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Les carnets de Jonathan – épisode 1

J’ai, cachés dans de vieux dossiers de mon ordinateurs, quelques romans qui n’ont pas eu l’heur de plaire aux éditeurs, en leur temps. A cette époque là, l’édition à la demande n’existait pas. La nuit dernière, je me suis dit, comme ça, que je pourrais les transformer en feuilletons, comme ça se faisait jadis. Et je vous propose de commencer par celui-ci : « les carnets de Jonathan »

 

CHAPITRE 1

Départ

Noir, froid, silence. Voici qui résume assez précisément mon environnement. Sensation étrange de n’être rien, ni personne, de ne venir de nulle part, de n’être nulle part, de n’aller nulle part. Je ne suis qu’un non-élément. J’appartiens au vide qui m’entoure. Je suis le vide. Je ne sens rien. Aucun contact physique avec une quelconque matière. Je flotte, immobile, au sein d’un rien absolu. Pas d’odeur, pas de bruit, aucune sensation à l’exception de ce froid qui ne m’agresse même pas. Je souhaiterais juste avoir un peu plus chaud, c’est tout. Il faudrait que je bouge, mais je n’y tiens pas vraiment. Ce serait trop fatiguant. Mes pensées, peu à peu, se rassemblent et s’ordonnent, jusqu’à constituer une sorte de conscience embryonnaire. J’ai l’impression de me construire. Je ne sais pas où je suis, je ne sais pas pourquoi j’y suis, ni comment j’y suis arrivé. Il doit s’agir d’un rêve, mais je n’ai pas souvenir en avoir jamais fait de semblable. Je commence à éprouver un sentiment désagréable. Je voudrais bouger maintenant, mais, comme je n’y parviens pas, ce sentiment se transforme en inquiétude. Je ne peux pas faire un mouvement. Je ne sais même plus comment on fait. L’inquiétude devient panique.

Il faut que je me réveille. J’ai lu un truc, là-dessus, il y a longtemps. Il paraît qu’en se concentrant très sérieusement, on peut interrompre un rêve, et reprendre pied dans la réalité. Que disait cet article déjà ? Il me semble me souvenir qu’il conseillait de s’appuyer sur des éléments tangibles, irréfutables, et de reconstruire sur ces bases un environnement familier dans lequel le rêve, ou le cauchemar, n’a plus sa place. Commencez par prononcer votre nom, indiquait l’auteur, celui de vos parents, votre date de naissance, remémorez-vous des souvenirs lointains. Reconstruisez-vous, concluait-il, comme vous êtes vraiment, et vous détruirez ainsi le personnage du rêve. C’est étonnant comme cet article me revient clairement en mémoire, alors que j’avais oublié jusqu’à son existence. Après tout, je ne risque rien à essayer. Reprenons calmement par le commencement.

Je m’appelle … Comment est-ce que je m’appelle déjà ? Bon Dieu, son truc, c’est plus facile à lire qu’à faire. J’ai l’impression que mon rêve ne veut pas être détruit. Il résiste, le bougre. Il faut que je me concentre davantage. Il faut que je trouve un élément de départ, une des extrémités du fil pour pouvoir dérouler l’écheveau. Mais sur quoi m’appuyer ? Ça y est, je sais, je suis un homme. J’en suis sûr. Je n’ai pas de moyen de le vérifier, mais je suis absolument formel. Je suis un homme. Un tout jeune homme même. Ça marche! Je commence à débrouiller la pelote.

Je suis un jeune homme et je m’appelle Jonathan. Jona­than Réminiac. J’ai vingt-six ans. Mieux, j’ai vingt-six ans aujourd’hui ! C’est mon anniversaire ! Le voile se déchire peu à peu. Nous avons fêté plusieurs anniversaires lors d’une party monumentale, comme on sait seulement les organiser dans le nouveau monde, là où on n’a jamais peur d’en faire trop. La fiesta a duré plusieurs jours, deux ou trois je crois, et autant de nuits. On a dansé n’importe quoi, on a bu pas mal, certains ont même consommé d’autres cochonneries, c’est inévitable. Je les revois, ces piqués de la narine, en train d’essayer de convaincre les plus jeunes des mômes de partager leur vice, et de devenir ainsi une fraction de chiffre d’affaires. Je me souviens que je leur suis rentré dans le chou. Pensée réconfortante, je ne suis donc pas un salaud intégral. Génial ! Mais je n’ai pas le temps d’approfondir. Ma bibliothèque de souvenirs personnels s’est débloquée, et je n’ai plus moyen de stopper les images qui défilent, comme en Cinémascope. La rixe n’a pas duré longtemps, d’autres personnes, aux contours encore flous, nous ont séparés. Les amateurs de paradis chimiques se sont retirés dans un coin, et ont arrêté, au moins momentanément, la promotion de leur sale petit commerce. Alors nous avons recommencé à nous amuser. Je vois des filles, jolies et pas farouches. Je ne crois pourtant pas être sorti avec aucune d’entre elles, comme si quelque chose, une absente peut-être, m’avait retenu, mais c’est un remugle plus qu’un souvenir. J’ai l’impression, en revanche, d’avoir pas mal bu, lors de cette sauterie : pour suivre le mouvement, par faiblesse, sans doute, mais sans réelle envie. Je n’ai pas l’habitude de boire. Puis je suis parti, avant la fin des réjouissances, presque en douce. Je crois que je n’avais pas vraiment envie de dire au revoir aux gens que je laissais derrière moi. Qu’ils n’étaient que des relations de passage. Je ne me souviens plus de leur nom. Je revois des visages, et j’entends des voix. J’ai de la sympathie pour certains d’entre eux, et une réaction de rejet vis-à-vis des autres, mais sans que ces émotions soient d’une qualité telle qu’elles méritent que l’on s’y arrête. C’est assez difficile à expliquer, mais j’ai comme l’impression qu’en quittant cette grande villa au cours de la fête, je suis descendu d’un train, quelques stations avant le terminus, en laissant derrière moi tous ces gens sans importance. Pourtant, je sais également que le voyage que nous avons fait ensemble a duré un certain temps. C’est un pan de ma vie qui s’efface. Un pan banal, sans éclat. Bah, tant pis !

En quittant la maison, je suis monté dans une petite voiture rouge, un coupé japonais quelconque. Ce n’est pas ma voiture. Jamais je n’aurais pu acheter un truc pareil. Pourtant, j’ai pris le volant, et je suis parti, seul. J’ai rangé le petit engin, moins d’une heure plus tard, sur le parking d’un grand aéroport. J’ai récupéré mes bagages dans la malle arrière. Mon bagage, plutôt, je voyage léger. C’est un grand sac de toile noire, un de ces polochons informes mais pratiquement indestructibles. J’ai glissé les clés dans l’aile arrière. C’était prévu. Mais vraiment, je n’arrive pas à me souvenir à qui peut être cette voiture. Étrange, la façon dont travaille la mémoire. Les détails reviennent en masse, mais il me manque encore l’essentiel.

J’ai pris l’avion. En classe économique. Le voyage fut as­sez long, mais je n’ai pas réussi à dormir. Ce n’est pas de la peur, ou de l’énervement. Il me semble plutôt que je suis mal dans ma peau, que je traîne un fond de cafard sans con­sistance. Drôle d’ambiance pour une soirée d’anniversaire. Car c’est le soir. L’avion a décollé dans la nuit, mais c’est vrai que les nuits d’hiver sont longues à Québec. Nous avons croisé le soleil au dessus de l’océan, avant d’atterrir à Paris, sous une petite pluie froide et hostile. Donc je viens du Canada, et je suis en France. Impression, de nouveau : je ne suis pas canadien. Je reviens en France. Pour qui, pourquoi ? Chaque chose en son temps. Chaque fois que j’essaie de stopper le déroulement du film pour obtenir une précision, j’ai l’impression d’entendre toute la salle me sommer, d’un chuintement sec, de la fermer. Alors je laisse glisser. Je suis à Paris. Tout est organisé. Ou plus exactement, j’ai tout organisé. Voilà encore un élément dont je ressens la réalité. Je suis un être autonome, et j’ai en horreur les gens qui souhaitent s’occuper de mes affaires. Une voiture de location, dont j’ai récupéré les clés auprès d’une hôtesse, charmante au demeurant, m’attend sur le parking. C’est une berline allemande de petite taille, mais avec un gros moteur, comme je les aime. mon personnage se reconstruit peu à peu. Je suis Jonathan Réminiac. Je suis breton. J’habite Québec, ville où je suis officiellement installé pour suivre des études de management. Des études dont je n’ai rien à faire, mais que je réussis quand même, ce qui me permet de les faire financer, ainsi qu’une partie du séjour à l’étranger qu’elles impliquent, par « Sir » Réminiac, mon paternel, homme honnête, droit jusqu’à en être rigide, homme d’affaires efficace qui « fait » dans le conseil en investissements, qui se donne sans compter à ses clients, au détriment de tout le reste. Sans être un vrai nabab, mon père est très à l’aise, mais il n’a pas une minute à lui pour dépenser son pognon. Alors je le pompe sans vergogne, et il lâche d’autant plus facilement ses dollars qu’il doit penser ainsi me payer peu à peu les intérêts dus sur le temps qu’il ne m’a pas consacré depuis la mort de Maman, il y a très très longtemps. Je crois que pour lui, l’argent importe peu, et que, quelque part, il bosse pour oublier que la femme de sa vie n’a eu que le temps de lui devenir indispensable avant de se faire enlever par la Faucheuse, en lui laissant dans les pattes un petit bout d’homme qui ne s’est jamais comporté comme il l’aurait souhaité. Je ne lui en veux pas, à ce cher vieux Papa. Mais nous vivons dans des mondes parallèles, qui comme toutes les parallèles du monde ne peuvent espérer se rejoindre que quelque part du côté de l’infini, vers la fin de l’éternité. D’ici-là, moins on se voit et plus on s’aime. Il nous arrive quand même de réussir à nous parler, par téléphone, quand l’Atlantique nous sépare. Pourtant, allez, je vais vous faire une confidence : je crois que j’évolue un peu, en ce qui le concerne. Plus j’avance dans la vie, et mieux je comprends la façon dont il fonctionne, même si je considère que son système de valeurs n’est plus adapté à notre monde. Je lui pardonne ses absences dans ma vie d’enfant, parce que je commence à comprendre à quel point mon existence lui rendait plus intolérable encore la mort de cette femme qu’il aima passionnément. et je suis en route pour essayer de me faire pardonner à mon tour la rudesse avec laquelle je le traite en retour, depuis l’adolescence. Il ne sait pas que je reviens. Seule Mamie Martinez est dans la confidence, car il a bien fallu que je lui téléphone pour vérifier que mon père passerait effectivement la semaine de Noël au Manoir, et pas à Paris.

Je suis donc en voiture pour rejoindre ce cher vieux en espérant qu’il trouvera la surprise à son goût. Nous sommes le vingt-deux décembre, j’ai eu vingt-six ans la nuit dernière, quelque part au Canada, et je roule comme un malade sur l’autoroute qui me ramène en Bretagne. Je suis crevé. Trois jours de fiesta, six heures d’avion, six cents kilomètres de voiture, c’est avec plaisir que j’arrive enfin à l’embranchement qui marque le début de la dernière partie du voyage. Je pense à la bouteille de champagne de Californie qui dort dans mon sac, et que j’ai achetée spécialement pour faire râler l’amateur de jus de raisin tricolore qu’il est. Ma mémoire fonctionne maintenant presque parfaitement. Presque seulement car je n’en ai toujours pas le contrôle. Mais qu’importe, je sens qu’il n’y en a plus pour longtemps. Je pilote la petite voiture à la limite. Je n’ai jamais supporté les paquebots américains qui font la loi à quatre-vingts kilomètres/heure, là-bas. Ici, je prends mon pied beaucoup plus rapidement. La nuit est tombée, mais il fait un temps sec et froid qui autorise la conduite rapide. je ne suis plus qu’à quelques kilomètres du Manoir, grosse bâtisse du début du siècle qui domine de son opulent mauvais goût l’une des plus belles anses de la côte de granit rose. L’étroite route amorce un nouveau virage, avant de plonger dans un tunnel de verdure. Je rentre un rapport, et j’accélère en cherchant la corde. Verglas. La voiture file tout droit, passe entre deux troncs d’arbres, et plonge dans la prairie en contrebas. Noir intégral. La boucle est bouclée. Je me suis planté. C’est tout. J’ai dû perdre connaissance, et je suis en train de reprendre pied doucement, ce qui explique la lenteur du processus. Bien. Maintenant que je me souviens de tout, il va falloir redémarrer la machine.

Il fait toujours aussi noir. Deux hypothèses : soit je suis aveugle, soit la voiture s’est enfoncée dans un buisson. Je n’ai aucune sensation de douleur, et je suis d’un naturel optimiste. J’opte donc, pour l’instant, pour la seconde possibilité. En revanche, je ne peux toujours pas bouger, et là, j’ai beau me secouer les méninges (c’est une image, bien entendu!) je n’arrive pas à imaginer autre chose qu’une paralysie totale. Notez, elle peut être réversible, ça s’est déjà vu. Je dois avoir pris un coup dans la moelle épinière, qui, comprimée par un gros hématome, me refuse tout service. Je ne suis pas toubib, mais si ça se trouve, ça explique aussi ma cécité apparente. J’ai de plus en plus froid. Il serait vraiment temps que l’on me trouve. Le hic, c’est qu’à cette heure-ci, sur cette petite route de campagne, et en plein hiver qui plus est, je risque d’attendre longtemps. Il vaut mieux que je me prépare à passer la nuit tout seul. Pensée réjouissante s’il en est. Je crois me souvenir qu’en ce qui concerne la colonne vertébrale, il n’y a pas d’urgence. Il faut simplement ne pas bouger et attendre une intervention extérieure. Ce que, de toute façon, je suis condamné à faire. Je vais en profiter pour faire une petite sieste, et récupérer un peu de sommeil en retard. Allez, c’est parti.

C’est toujours la même chose. Vous êtes crevé, vous avez brusquement, par un hasard inespéré, un moment de tranquillité pour piquer un petit somme, et le sommeil se refuse à vous sans rémission. Quoique, s’il est vrai que j’étais très fatigué juste avant l’accident, ce n’est plus le cas maintenant. J’ai dû rester dans le coma un bon moment, ce qui pourrait expliquer mon état de forme actuel. Forme intellectuelle s’entend, car pour ce qui est du physique, il pointe toujours aux abonnés absents. Je commence à m’ennuyer sérieusement, coincé dans cette épave. Et cette nuit qui n’en finit pas. Si le jour au moins se levait, je saurais enfin si je suis aveugle ou non. Mais peut-être est-il déjà levé. Je suis stupide, je ne sais plus du tout ce que je raconte…

Je rêve peut-être, comment savoir ? Mais il me semble que la nuit n’est plus aussi sombre. Le noir se change peu à peu en un gris improbable, laiteux, comme une aube d’hiver un jour de brouillard.

– » Salut ! »

C’est une voix qu’il me semble reconnaître, venue de très loin dans mon passé. La voix d’une fille avec que j’ai bien connue, il y a très longtemps, bien avant le Canada. Elle est à côté de moi, toujours aussi jolie, brune, la bouille pleine de malice.

– » Et bien, tu ne me reconnais pas ? »

C’est sa voix, indéniablement, mais ça ne peut être elle, la petite Jeannette, la fille des fermiers qui exploitaient les terres qui jouxtent le manoir. Elle est morte il y a au moins dix ans, en jouant sur le tracteur de son père. Je la regarde attentivement. C’est son sourire, pourtant, et son regard espiègle. Bêtement, je ne me rends compte que maintenant que je vois. Et que je peux bouger, puisque je me suis tourné vers elle.

– » Alors, ça y est, ça revient ?

– C’est toi, Jeannette ?

– Ben oui, qui veux-tu que ce soit ? »

Dieu, qu’elle m’en a fait voir, cette fille. Son imagination débordante inventait sans cesse de nouveaux jeux, dont j’étais la victime consentante. Je me souviens qu’après avoir étudié « La gloire de mon père » de Pagnol, il lui était venu à l’idée que nous pourrions revivre certaines scènes du bouquin, celles, notamment, où la petite fille faisait déguster un tas d’insectes peu ragoûtants au jeune héros. Et j’ai dévoré ma dose de cafards, pour ses beaux yeux. Bon Dieu, j’avais oublié tout ça. C’est comme si sa mort avait effacé tous nos souvenirs communs, ceux des cafards, comme ceux des jeux plus tendres, et bien moins innocents, qu’elle avait inventés lors de notre dernier été. Et voilà que tout revient. C’est insensé. Je dois être plus atteint que je ne l’espérais, ou alors je rêve encore.

– » Mais enfin, Jeannette, tu es morte !

– Exact, et alors, ça te pose un problème ?

– C’est donc ça, je rêve.

– Non non !

– Comment ça, non non ?

– Non non, tu ne rêves pas.

– Écoute, je viens d’avoir un accident de voiture, sans doute assez sérieux, et j’attends du secours d’une minute à l’autre, alors, s’il te plaît, tu me lâches, et tu me laisses attendre en paix !

– T’es pas croyable, comme mec. Il y a quelques minutes à peine, tu t’ennuyais. J’arrive pour te tenir compagnie, bonne pomme, et tu me vires aussi sec. On m’avait dit que ce ne serait pas facile, mais là, c’est le bouquet.

– Mais tu es morte !

– Tu l’as déjà dit.

– Donc je ne peux pas te voir !

– Ah, mais tu ne me vois pas. Tu crois me voir, c’est diffé­rent.

– C’est bien ce que je disais, je rêve.

– T’es bouché à l’émeri, mon pauvre bonhomme. Je te l’ai déjà dis, tu ne rêves pas.

– Je ne comprends plus rien.

– C’est normal, c’est une situation nouvelle pour toi. Et je suis là pour te l’expliquer et t’aider. Je suis ton guide, quoi. »

Il fait parfaitement clair, maintenant, mais je ne distingue rien autour de la voiture. Jeannette est assise à la place du mort, et me regarde toujours avec un fond de moquerie dans l’œil. J’ai vraiment l’impression qu’elle se prépare de nouveau à me faire manger des cafards.

– » Dis voir, Jeannou, comment as-tu fait pour rentrer dans la voiture ?

– Je ne suis pas dans la voiture mon pauvre vieux. Tu es vraiment étanche. Tiens, par exemple, décris moi !

– Pardon !

– Ben oui, dis moi comment tu me vois.

– Je te vois comme tu es, une gamine de seize ans, les cheveux nattés, habillée plutôt baba cool.

– Et bien ça, c’est l’image que tu t’es fabriquée de moi en extrapolant tes souvenirs, et en y glissant une pincée de tes désirs à mon sujet.

– Je suis peut-être étanche, mais toi, tu es opaque !

– Tu l’as pourtant dit toi même tout à l’heure, je suis morte, il y a dix ans de ça. Je venais de fêter mes seize ans Je ne peux donc exister sous cette forme que dans le souvenir des gens qui m’ont connue ainsi.

– Essayerais-tu de me faire croire que tu es un fantôme ?

– Grands Dieux surtout pas. Les fantômes c’est l’horreur. Non, je veux essayer de te faire comprendre avec ménagements que tu es passé de l’autre côté du miroir.

– Arrête tes conneries, s’il te plaît, je ne suis pas d’humeur à plaisanter.

– Mais je ne plaisante pas ! Admets-le une fois pour toutes, tu es mort, aussi mort que je le suis moi !

– Ben voyons, et tu peux me le prouver ?

– Je n’en sais rien. Ça dépend de ta capacité à admettre l’inéluctable. Tiens, dis moi où nous sommes.

– Toi, je ne sais pas, mais moi je suis dans une épave de voiture, quelque part sur le bas-côté d’une petite route de Bretagne.

– Eh ben non !

– Eh ben si !

– Ah ouais ?

– Ouais !

– Alors, regarde en bas !

– Je te demande pardon ?

– Y’a pas de mal, regarde en bas, juste au dessous de nous.

– Si ça t’amuse. Et je suis censé voir qu… Nom de Dieu !

– Eh, fais gaffe, Il n’est pas loin et ça Il n’aime pas.

– Mais où sommes-nous ?

– Quelque part dans l’éther, mon petit père.

– Et ce truc, en bas …

– Et oui, c’est ta voiture, ou plutôt ce qu’il en reste.

– Dis donc, c’est pas joli joli.

– C’est le moins que l’on puisse dire. C’était quoi, avant que tu ne joues à l’acrobate ?

– Une jolie voiture allemande toute neuve ! J’avoue hum­blement que si c’est vraiment tout ce qui reste de la voiture dans laquelle j’ai pris la route à Paris, je ne dois pas être beau à voir.

– En ce qui concerne ce que nous appelons ici ton enve­loppe charnelle, je pense en effet que même pour les greffes d’organes, c’est râpé. Ta mort n’aura servi à rien mon pauvre vieux !

– Eh mollo, la môme. J’ai pas encore dis que je te croyais. C’est peut-être encore un de tes tours à la mords-moi-le-noeud.

– Ah qu’en termes galants ces choses-là sont dites. Dis donc pépère, je t’ai connu plus déférent à mon égard, il y a quelques années. Tu sais que tu es plus têtu qu’un Breton.

– Je suis breton !

– O.K. On va attendre ici. Après tout, pour nous, le temps n’a plus d’importance.

– Et on attend quoi, Miss « tu m’les casses » ?

– Écoute Jonathan, nous allons avoir à passer un bail en­semble, avant que tu ne sois capable de te débrouiller tout seul. Alors s’il te plaît, tu arrêtes avec tes surnoms stupides !

– Bon, d’accord, j’arrête. Jeannou, ça ira ?

– Ça fait longtemps qu’on ne m’a pas appelée comme ça. En fait, il n’y a que toi à l’avoir fait, autrefois. Ça me va.

– Bien, maintenant que l’armistice est signé, on attend quoi ?

– On attend les secours.

– Ça va être long ?

– C’est comme tu veux. Ici, le temps s’écoule à la vitesse qui nous convient. Une seconde, une année, quelle importance. Tu t’en rendras vite compte, toute unité de temps est dérisoire, comparée à l’éternité.

– Si c’est comme ça, je préférerais que ça aille vite. C’est pas que je m’ennuie avec toi, mais j’aimerais être fixé, sans vouloir te commander.

– D’accord m’sieur, tes désirs sont des ordres, pour l’ins­tant. Tiens regarde, voilà le SAMU. Allez viens, on va les voir de plus près. »

Nous descendons doucement vers la route. Sensation étrange d’immatérialité. En bas, le grand cirque a commencé. D’abord, ils extraient l’épave de mon petit bolide de l’amoncellement d’arbres arrachés dans lequel je me suis encastré, à l’aide d’un camion-grue. Puis les pompiers attaquent l’épave en utilisant de grosses cisailles hydrauliques, un peu comme s’ils ouvraient une très grosse boîte de conserve. Une boîte de tripes, pour être précis. Si vraiment c’est moi qu’ils extirpent de l’épave, il serait en effet illusoire de parler d’autre chose que de mes restes. Ils vont avoir du boulot, les embaumeurs, pour me rendre présentable. Et s’il y avait eu doute, les dialogues sont là pour lever toute ambiguïté.

– » Le pauvre gars, il n’y a plus rien à faire.

– Qui c’est ?

– Ah, ça, pour le savoir, il vaudrait mieux retrouver ses pa­piers. J’ai rarement vu un cadavre dans cet état. Et pourtant…

– C’est la ceinture qui a cassé. Faut dire qu’à voir la voiture, il ne devait pas traîner.

– C’est quoi, comme voiture ?

– Ben, pour elle aussi, je préférerais qu’on trouve les papiers, avant de me prononcer. »

Bon, ça suffit. Je n’arrive plus à croire qu’il puisse s’agir d’un rêve. Je suis mort. Ça ne fait pas mal, finalement. Et je n’ai même plus froid. Jeannou me tend la main, et nous quittons le lieu de mon accident.

 

La suite, vendredi prochain, si vous êtes sages !

 

2 réflexions sur “Les carnets de Jonathan – épisode 1”

  1. J‘aime ! Toujours ce ton narquois et précis, ces références littéraires dont je perds certainement une partie pour des raisons évidentes de paresse intellectuelle. J‘en reprendrai autant qu‘il y aura!

    1. Merci Martine. Je me suis permis d’ajouter ton adresse mail à la liste de diffusion. Tu sera ainsi informée des nouveaux épisodes. J’ai posté le chapitre 3 ce matin.
      Amitiés
      Pierre-Yves

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