu plus compliqué. C’est même quasiment impossible à expliquer. Par exemple, si tu voulais voir ton père, là, maintenant, on pourrait se transporter instantanément jusqu’au manoir. Et on « verrait » ton père, et ce qu’il est réellement en train de faire. On pourrait aussi découvrir dans son entourage des gens que nous ne connaissons pas encore. Ce n’est donc pas seulement une histoire de mémoire. C’est une question d’esprit. Notre esprit, délivré des contraintes matérielles, peut se brancher, a leur insu, sur l’esprit des vivants. Nous pouvons ainsi avoir l’impression de les voir et de les entendre. Mais on ne peut pas les toucher. Rappelle-toi l’ambulance. Tu as « vu » ton corps, non°? En fait, nous « passions » alors par l’esprit des brancardiers, sans effort. C’est tellement naturel qu’on n’y pense même pas. Tu commences à comprendre ?

– Mouais… Et les vivants, eux, ne nous… perçoivent pas ?

– Tu fais des progrès, tes questions s’affinent. Non, les vi­vants ne nous perçoivent pas. A deux exceptions près, tout de même : les médiums, et les fantômes.

– Les médiums et les fantômes ? Mais je ne crois ni aux médiums, ni aux fantômes !

– Et ben t’as tort. Branche-toi bonhomme, j’explique. Les vivants ne nous perçoivent pas parce que leur corps agit comme une sorte de membrane semi-perméable, qui laisse passer notre esprit vers le leur, mais interdit la réciproque. Les médiums sont des êtres humains dotés d’une amusante particularité. Ils sont capables, pendant de brefs instants, et au prix d’un effort de concentration extrême, de s’affranchir de la matière corporelle. C’est comme s’ils pouvaient déchirer la fameuse membrane. Tu me suis ? Pendant qu’ils réussissent à mobiliser suffisamment d’énergie pour garder ouvert le passage, ils peuvent nous ressentir, et, pour les plus doués d’entre eux, communiquer avec tous les esprits encore en phase un ou deux. La consigne, dans ce cas de figure, c’est de la fermer et de disparaître.

– C’est nul. Pourquoi ne pas en profiter pour dialoguer, par leur intermédiaire, avec les vivants, et leur dire comment ça se passe ici ?

– Ca pépère, c’est pour nous protéger du risque de fantô­misation. C’est une règle essentielle, et tu es prié de l’appliquer et de ne pas commencer à foutre la merde, compris ?

– Et ho, mollo la nénette ! tu me parles sur un autre ton, sinon je te donne la fessée de ta vie.

– T’es pas encore au point, question vocabulaire. Mais je te présente tout de même mes excuses les plus…angéliques.

– J’accepte les excuses. Reprenons. Tu en étais aux fan­tômes.

– Ouais, bon. Les fantômes sont, au départ, des esprits comme toi et moi. Seulement, au lieu de profiter du moment de latence, qui nous est offert à tous, pour se séparer en douceur de leur passé, ils s’y accrochent. Quelque chose les retient, soit une peine infinie, soit un désir de vengeance, soit un incroyable amour. Ils finissent par intervenir dans l’histoire des vivants, et restent coincés dans une sorte de sous-phase un, ce qui les empêche de se préparer au passage. On dit qu’ils ne se dégagent pas.

– C’est quoi, exactement, le passage ?

– Stop, pépère, t’en as eu assez pour aujourd’hui. On rem­balle et on rentre.

– Jeannou, tu me les broutes !

– Arrête de rêver, mon bonhomme. D’ailleurs tu n’en as plus.

– Comment ça, je n’en ai plus ?

– On ne t’a jamais appris que les anges n’ont pas de sexe°?

– Mais je ne suis pas un ange, merde !

– Qu’est-ce que ça change ?

– Rien, sans doute, mais j’ai du mal à m’y faire. Les yeux, passe encore, mais les … C’est que j’y tenais, moi, à ces petites choses là !

– Pfuitt. Pour ce que tu savais t’en servir !

– Attends, j’ai mal entendu là !

– Avoue, mon cher petit Jonathan, que tu étais plutôt empoté avec les filles, pour autant que je me souvienne. C’est moi qui me suis tapé tout le boulot. Tu n’osais même pas m’embrasser, au début.

– D’abord, je n’étais pas empoté avec LES filles. J’étais juste un peu coincé avec toi. Ceux qui t’ont connue à l’époque m’accorderont de larges circonstances atténuantes. Découvrir les joies de la chair dans tes bras relevait plus du parcours du combattant que d’une partie de plaisir !

– Donc j’étais bien la première !

– Ben oui, pourquoi ?

– Parce qu’à l’époque, monsieur soutenait le contraire, et prétendait avoir une liaison avec je ne sais quelle pimbêche parisienne beaucoup plus âgée…

– Ah, c’est vrai, j’oubliais Magali.

– Magali, c’est ça. Elle existait donc vraiment !

– Oui. Mais je peux te l’avouer maintenant, elle ne m’a ja­mais regardé. C’était la grande soeur d’un copain de pension.

– C’est bien ce que je pensais… Tout dans la frime !

– Dis-moi, Jeannou, tu le fais juste pour m’embêter, ou tu es naturellement peau de vache ? Cette histoire est vieille de plus de dix ans. Tu ne crois pas qu’il y a prescription ?

– Dix ans ! Mon Dieu que le temps passe vite, ici. En fait, ça doit même faire plus que ça. Il doit bien y avoir deux ou trois ans que tu nous as rejoints.

– Trois ans ! Tu es folle, c’était hier.

– Ca aussi, tu l’apprendras mon bonhomme. Le temps est devenu une dimension drôlement élastique, pour nous. Ce qui n’a, je te l’accorde, strictement aucune importance.

– C’est comme pour le reste, je veux bien te croire pour l’instant. Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne les femmes, je t’assure que je me suis largement rattrapé depuis le temps. Les petites canadiennes étaient folles de leur joli frenchie.

– Parce que c’est au Canada que tu gîtais !

– Et oui ! Il faut croire que les filles du vieux continent ne me suffisaient plus.

– Non mais écoutez-moi ça. T’es incroyable comme mec. Je n’aurais jamais pensé que tu pourrais devenir aussi vantard. T’es une sorte de champion, dans le genre ! je n’ai pas encore exploré d’esprit aussi vaniteux !

– Donc, nous ne sommes pas seuls !

– Ca y est, il remet ça.

– Que veux-tu ? Comme tout breton qui se respecte, j’ai de la suite dans les idées.

– D’accord, je vais essayer de t’expliquer ça.

– Et le stade un, et le stade deux ?

– Ouais, les stades aussi.

– Et le passage ?

– Ben voyons, la totale du premier coup ! Après tout, il n’est pas interdit d’essayer. Mais je préfère te prévenir tout de suite, tu vas être déçu. Nous sommes seuls, tout les deux. Ou plus exactement, nous sommes momentanément isolés. Je dirais même, pour être encore plus exacte, que tu es isolé. Moi, je peux me balader et rencontrer les autres.

– Ma petite Jeannou, je suis prêt à mobiliser l’intégralité de ma vaste intelligence pour essayer de te comprendre. Encore faudrait-il que tu commences par le commencement.

– Tu as raison. Je reprends au début. Après notre mort, et la séparation entre le corps et l’esprit, nous passons par trois phases. La première, celle que tu connais en ce moment, c’est la phase de désensibilisation, ou de dégagement. Pendant cette période, le nouvel arrivant est isolé des autres esprits, et n’a de contact qu’avec son mentor.

– Donc, tu es mon mentor.

– Ben oui, pourquoi ?

– Je trouve le terme assez peu en rapport avec ce que tu représentes pour moi, mais passons. Au fait, pourquoi toi ?

– Je ne sais pas au juste. Je suppose que le mentor est choisi parmi les gens que le nouvel arrivant a connus et aimés au moins un peu, afin d’atténuer la violence du choc. D’un autre côté, il faut également que le mentor soit toujours en phase deux, ce qui limite forcément le choix.

– Et pourquoi faut-il que le mentor soit toujours en phase deux ?

– Minute papillon. Si tu continues à vouloir mettre la charrue avant les boeufs, tu n’arriveras jamais à tracer ton sillon, mon bonhomme !

– Jolie métaphore agricole, je reconnais bien là la petite bouseuse que tu fus.

– La bouseuse, elle t’emmerde, bourgeois de mes fesses!

– OK, OK, milexcuses miss. Tiens, j’ai une autre question.

– Ah ouais ?

– Allez, Jeannou, arrête de bouder, c’était une blague. Dis-moi plutôt qui choisit.

– Qui choisit quoi ?

– Ben, le mentor !

– Ca, c’est vraiment trop compliqué pour l’instant. Disons que si tu crois en Dieu, c’est Dieu.

– Et sinon ?

– Tu commences à me gonfler sérieux, Jonathan. Sinon, tu l’appelles l’Être suprême, la Grande Conscience Universelle, ou le grand Mamamouchi, ou tout autre nom qui passera par ta sale caboche d’enfant gâté, et tu me laisses poursuivre, sans quoi je te plante là et je retourne en phase deux !

– Vos désirs sont des ordres, Princesse de ma nuit éter­nelle, et je me prosterne en pensée pour baiser l’esprit de vos pieds.

– Ils en ont plus que toi, de l’esprit ! Bon, je fais une der­nière tentative. La phase un est donc destinée à préparer le nouvel arrivant à abandonner sa vie terrestre.

– Parce qu’il a le choix, le nouvel arrivant ?

– Non bien sûr. Quoique !

– Arrête, s’il te plaît, de parler par énigmes, ça devient fati­gant.

– Tu n’as qu’à ne pas m’interrompre tout le temps !

– OK, OK, je la ferme.

– Je ne sais même plus où j’en étais !

– « La phase un est donc destinée à préparer le nouvel arrivant à abandonner sa vie terrestre. » Je cite.

– Ah oui. Bon. Pendant cette période, le nouvel arrivant a la faculté de se promener où bon lui semble sur terre. Il peut donc revoir les êtres qu’il a aimés, ou détestés, s’il est maso, autant qu’il le désire. Il reste en revanche isolé des autres âmes jusqu’à ce qu’il ait définitivement admis qu’il ne fait plus partie du monde des vivants, et qu’il décide de lui-même de ne plus s’y intéresser. On dit alors qu’il est dégagé. Il n’y a qu’un danger, lors de cette phase, c’est la fantômisation. Je t’en ai déjà touché un mot. Les fantômes sont des âmes qui n’arrivent pas à franchir le pas, tant leur peine, leur douleur, leur haine, ou parfois leur amour est grand. Ils ne sont pas très nombreux, en fait, car la plupart du temps la curiosité de l’âme humaine l’emporte vite sur les regrets. Mais il y en a quand même quelques uns.

– Et, c’est un état … définitif ?

– Ca dépend. On peut dire, schématiquement, qu’il y a deux sortes de fantômes. Les temporaires, et les définitifs. Les temporaires, ce sont des contemplatifs. Ils restent bloqués devant le spectacle de la vie sur terre comme un vieux vicieux au trou d’une serrure. En général, ils épient une personne, un être cher, ou au contraire un ennemi, jusqu’à ce qu’elle aussi arrive à mourir. Alors, ils semblent sortir d’un rêve, et reprennent le cours normal de leur dégagement. Tiens, j’ai même vu le cas d’une mère, morte en mettant au monde un bébé. Elle l’a attendu en phase un pendant quatre-vingt-seize années terrestres. Quand il est mort, elle a repris sa désensibilisation, et a fini par le retrouver en phase deux. Le plus drôle, c’est que lui l’a reconnue tout de suite. C’était émouvant, tu ne peux pas savoir…

– Ah les nénettes, vous êtes incroyables ! Parle-moi plutôt des définitifs, au lieu de t’attendrir bêtement.

– D’abord, ce n’est pas bête de s’attendrir un peu. Et puis, tu veux brûler les étapes. Je ne t’ai pas tout dit sur les temporaires.

– Ah bon ?

– Jonathan, je te croyais plus malin que ça. Essaie de relier un peu les éléments que je t’ai déjà donnés jusqu’à présent, et trouve ce qui manque, ou j’arrête la leçon.

– Tu es vraiment une petite peste, Jeannou. Tu es résolu­ment et définitivement restée la sale mioche de seize ans qui me faisait passer par tous ses caprices.

– Et gnâgnâgnâ, et gnâgnâgnâ ! Bon, tu te décides, ou on dort ici.

– D’accord, je vais essayer. Tes fantômes temporaires restent donc bloqués en phase un jusqu’à ce qu’une autre per­sonne meure, quel que soit le temps qu’il faut attendre, après quoi tout redevient normal. Attends, je crois que je commence à comprendre. S’ils restent en phase un, ils sont inaccessibles au commun des mortels, et ne présentent donc aucune des carac­téristiques dont on affuble d’ordinaire les fantômes !

– Chapeau ! je ne pensais pas que tu trouverais aussi rapidement. Tu as tout à fait raison. Ce qui en fait des fantômes, c’est qu’ils ne peuvent s’empêcher de répondre dès qu’un médium cherche à contacter des âmes, consciemment ou pas.

– Comment ça, consciemment ou pas ?

– Aïe, aïe, aïe, ça va devenir compliqué de garder le fil ! Disons pour simplifier qu’il y a deux catégories de médiums. Ceux qui connaissent leur pouvoir, en usent et en abusent, et ceux qui l’ignorent, mais qui, sous le coup d’une forte émotion, deviennent suffisamment réceptifs pour ressentir la présence d’esprits. Quand un fantôme temporaire rencontre l’esprit d’une de ces personnes, il peut chercher à communiquer avec elle. Et s’il y parvient, alors il devient un fantôme.

– Si je comprends bien, c’est le fait d’intervenir dans l’uni­vers des vivants qui génère l’état de fantôme temporaire.

– Si tu veux, oui. En fait, tout esprit qui intervient dans le monde des vivants devient un fantôme, et c’est la forme de l’in­tervention, et sa gravité, qui détermine si cet état sera tempo­raire ou définitif.

– Et quelle est l’échelle des péchés ?

– Ne plaisante pas avec ça, Jonathan. C’est sérieux. En gros, tant que l’esprit en question se contente de quelques si­gnes à destination de personnes ayant des qualités médiumni­ques, il reste un fantôme temporaire. Dès qu’il décide d’aller au-delà, et d’apparaître à n’importe qui, il devient fantôme définitif.

– Comme dans les châteaux hantés !

– Ca n’est vraiment pas drôle, je t’assure. Ce sont de pau­vres esprits qui errent aux confins des deux mondes, sans plus appartenir à aucun d’entre eux.

– Pourtant, dans toute histoire de fantôme qui se respecte, la délivrance est toujours possible.

– C’est du roman, mon pauvre vieux.

– Mais qui décide qu’ils ne pourront jamais s’en sortir ? Toujours ton grand Mamamouchi ?

– Non, Jonathan, chaque esprit décide lui-même de son destin. Ici, personne ne condamne personne, surtout pas à per­pétuité.

– Alors, pourquoi ne s’en sortent-ils pas ?

– Parce que pour s’en sortir, il faudrait qu’ils trouvent la paix. Mais ils éprouvent une telle attirance morbide pour leur souffrance que la partie est en général perdue d’avance, et ce d’autant plus que nous ne pouvons pas leur venir en aide.

– Et pourquoi ?

– Ce qui différencie pour l’essentiel un temporaire d’un dé­finitif, c’est que le temporaire reste en phase un, et que son mentor, qui reste lui bloqué en phase deux pendant la même durée, peut essayer de le réconforter, et même parfois de le raisonner. Si le temporaire franchit la barrière, il quitte la phase un et se retrouve entre les deux mondes. Son mentor ne peut plus, alors, avoir de contact avec lui. Son seul recours, c’est de trouver un humain compatissant, qui réussisse à le renvoyer vers le droit chemin. Ce n’est pas impossible, remarque, mais c’est rarissime.

– Et bien c’est gai. Heureusement que je ne laisse derrière moi personne à aimer ou à haïr assez pour risquer un tel drame. Ca fait froid dans le dos, ton histoire.

– Jonathan, tu es désespérant. Tu n’as pas froid, et tu n’as plus de dos non plus. Vu ?

– Eh, stop, princesse. J’ai parfaitement imprimé cette partie du discours. Accepte néanmoins que j’use encore de ce qu’il est convenu d’appeler des expressions populaires !

– Comme « ferme ta boite à camembert », par exemple ?

– Si tu veux, encore qu’elle ne soit pas de la dernière mode!

– Ce qui signifie ?

– Rien, après tout, à l’impossible, nul n’est tenu. Pour une gamine des années quatre-vingts, paumée au fin fond des Côtes d’Armor, c’est même très bien !

– Arrête de te foutre de moi ! Et d’abord, c’est quoi, les Côtes d’Armor ?

– Comment, tu ne sais même pas ça ! Mais on ne vous ap­prend rien ici. C’est le nouveau nom des Côtes du Nord pardi ! Ils ont décidé d’en changer pour avoir moins froid.

– Très drôle ! Et qu’est-ce que j’aurais du dire pour être à la page ?

– Ben, par exemple, si on se fonde sur le niveau de com­munication prôné par le Président de la République française, on ne dit plus « à la page », mais « chébran », et « ferme ta boîte à camembert » devient « nique ta mère ».

– C’est élégant !

– Je te l’accorde. Mais poursuis plutôt tes explications, el­les m’intéressent.

– Bon. A l’issue de la phase un, si tu as évité le piège de la fantômisation, tu passes en phase, deux, ce qui est mon statut actuel.

– Raconté comme ça, on jurerait un jeu d’arcade : « Sonic à la conquête du paradis »…

– Un jeu de quoi?

– Un jeu d’arcade. Bon ça va, laisse tomber.

– Qui c’est, « Sonic » ?

– Ecoute, si je te dis que c’est une sorte de porc-épic extraterrestre qui devient redoutable dès qu’il se met en boule, et que son meilleur copain est un renard qui se sert de sa queue comme un rotor d’hélicoptère, tu vas me prendre pour un débile, non ?

– Si !

– Alors, j’ai rien dit.

– En fait, ce que je trouve débile, c’est le niveau des diver­tissements pratiqués aujourd’hui par les garçons de vingt-six ans. De mon temps…

– Et ben quoi, de ton temps ? On se tapait des flippers et des baby-foot de ton temps. Je le sais, j’y étais aussi.

– Attends un peu, bonhomme. Toi tu te tapais des flips et des babys, OK, mais tu n’avais que seize ans. Les mecs de vingt-six, à l’époque, avaient mieux à faire.

– Quoi, par exemple ?

– Par exemple, ils faisaient la cour aux jeunes filles de seize ans, dont les camarades du même âge jouaient au baby-foot, qui, comme son nom l’indique, est destiné à un public pré pubertaire, pour ne pas dire coucheculotté.

– C’est reparti pour un tour. Dis, tu vas me bassiner long­temps, avec mes prouesses amoureuses de l’époque ? Ca t’a donc tellement traumatisé ?

– Disons que j’avais le béguin, et que ça semblait t’ennuyer plutôt qu’autre chose.

– Mais pas du tout, pas du tout ! Seulement, j’étais gêné pour mes copains qui n’avaient pas de cavalières, voilà.

– Ben voyons ! En attendant, je suis morte sans connaître autre chose qu’un petit flirt à la sauvette.

– Attends un peu là. Je demande un temps mort. Tu ne se­rais pas en train de me dire que je suis le seul à t’avoir…

– Baisée ? Si mon bonhomme !

– Ah ouais, et les fameux mecs de vingt-six ans qui fai­saient la cour aux jeunes filles de seize ans etc., etc. ?

– C’est toi que j’aimais, pauvre pomme !

– Excuse-moi Jeannou, si c’est possible. Je n’avais pas compris. Tu me plaisais beaucoup, et j’étais bien avec toi, mais tu me faisais un peu peur, aussi. Et puis personne ne pouvait deviner ce qui allait t’arriver.

– Ben non. Comme on dit, c’est la vie !

– Je suis vraiment désolé.

– Laisse tomber, le passé, c’est le passé. Si tu continues, tu vas me faire régresser, et je vais redoubler ma phase un.

– C’est possible, ça ?

– J’en sais rien. Bon, je continue. Durant la phase deux, ayant fini de se séparer affectivement de ses souvenirs terres­tres, l’âme en transit va commencer à prendre conscience de l’universalité de l’esprit, et entrer peu à peu dans ce grand ré­servoir de souvenirs et de sensations qui constitue l’inconscient collectif de l’humanité.

– Le quoi ?

– Et merde ! T’as jamais rien lu là-dessus ?

– A vrai dire, jusqu’à ces derniers temps, je me suis senti assez peu concerné par tout ce qui touche à la mort.

– Mais l’inconscient collectif ne concerne pas seulement la mort, Jonathan. C’est une sorte de mémoire vivante de l’histoire de l’humanité. Tout être humain porte, à sa naissance, l’intégralité des vies des êtres humains morts au plus profond de son être. Comme par exemple le souvenir du meurtre du père, qui constitue le fondement psychanalytique du péché originel. Freud, et ses successeurs, ont commencé à expliquer tout ça.

– Freud n’a pas écrit mes livres de chevet.

– Voilà qui ne m’étonne pas. Je t’imagine plutôt en compa­gnie de James Hadley Chase, ou de Gérard de Villiers.

– Non plus. Mais nous parlerons de littérature une autre fois. Continue.

– S’il te plaît.

– Pardon ?

– Continue s’il te plaît. Il faudrait voir à ne pas confondre mentor et bonniche !

– Tu as parfaitement raison. Je méaculpe donc, et te prie de bien vouloir, s’il te plaît, poursuivre ton récit.

– Je vais essayer. Tu as parfaitement compris que nous communiquions sans problème directement d’un esprit à l’autre.

– Oui, ça, j’ai saisi.

– En phase deux, le phénomène s’intensifie. Nous n’avons plus d’effort à faire, ni même à prendre la décision de nous « brancher » sur tel ou tel. La communication entre tous les mem­bres de la phase deux est immédiate, et, peu à peu, tout au long de notre cheminement dans cette phase, nous nous fondons dans une sorte de conscience commune. Nous conservons encore notre personnalité, mais elle devient de moins en moins importante. C’est à ce moment là que nous accomplissons notre mission de mentor. Pour la réussir en effet, il faut que nous possédions la compréhension du système tout entier, tout en ayant conservé la personnalité que connaissait le nouvel arrivant. Si nous attendions trop longtemps, jusqu’à la fin de la phase, par exemple, notre personnalité se serait tellement amoindrie que l’âme à guider ne pourrait la reconnaître.

– Donc, en gros, quand tu auras fini de t’occuper de moi, tu cesseras d’être toi.

– Et je crois que je l’aurai sacrément mérité ! En fait, ce n’est pas tout à fait exact. Je continuerai encore d’être moi, mais je serai aussi tous les autres en même temps. Ce n’est pas une phase d’appauvrissement, c’est au contraire un extraordinaire enrichissement.

– Mais tu perdras quand même ta personnalité !

– Non ! Sans cesser d’être moi, je perdrai la conscience de n’être que moi. Je n’individualiserai plus mes souvenirs, ils feront partie de la masse commune dont je profiterai intégralement. Jusque là, je garde la possibilité de t’accompagner sur terre, et de voir le monde des vivants avec toi. Après, quand la fusion sera achevée, ça me deviendra impossible.

– Oh, dur dur !

– Non, pourquoi ?

– C’est génial de pouvoir se balader dans le monde.

– Pour toi, c’est à dire pour l’instant, c’est génial. Mais la fusion est autrement passionnante. Tu ne peux pas encore le comprendre, mais je te promets que, quand tu commenceras à la vivre, tu ne regretteras rien.

– Admettons, une fois encore, et poursuivons notre éduca­tion post-mortem.

– Quand la fusion est intégrale, tu passes insensiblement en phase trois.

– Insensiblement ?

– Oui. Entre les deux premiers stades, il y a une rupture. Tu perds certaines facultés, mais tu en acquiers d’autres. Entre le deuxième et le troisième, il n’y a pas de rupture de ce genre. C’est un peu comme un arbre, qui vit au rythme des saisons. Il est en pleine forme, au coeur de l’été, puis, tout doucement, ses feuilles jaunissent, et il les perd. Il passe tout doucement de l’été à l’automne, puis à l’hiver. L’arbre, pourtant, n’a aucune notion de calendrier. Il ne sait pas ce que représente le vingt et un septembre, ou le vingt-deux décembre. Le changement se fait dans la continuité, sans rupture. Pour nous, c’est la même chose. A partir de l’instant où nous ne pouvons plus déterminer ce qui, dans nos souvenirs, a été vécu par le corps qui nous était affecté, ou par un autre corps, alors, nous sommes en phase trois.

– Je ne suis pas sûr de tout comprendre.

– C’est normal, bonhomme. Tu voudrais tout savoir tout de suite. Les choses évoluent lentement, et nous paraissent normales au fur et à mesure qu’elles se produisent. Un moment donné, tu seras toi aussi la conscience universelle, enrichie de ton apport personnel. Mais tu ne sauras plus si ta vie a été vécue par toi ou par un autre, ce qui n’aura, à tes yeux, aucune importance. Tu seras prêt pour le passage.

– Nous y voilà.

– Ouais, nous y voilà, comme tu dis.

– Et, ça consiste en quoi, ce fameux passage ?

– C’est le retour sur terre.

– Le quoi ?

– Et oui, mon bonhomme, le retour sur terre.

– Tu veux dire la réincarnation, la métempsycose et tout ce genre de truc ? Ca existe vraiment ?

– Ben oui.

– Eh ho ! C’est un peu court, jeune homme, et vous pourriez me dire bien d’autres choses en somme…

– Monsieur a des lettres !

– Monsieur pense qu’il mérite quelques explications com­plémentaires !

– J’avais compris. Et j’acquiesce. Monsieur mérite quelques explications en effet. Le tout, c’est de trouver lesquelles. Prenons une image.

– Ca tombe bien, j’adore les images.

– Notre âme, ou notre esprit, si tu préfères, est comme une goutte d’eau, qui se charge de différents éléments au cours de notre vie. Ces éléments peuvent être positifs, et constituent alors des acquis, à la dimension de l’humanité. Ils peuvent également être négatifs, et nous polluer. La phase un supprime la pollution. La phase deux permet l’intégration progressive de nos acquis par d’autres gouttes d’eau, qui connaissent la même transformation au même moment. Cette transformation terminée, toutes les gouttes d’eau sont redevenues de même nature, et sont par conséquent miscibles entre elles. Elles disparaissent alors en tant qu’individualité au sein d’un nuage qui constitue la conscience universelle de notre monde. Le passage, c’est une averse qui renvoie sur terre le nuage sous forme de nouvelles gouttes d’eau, riches des acquis des gouttes précédentes sans pour autant être aucune d’entre elles, et dotées d’un pouvoir d’acquisition tout neuf.

– Ces gouttes, si j’ai bien compris, ce sont les âmes des nouveau-nés.

– Tu l’as dit, bouffi !

– OK. C’est assez pour aujourd’hui.

– Fatigué, déjà ?

– Non, mademoiselle, pas fatigué ! Abasourdi, déconte­nancé, ému, bouleversé, chamboulé, retourné, incrédule, rincé, vidé, secoué, j’en passe et des meilleures, mais pas fatigué.

– Je te comprends Jonathan. Moi aussi, ça m’a fait un drôle d’effet.

– Et les religions, les prophètes, Jésus-Christ, Mahomet, bouddha, les miracles ?

– Je croyais que ça suffisait pour l’instant !

– T’as raison. Je débranche et je vais me coucher.

– Ah ! Ah ! Ah ! Toujours le mot pour rire !

 

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